Emil Cioran

Le cynisme de l'extrême solitude est un calvaire qu'atténue l'insolence.

La malhonnêteté d'un penseur se reconnaît à la somme d'idées précises qu'il avance.

Ne vous exercez pas aux Lettres si, avec une âme obscure, vous êtes hantés par la clarté. Vous ne laisserez après vous que des soupirs intelligibles, pauvres bribes de votre refus d'être vous-même.

Prolixe par essence, la littérature vit de la pléthore des vocables, du cancer du mot.

Le poète : un malin qui peut se morfondre à plaisir, qui s'acharne aux perplexités, qui s'en procure par tous les moyens. Ensuite, la naïve postérité s'apitoie sur lui...

Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait fait renoncer personne à avoir une vie.

La peur de la stérilité conduit l'écrivain à produire au-delà de ses ressource et à ajouter aux mensonges vécus tant d'autres qu'il emprunte ou forge. Sous des "Œuvres complètes" gît un imposteur.

Les romantiques furent les derniers spécialistes du suicide. Depuis, on le bâcle... Pour en améliorer la qualité, nous avons grand besoin d'un nouveau mal du siècle.

Il est aisé d'être "profond" : on n'a qu'à se laisser submerger par ses propres tares.

Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler avec tous les mots.

Quand nous sommes à milles lieues de la poésie, nous y participons encore par ce besoin subit de hurler, - dernier stade du lyrisme.

Une civilisation qui commença par les cathédrales devait finir par l'hermétisme de la schizophrénie.

Les modes d'expression étant usés, l'art s'oriente vers le non-sens, vers un univers privé et incommunicable.

Shakespeare : rendez-vous d'une rose et d'une hache...

Etre contaminé par l’éternité –et ne jurer que par le temps ; planer au-dessus de la vie –et se vautrer dans les désirs ; soupirer après les plus douces irréalités –et patauger dans les marécages du devenir. Quel ciel et quelle terre dénoueront jamais les nœuds de l’âme ?

Quand on se refuse au lyrisme , noircir une page devient une épreuve: à quoi bon écrire pour dire exactement ce qu'on avait à dire ?

Au fond, ce qui reste d'une pensée, c'est quelques formules.

Lire, 1985

Si chacun avait « compris », l’histoire aurait cessé depuis longtemps. Mais on est foncièrement, on est biologiquement inapte à « comprendre ». Et si même tous comprenaient, sauf un, l’histoire se perpétuerait à cause de lui, à cause de son aveuglement. À cause d’une seule illusion !

Le pape Innocent IX, ayant commandé un tableau où il était représenté sur son lit de mort, y jetait un regard chaque fois qu’il lui fallait prendre une décision importante.

Il tombe sous le sens que Dieu était une solution, et qu’on n’en trouvera jamais une aussi satisfaisante.