Citations de Edgar Hilsenrath (401)
Un minuscule petit bout d'homme tout maigre, l'épaule gauche tombante, comme si deux mille ans d'exil, de souffrance avaient choisi cette seule épaule pour s'y accrocher. L'épaule gauche, la plus proche du cœur.
Quand j'entends l'heure sonner, je sais que je vis encore.
... celui là est mort comme un arbre. Un arbre peu perdre ses feuilles, mais jamais ses racines. Et pourquoi en irait-il autrement pour les gens?
- Tu as eu du succès, dit mon frère en partant. Auprès des filles aussi. Il y en avait quelques-unes qui seraient bien allées au cinéma avec toi.
- Je n'en ai vu qu'une seule.
- Elle s'appelle Béa, dit mon frère. J'ai tenté ma chance avec elle, mais elle est claquemurée dans sa virginité.
- Tu veux dire qu'il n'y a pas d'ouverture ?
- Pas comme ça. De toute façon, ce n'est pas facile avec les Juives. Elles veulent toutes se marier, donc avant tout rester vierges.
- Alors ça ne sert à rien que je l'emmène au cinéma ?
- Essaie quand même. Elle est très jolie, tu y trouveras ton compte.
- Tu étais au ghetto ?
- Oui. A Moguilev-Podolski, le grand ghetto des Juifs de Roumanie.
- Ma famille était au ghetto de Varsovie, dit-elle. Ils sont tous morts.
- Je suis désolé.
- Des milliers de gens vont écrire leur histoire, dit mon professeur, et il n'y aura pas grand-chose de valable dans tout cela.
- Je ne veux pas écrire de témoignage, mais un roman.
- On ne peut pas écrire de roman sur le ghetto, a-t-elle dit.
- Si. On peut, ai-je dit.
- Les poèmes ne sont pas faits pour être publiés.
- Et pourquoi Effendi ?
- Est-ce que vous vous feriez un trou dans votre poitrine pour que les curieux puissent voir au fond de votre cœur ?
Je suis le conteur dans ta tête. Appelle-moi Meddah. Et maintenant tiens-toi tranquille Thovma Khatisian. Absolument tranquille. Car tu n'en as plus pour longtemps. Bientôt ce sera fini. Et alors...quand tes lumières commenceront à s'éteindre...Je te dirai un conte.
(Incipit)
Un antisémite, c'est comme un cancéreux. A un stade trop avancé, ça ne sert à rien d'opérer.
- Mary Stone, dis-je. J'ai compris qu'il ne suffit pas de survivre. Survivre ce n'est pas assez. J'ai aussi compris que la naissance de chaque être est en même temps sa condamnation à mort, et je me demande quel sens cela peut avoir. Pourquoi est-ce que je vis ?
- Pour chercher, Jakob Bronsky, pour chercher.
- Un sens caché dans tout ce non-sens ?
- Oui, Jakob Bronsky.
- Le sens de notre vie serait-il simplement dans cette recherche ?
- Je ne sais pas, Jakob Bronsky. Mais vous trouverez peut-être la réponse un jour.
- La guerre est alors arrivée, je dis. Et la guerre a rattrapé la famille Bronsky. Y compris Jakob Bronsky. Et quand la guerre a été finie il y a eu, tout d'un coup, deux Jakob Bronsky.
- Comment ça, il y a eu deux Jakob Bronsky ?
- Il y en a eu deux, je dis. Le premier Jakob Bronsky, mort avec les six millions, et l'autre Jakob Bronsky, celui qui a survécu aux six millions.
- Racontez-moi quelque chose de ces deux Jakob Bronsky.
- Par lequel voulez-vous que je commence ?
- Le mieux, ce serait dans l'ordre.
- Par le premier ?
- Oui, le premier.
- Celui mort avec les six millions ?
- Celui mort avec les six millions.
Le rabbin réfléchit un moment. Puis il dit :
-Personne ne peut perdre son âme.
