Citations de Dolores Prato (24)
Nous commençons à être avec le premier souvenir que nous rangeons dans notre magasin.
"Alors que la double clôture de mon existence monacale et du refoulement de mon tempérament jugulait ma vie, cette lettre m'ouvrait tout grand un espace aussi vaste que l'océan et me poussait dehors."
J'ai appris par sainte Thérèse qui dit : Que rien ne te trouble, que rien ne t'angoisse, tout passe.
Nous, les humains, sommes enclos entre la beauté de la terre et celle du ciel. Pour avoir eu droit à un si précieux écrin, il est peut-être vrai que la douleur humaine est précieuse.
Une énorme corbeille de personnes, de peurs, d'émerveillements, de paroles en mouvement, voilà ce qu'était le village.
La solitude me donnait des émerveillements, les émerveillements effaçaient la solitude.
Beau et laid, bon et méchant se mêlent dans le monde, il en était de même dans cette cuisine qui en était une tranche splendide.
Maramao était le nom d'un petit jeu que les femmes faisaient avec leurs doigts sur la pointe du nez des marmots qu'elles tenaient dans leurs bras, et ces derniers riaient. Moi personne ne me fit Maramao, nul n'aurait pu : on ne me prenait pas dans les bras.
Au début il y avait, à la fin de sa flambée, un bref moment tout à moi, éternel : suivre l'anéantissement du papier brûlé. Un instant, il conservait la forme de quand il avait fini à flamber, un instant peut-être inexistant parce qu'en brûlant il se détruisait, même après la flambée, durant cette germination de flammèches, langues d'un feu qui çà et là tentait vainement de reprendre, la destruction continuait, noir édifice en démolition qui s'abaissait, et qui s'effritait en allant toujours vers le moins. De masse apparement noire, elle s'éclaircissait en rapetissant, jusqu'à n'être plus qu'un petit tas inconsistant de voile gris souris, sur lequel brillait fugitivement en petits arcs, en spirales, en tirets et points un discours de feu, hoquetant, sautillant, écrit en un plus riche alphabet Morse, se montrant et fuyant ; imprévisible, minuscule jeu de feu qui, apparaissant sur ce qui était en train de devenir rien, disparaissait ; les plus tenaces à ressurgir en sautillant c'étaient les points ; lorsque même ceux-ci ne s'allumaient pas, j'avais devant moi l'image d'une houppe de voile ; entre le pouce et l'index j'en pinçais un peu : je ne saisissais jamais rien ; sur les doigts seule la couleur comme après avoir saisi les ailes d'un papillon.
Les oncles, ou ma mère, avaient loué les services d'une nurse pour qu'elle m'emmène à Bel-Amour quand j'étais requise. Evidemment, Eugenia avait refusé de m'y emmener. Cette nurse était à peine moins vieille que Scolastica, mais elle marchait encore, elle pouvait même me prendre dans ses bras. C'est pour cela que j'étais si grande en chemin et si petite quand, passé la grille, elle me reposait par terre et que je voyais aussitôt plein de petites fleurs bleutées avec quelque chose de clair au centre et qui devait être leur vie. Elles étaient toutes bien serrées les unes contre les autres dans une plate-bande à gauche, devant la façade du pavillon et elles me regardaient ; je pliais les genoux et j'étais avec elles. Je voyais tout, le coeur, les veinures, quelques nuances de rose, le duvet des feuilles. Si l'on pouvait photographier dans l'esprit des choses qui ne se sont pas effacées, je pourrais photographier les fleurettes qui me regardaient depuis ce petit bout de terre.
Je savais que le silence était le néant des bruits, le néant des oreilles. Et au contraire, dans la cessation de tout souffle de sons, j'entendis son bruit. Un fil de bruit plus fin que le fil que l'on pouvait tirer du cocon du ver à soie, couleur or pâle comme lui.
Ils arrivaient chez nous, restaient dejeuner; disparaissaient. Le comte était comte, la comtesse un peu moins. Quand elle n'était plus là, tante murmurait : "Qui naît poule aime à gratter." La comtesse de temps en temps grattait. Je m'en rendais compte moi aussi.
Si ces deux-là avaient parlé de leur histoire, de leurs lieux, ils auraient ajouté leur temps au mien ; ils m'auraient enrichie de leurs désuétudes ; au lieu de quoi je restais enfermée dans leur isolement où la vie des autres ne pénétrait pas.
"Passe menace, lance-la bas la place..."; c'est comme ça que ça commençait, je ne sais pas comment ça continuait, mais ça s'achevait par un "bas"long et profond, atroce et très doux qui me renversait comme si vraiment je plongeais dans le vide, tête la première.
Je n'ai pas appris la comptine; quand j'essayais de la reconstruire, une fois arrivée à "bas la place ", des instants d'attente inutile, puis mon esprit, comme s'il parlait, disait "Bas la place y'a personne ".
Même à présent si, dans la tentative de faire ressurgir le reste, je chantonne: "Passe menace, lance-la bas la place.."et je force une résurrection qui n'a pas lieu, arrive tout seul:
"Bas la place y'a personne. "
Telle qu'elle était apparue, disparut la merveilleuse femme.
Tellement peu habituée à l'attention des gens sur moi que si par convenance forcée quelqu'un m'adressait son stupide"comment tu t'appelles?"Je répondais "non", cela signifiait: "Je ne veux pas repondre". Je haïssais les questions des grandes personnes; quoique rares, elles parvinrent à cribler de trous toute la toile de mon enfance.
Mais pour continuer mes etudes, j'abandonnai à nouveau la clôture du couvent, et dans un mouvement si spontané que je ne m'en rendis compte qu'apres qu'il fut arrivé, je rompis aussi la clôture que je m'étais imposée à moi-même.
- Tu ferais mieux de remercier le Seigneur.
- De quoi?
- De tout. Même de ce bienfait qu'Il te donne par mon intermédiaire.
- Oh, s'il me le donnait directement, qu'est ce que ce serait mieux!
- En plus tu es impertinente.
J'étais attachée au billot, comme la chouette de l' oncle. Au couvent, on m'avait donné à manger, comme l'oncle à la chouette, mais moi, pour dire ma reconnaissance, je ne pouvais absolument pas faire des courbettes comme elle; je devais la montrer en restant, parce que c'était ce qu'on attendait de moi.
Ces gens étaient le feu qui brûle, elle la poêle bien forcée d'être dessus, le petit poisson qui devait y frire, c'était moi.
C'était une rivière sans ligne de limite, une rivière sans lèvres, une rivière en loques comme les vêtements des mendiants d'alors. Même l'eau était déchirée, elle n' avait pas une surface compacte satinée, mais un filet ici, un lambeau là-bas, plus loin un ruban..