Ce livre, « Le Diable à Cristoforo », a une couverture rose sur laquelle figurent des amoureux élégants inclinés l’un vers l’autre. Je le transporte sur moi où que j’aille, je dois dire que cela a été un vrai coup de chance à l’origine, de le découvrir dans la bibliothèque du chalet, qui ne contient en effet pour l’essentiel que de la dite romance médicale, que j’ai en horreur. En général, il est important que les livres restent à leur juste place, par exemple lire un Harlequin pris au hasard quand on est au chalet, ce n’est pas du tout la même chose que lire ce même Harlequin pris au hasard en ville. En ville, le livre s’éteint et semble idiot en quelque sorte, les péripéties pâlissent et paraissent de moins en moins crédibles et de plus en plus invraisemblables. Je suis incapable de dire pourquoi, mais c’est comme ça. « Le Diable à Cristoforo » a pourtant quelque chose de si incontestablement puissant et indépendant que même son transfert dans les cages d’escalier urbaines, à l’extérieur de chez Maxill ou dans les différents rayons du grand magasin ne demande aucun effort. Je lui en suis fort reconnaissante, car sans « Le Diable à Cristoforo » je serais sans doute déjà morte d’ennui. Il y a bien une page supplémentaire en fin d’ouvrage m’invitant à composer tel numéro de téléphone pour commander quatre romances médicales au prix d’une, mais je ne conçois pas du tout pourquoi qui que ce soit aurait envie de le faire, les rares fois de ma vie où j’ai été obligée d’aller chez le médecin n’ont vraiment rien eu de très romantique.
(p.138-139)
Quand mon frère part, c’est comme si le soleil s’éteignait, tout devient plat, petit, vague, les taches sur le sol et les auréoles de sueur vous sautent tout à coup aux yeux, tout est déprimant de banalité et les gens s’irritent, s’excèdent mutuellement. Les invités se sentent quelconques et pleins de dégoût, ils commencent à se demander ce qu’ils font là au juste, pourquoi ils sont tous venus ici, au milieu de nulle part, tortorer de la bouffe en conserve insipide et écraser des moustiques sur leur peau. Je devine que c’est la raison pour laquelle certaines personnes ne veulent pas rencontrer mon frère trop souvent, alors même qu’il est sans conteste absolument génial : son départ est dur à encaisser, c’est difficile de revenir à sa propre réalité minable, à ses tas de cendre et à ses diamants dépolis qui s’avèrent de la verroterie en toc. Qui aurait besoin de cela dans son quotidien, qui voudrait voir ainsi sa vie, encore et encore, qui donc ? Qui voudrait se rappeler combien sa vie est nulle, que sa vie c’est creuser son sillon chaque jour, ce que veut dire s’assoir jour après jour dans sa pièce et regarder la même série télé sur cassette vidéo, qui donc ?
(p.172-173)
Je relève ma robe et je m'examine dans le miroir en puzzle installé dans l'entrée de notre appartement. Il me découpe en morceaux, à la manière de cette peinture cubiste que j'ai un jour vue en carte postale. Ça me plaît. Je me plais, quand je me vois en fragments, je me plais vraiment, cela montre des côtés de moi tout à fait nouveaux.
(p.18)
J'ai toujours convoité les honneurs et la gloire. Je rêve du moment où le monde entier comprendra la véritable nature de mes dons et où moi, je sortirai enfin de l'ombre de mon frère. En ira-t-il jamais ainsi, je ne saurais le dire. Si cela dépend de moi, oui, si cela dépend de mon frère, non.
J'ai parfois l'impression que mon frère ne me voit pas vraiment, qu'à mon monde intérieur, à ses batailles, à ses abîmes, à ses vastes horizons et à ses cascades d'émotions sans fin, à sa beauté à couper le souffle, à tout cela, mon frère ne comprend rien. Pas que je sache en tout cas.
Par moments, il me regarde d'une façon suggérant qu'il comprend peut-être quand même, dans ces moments-là une expression étrange, presque effrayée, lui monte aux yeux. Mais cela passe vite.
(p.104)
Il y a des jours où il n’est possible que de commencer, pas d’avancer.
(p.144)