- Pourtant c'est ce qui nous est arrivé
- C'est juste une impression
- Nos yeux n'ont plus d'éclat
- C'est vrai dit le rabbin
- Nous avons perdu nos âmes
- Non, vous n'avez perdu que l'éclat
- Où est passé l'éclat de nos yeux ?
- Il est là-haut
- Là-haut ?
- Là haut
- Comment l'éclat a fait pour s'envoler comme ça ?
- Il ne s'est pas envolé. Il a été emporté, c'est tout.
- Par qui ?
- Par les six millions
- Les six millions ?
- Les six millions.
Dans le besoin, même le diable bouffe des mouches.
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Le Dniestr offrait ce jour-là un spectacle idyllique. Au crépuscule l'eau prenait une couleur plus tendre, une couleur entre chien et loup, mélange de gris, de noir et de brun, étrangement indéfinie. Le fleuve paraissait aussi couler plus lentement, mais ce n'était qu'une illusion. A cette heure du couchant, il donnait l'impression de s'étendre à l'infini, comme s'il venait de nulle part et n'allait nulle part, telle une ombre glissante dans un paysage silencieux et rêveur.
Deux cadavres flottaient paisiblement sur le fleuve : un homme et une femme. La femme voguait un peu à l'avant de l'homme. On eût dit un jeu amoureux. L'homme essayait sans cesse d'attraper la femme, sans jamais y parvenir. Un peu plus tard, la femme dériva légèrement sur le bord et fit risette à l'homme, qui lui rendit son sourire, puis la rattrapa. Son corps heurta le cadavre de la femme.
Les deux cadavres se mirent alors à tourner en cercle ; ils se collèrent un moment l'un à l'autre, comme s'ils voulaient s'unir. Puis, réconciliés, ils reprirent leur dérive.
Le crépuscule s'épaississait. Le vent rafraîchissait les deux corps, avec la même tendresse que l'eau, les berges et les champs de maïs de l'autre côté, sur la rive roumaine.
Encore un jour absurde qui touche à sa fin.
Mettez-vous ça dans le crâne une fois pour toutes : ne vous occupez pas des autres. Fichez-vous toujours de ce que font les autres, s'ils mangent, s'ils baisent ou s'ils crèvent... Rien à cirer... ici c'est chacun pour sa pomme.
Lorsqu'un enfant commence à se tenir sur ses jambes, les Arméniens célèbrent la fête du Cherkerli, la fête des premiers pas, car on dit que la direction des premiers pas indique le chemin qu'il prendra dans la vie.
- Il doit bien y avoir une raison.
- Il n'y a pas de raison.
- Y aurait-il donc des raisons sans raison ?
- Il semble que oui.
- Mais c'est absurde... Se pourrait-il que le gouvernement lui-même ne connaisse pas la raison, je veux dire la raison pour laquelle on s'en prend aux Arméniens ?
- Cela se pourrait bien, Effendi.
- Les poèmes ne sont pas faits pour être publiés...
- Et pourquoi Effendi ?
- Est-ce que vous feriez un trou dans votre poitrine pour que les curieux puissent voir au fond de votre cœur ?
- Non. Effendi.
Ton père a des mains sensibles... Ce sont des mains tristes, tourmentées, car les mains, à l'instar des yeux, ont une expression.
Les 3 pendus...ne voyaient rien, car ils n'avaient plus de regard. Et cependant, leurs yeux morts regardaient dans une direction précise.
- Comment peut-on regarder dans une direction précise si l'on n'a plus de regard ?
- La direction n'a pas besoin du regard, mon agnelet.
...Bulbul jeta du tezek dans le feu....Avec son pantalon bouffant, son manteau en toile de sac grise et sa ventrière multicolore légèrement de guingois, elle ressemblait à ces épouvantails de Yedi Sou dont les paysans superstitieux avaient coutume de dire qu'ils devenaient vivants lorsque s'annoncaient des temps difficiles.