Emilienne Malfatto est grand reporter. Ainsi ses livres nous racontent-ils toujours l'actualité internationale, certains faits associés à des lieux emblématiques, que nous connaissons tous mais dont nous avons souvent seulement de vagues idées, des images toutes faites. Son talent, immense, est de nous narrer l'indicible avec poésie et humanité, très loin du style froid et distancié journalistique, mais au moyen d'une plume hypnotique, empathique, sachant allier avec subtilité, faits, étonnements personnels, révoltes en filigrane, témoignages, poésie, rêves, rapports d'autopsie, employant tour à tour douceur pour mieux expliquer puis aussitôt ton cinglant pour mieux dénoncer. Ses mots laissent KO tant ils sont beaux et terribles à la fois, porteurs de vie et de mort. Elle a ce don
Emilienne Malfatto, pour mieux nous ébranler et lutter contre l'oubli et l'indifférence.
« Si tu colles ton oreille aux murs lépreux, entendras-tu résonner des cris ?
Ce serait un peu comme un coquillage, tu t'en souviens de ce jeu, on prenait le grand coquillage ramené du Pacifique par l'oncle inconnu, si tu le mets contre ton oreille tu entendras la mer, et tu approchais l'objet nacré, rosé, un peu sexuel, comme un sexe de femme béant, et tu croyais vraiment entendre l'océan, ça soufflait, c'était comme le bruit du vent sur les vagues, comme si le coquillage était plein de ces sons mille fois entendus et qui maintenant résonnaient en lui, le débordaient.
Est-ce qu'il en va de même à la Esma ?
Les murs sont-ils remplis des hurlements, des pleurs, des gémissements ? du martèlement des bottes et des coups de pied et de poing et de bâton et du bruit des viols ?
Et des halètements de douleur des accouchements ?
Et des vagissements des nouveau-nés ? »
C'est avec ce talent que l'auteur nous a raconté, dans «
Que sur toi se lamente le Tigre », l'histoire tragique de cette très jeune irakienne tombée enceinte hors mariage après un premier et rapide rapport avec son futur fiancé, faute irrémédiable dans ce pays où l'honneur est plus important que la vie. Elle a reçu pour ce livre coup de poing le prix Goncourt du Premier roman en 2021.
«
Les serpents viendront pour toi » avait pour objet l'analyse des crimes commis dans une région gangrénée par le trafic de drogue, la mafia, ainsi que par la présence et le contrôle paramilitaire, à savoir la Colombie.
Dans «
le colonel ne dort pas », elle avait réussi la prouesse étonnante d'associer avec virtuosité la poésie à la torture, celle pratiquée en temps de guerre, toute les guerres.
Après l'Irak, la Colombie, et un pays inconnu qui peut être n'importe quel pays où il y a la guerre,
Emilienne Malfatto nous convie désormais en Argentine. Dans ce dernier opus, elle s'attaque en effet à une tragédie devenue fait de société dans ce pays, celle des gens enlevés, des bébés notamment, Los desaparcidos, époque sombre et violente. de 1976 à 1983, la dictature d'extrême-droite de Videla a orchestré de façon systématique l'enlèvement, la séquestration, la torture et le rapt des bébés, lorsque les femmes étaient enceintes, par les militaires pour leur propre famille ou pour des couples stériles.
La disparition de celles et ceux qui constituaient une menace rouge et l'enlèvement de leur nourrisson pour les placer dans des familles éloignées du gène rouge.
Quarante ans après le retour de la démocratie, démocratie menacée actuellement, des personnes attendent encore tandis que d'autres se demandent qui elles sont, elles qui ont grandi dans un tissu de mensonges. L'incertitude et le flou, l'ombre de cette sombre période, les fantômes de la dictature, déambulant pour beaucoup dans le fleuve qui leur fut plaque d'acier, sont là, en tapinois, dans ce pays qui veut et ne veut pas se souvenir, où le devoir de mémoire le dispute au besoin d'amnésie.
Les photos du photographe colombien
Rafael Rodriguez Roa, sépia sur fond noir, transpirent la mélancolie, les non-dits, le silence douloureux et illustrent délicatement les mots de l'auteure en donnant corps aux fantômes de la dictature.
Nous avons tous vu ces vidéos de vieilles femmes, mères et grand-mères, marcher silencieusement en brandissant la photo de leurs disparus. 30 000 disparus, 300 nouveau-nés enlevés. Il y a ces absents et il y a ces personnes qui les attendent, inlassablement.
Ce livre permet de nous faire ressentir la douleur indescriptible de ces femmes au courage incroyable qui n'ont cessé, durant des décennies, de marcher, parfois au péril de leur vie, mais ce livre permet aussi de savoir quelle était la mécanique glaçante d'enlèvement et de torture, de comprendre comment toutes les personnes impliquées qui ont participé de près ou de loin à ces enlèvements ont pu passer au travers des mailles du filet de la justice après la dictature jusqu'au procès Plan systématique en 2011 où est enfin reconnue l'existence d'une pratique systématique et généralisée de soustraction, rétention et occultation de mineurs et d'un plan général d'extermination d'une partie de la population civile. Videla est condamné alors à cinquante ans de prison.
Emilienne Malfatto ose décrire l'horreur par moment. Pour marquer les esprits, pour ne pas faire de son réquisitoire un simple recueil de mots abstraits. J'avoue que par moment, c'est insoutenable. Mais c'est la vérité, juste la terrible vérité, celle des faits atroces qui ont été perpétrés.
« Après il fallait laver le sol, peut-être leur laissait-on leur nourrisson quelques heures, quelques jours, et puis pour elles rapidement le transfert, les jeunes mères aux chairs déchirées lancées dans le ciel, le grand saut comme les autres, faites-moi disparaitre tout ça, les mères au fond du fleuve, comme des Moïse à l'envers, et les enfants sauvés des eaux du péril rouge, et les bourreaux contents. Et pour l'enfant, une nouvelle vie, vie de mensonge et d'éducation comme il faut, loin de la subversion ».
Une nouvelle fois, l'auteure, en convoquant habilement la poésie, les témoignages, les rêves, les rapports d'autopsie, ses propres sentiments, forme libre et puissante, véritable pied de nez au fantôme de la dictature, acte de résistance et de dénonciation, a fait très fort. Elle a su, de façon poignante et glaçante, exprimer l'immense respect qu'elle ressent pour ces femmes qui ont attendu durant toute leur vie, ne cessant de lutter. Elle a su extirper les victimes du fleuve dans lequel elles ont été plongées par la dictature de Vileda. Elle a su aussi pudiquement convoquer sa propre histoire familiale en quelques lignes touchantes.
Comme
Emilienne Malfatto, j'aime l'idée que ce sont ces mamies qui ont lézardé la chape de plomb qui semblait ne jamais pouvoir être soulevée. Ça, les hommes de la dictature ne l'ont pas vu venir. de frêles et vieilles femmes, grâce à une obstination inébranlable, venir à bout de leur puissance et de leur impunité.
Bravo
Emilienne Malfatto pour cette mémoire revisitée et ce respect si passionnément exprimé ! le journalisme, ainsi associé à l'empathie et à la poésie, est un formidable vecteur d'instruction et de sensibilisation !