Citations de Emil Cioran (2665)
(Préface de Kenneth White)
" Au fond, Emil Cioran fait sans doute partie de ces psychodramaturges dont le terrain d'origine est la grande plaine d'Europe orientale qui s'étend entre les croupes sableuses de la Baltique et les rudes hauteurs de l'Oural, en passant par les Carpates, la mer Noire, la Caspienne, et qui sur le plan mental évoluent entre l'apocalypse et l'apothéose, entre l'horripilant et l' hilarant. Oiseaux de malheur souvent, migrateurs comme l'engoulevent, ils apportent dans les climats tièdes un courant vigoureux, virulent, qui perturbe la zone de confort des bien-pensants. " (Kenneth White)
Ceux qui vivent sans souci de l'essentiel sont sauvés dès le départ ; mais qu'ont-ils donc à sauver, eux qui ne connaissent pas le moindre danger ? Le paroxysme des sensations, l'excès d'intériorité nous portent vers une région éminemment dangereuse, puisqu'une existence qui prend une conscience trop vive de ses racines ne peut que se nier elle-même. La vie est bien trop limitée, trop morcelée, pour résister aux grandes tensions. Tous les mystiques n'eurent-ils pas, après de grandes extases, le sentiment de ne plus pouvoir vivre ? Que peuvent donc encore attendre de ce monde ceux qui se sentent au-delà de la normalité, de la vie, de la solitude, du désespoir et de la mort ?
La mort la plus profonde, la vraie mort, c’est la mort par solitude, lorsque la lumière même devient principe de mort. De tels moments vous séparent de la vie, de l’amour, des sourires, des amis – et même de la mort. On se demande alors s’il existe autre chose que le néant du monde et le sien propre.
Tout problème profane un mystère; à son tour, le problème est profané par la solution.
Quelqu'un qui ne meurt pas jeune s'en repentira tôt ou tard.
Je ne vis que parce qu'il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera. Sans l'idée du suicide, je me serais tué depuis toujours.
Dans les épreuves cruciales, la cigarette est d'une aide plus efficace que les évangiles.
Dans cet univers provisoire, nos axiomes n'ont qu'une valeur de faits divers.
Pour qui a respiré la mort, quelle désolation que les odeurs du verbe.
Les nuits où nous avons dormi sont comme si elles n'avaient jamais été. Restent seules dans notre mémoire celles où nous n'avons pas fermé l'œil : "nuit" veut dire nuit blanche.
il en est qui sont condamnés à savourer que le poison des choses, pour qui toute surprise et douloureuse et toute expérience une nouvelle torture
il est toujours dangereux de contenir une énergie explosive car le moment peut venir ou on n’aura plus la force de la maîtriser. l’effondrement alors naîtra d’un trop-plein.
Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait fait renoncer à personne d'avoir une vie.
Dès qu'on revient au Doute (si tant est qu'on l'ait jamais quitté), entreprendre quoi que ce soit paraît moins inutile qu'extravagant. On ne rigole pas avec lui. Il vous travaille en profondeur comme une maladie ou, plus efficacement encore, comme une foi.
La poésie a, comme la vie, l’excuse de ne rien prouver.
Qui provoque les catastrophes? Les possédés de la bougeotte, les impuissants, les insomniaques, les artistes ratés qui ont porté couronne, sabre ou uniforme, et, plus qu'eux tous, les optimistes : ceux qui espèrent sur le dos des autres!
Comme je me promenais à une heure tardive dans cette allée bordée d'arbres, une châtaigne tomba à mes pieds. Le bruit qu'elle fit en éclatant, l'écho qu'il suscita en moi, et un saisissement hors de proportion avec cet incident infime, me plongèrent dans le miracle, dans l'ébriété du définitif, comme si il n'y avait plus de questions, rien que des réponses. J'étais ivre de mille évidences inattendues, dont je ne savais que faire...
C'est ainsi que je faillis toucher au suprême. Mais je crus préférable de continuer ma promenade.
Quand on se refuse au lyrisme, noircir une page devient une épreuve : à quoi bon écrire pour dire exactement ce qu'on avait à dire ?
Si, autrefois, devant un mort, je me demandais : "À quoi cela lui a-t-il servi de naître ? ", la même question, maintenant, je me la pose devant n'importe quel vivant.
Les sources d'un écrivain, ce sont ses hontes ; celui qui n'en découvre pas en soi, ou s'y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique.