Citations de Emmanuel Roblès (141)
Dans l'établissement d'apprentissage que je fréquentai ensuite (je voulais être ébéniste) on nous formait à la précision et à l'habileté manuelle. Rien au-delà de la matière et des mesures. Je lisais peu, et surtout des “ morceaux choisis ”, choisis pour illustrer des règles grammaticales. Plus tard enfin j'ai eu l'occasion de m'exercer à transformer un morceau de bois ou de pierre, sans dessein défini, pour façonner quelque chose qui échappe à toute utilisation pratique, à toute destination “ fonctionnelle ”. J'ai découvert le bonheur de créer une forme qui ne soit plus liée à la seule intelligence calculatrice. Dès ce moment une pierre pour moi n'était pas seulement une pierre si je projetais sur elle un certain regard intérieur. Elle n'était plus de la matière brute mais une sorte de rêve pétrifié.
Si je livre Bolivar, ce n'est pas Bolivar seul que je livre, mais la liberté, la vie de plusieurs millions d'hommes !
Je veux voir le général. Son Excellence me fera fusiller pour avoir trahi, pour avoir préféré la cause des hommes que nous opprimons à la fidélité au roi. Il me fera fusiller pour tout ce qu'il voudra. Ça m'est égal. Je consens à mourir en traître. Je suis un traître de ce camp, je l'avoue. Et c'est parce que je suis un homme. Parce que j'ai des sentiments d'homme ! Que je ne suis pas une machine à tuer, une machine aveugle et cruelle !
J'ai été correspondant de guerre, toubib ! L'Ethiopie, l'Espagne, le front de Bessarabie, la Grèce, est-ce que je sais ? J'ai vu fusiller des Noirs et des Blancs, des Espagnols et des Roumains, des Italiens et des Arabes, des Hongrois et des Croates ! C'est toujours la même chose ! Pour oublier tous ces morts il n'y a que l'alcool ! Parfaitement ! Pendant l'offensive sur Bilbao j'ai vu un type qu'on allait fusiller. Bon. Son gosse ne voulait pas lâcher le père qui avait déjà son dos au mur. Il s'accrochait à ses jambes. Le père le repoussait. Ce gosse ne voulait rien savoir. Parfaitement : on les a fusillé tous les deux. En Roumanie, c'etait les juives. Il ne faut pas croire tout ce que raconte ce cinglé de Malaparte. Mais l'histoire des juives c'est vrai. On mettait les plus jolies filles de la bourgeoisie juive dans les bordels pour la troupe. Quand elles avaient servi un mois on les fusillait ! J'ai vu ! Moi j'ai vu. J'ai tout vu. A Adoua, parfaitement, on faisait passer des tanks sur les jambes des prisonniers. Dégoûtant ! Et vous me parlez de mon foie ! Vous venez me parler de mon foie ! Vous plaisantez ! Tenez, toubib ! Parlez-moi de mon cœur, organe noble ! Lui, oui, lui est fichu, complètement fichu ! Fichu pour avoir battu à toutes les exécutions, à tous les tas de cadavres !
C'est bien la question clef de cette tragédie : Qu'est-ce qui vaut plus que sa propre vie ? C'est demander où réside l'espoir, et il n'est guère d'autre interrogation possible dès qu'apparaît la mort.
Ricardo et Montserrat répondent catégoriquement : l'espoir est la chance des autres, c'est-à-dire celle de l'homme, coûte que coûte préservée.
(extrait de la postface de Georges-Albert Astres, p.147)
- Tout ce pays est enfoncé dans l'horreur. Une nuit épaisse s'est abattue sur lui avec notre domination. Il pleut, dans cette nuit, tant de sang et tant de larmes que, pour le seul espoir de voir se lever le jour, on pouvait, comme moi, se durcir le coeur, étouffer son âme, piétiner sa conscience. (p.129)
IZQUIERDO :
- En châtiant ces criminels, je n'accomplis que mon devoir strict... Ce n'est pas moi qui suis cruel, Montserrat, c'est mon devoir. (Il rit.) (p.127)
IZQUIERDO au POTIER :
- Mon cher, tu ne vas pas t'imaginer aussi que, parce que tu as fait cinq enfants à ta femme, tu as droit à l'immortalité, non ?
(...)
Pour mourir, ce n'est pas vrai, il n'est pas nécessaire d'avoir commis un crime. Tu en as la preuve. D'ailleurs, quand un brave homme meurt bêtement d'une maladie, personne ne songe à protester contre la volonté de Dieu. On se résigne.. (p.80)
- Bolivar n'a plus le droit de se livrer.
- Qu'est-ce que tu dis ?
- Bolivar ne s'appartient plus, à présent. Il appartient tout entier à la cause qu'il a lui-même fait surgir par-dessus des milliers de morts... (p.69)
MONTSERRAT, douloureusement :
- Assassiner six innocents ! Mais il y a des millions d'innocents qui espèrent en Bolivar... (p.65)
- Je veux croire que tu as parlé trop vite !
- Et moi, mon Père, je veux croire Dieu très bon et très indulgent aux malheureuses créatures dont il a lui-même peuplé cette terre. (p.22)
Il lui avait récité la légende de cette gravure qu'il avait admiré dans l'album de Gorzone :"L'amour est un don de Dieu, ceux qui auront su aimer sauront bien mourir et Dieu aura pitié d'eux."
Les nuages massifs défilaient toujours au ras des toits, et leur troupeau énorme se soulageait au-dessus de la ville en ruissellement frénétique, dru, rageur. Les gouttes claquaient sur les pavés et rejaillissaient en fine poussière d'eau.
KELLER : J'aurais pu tuer comme vous tous ! Deux misérables coolies de plus ou de moins parmi des milliards d'hommes ! Et parmi des millions qui meurent chaque jour sur la terre sans y comprendre davantage ! J'aurais été approuvé par les uns et haï par les autres ! C'est-à-dire que j'existerais, que je serais vivant ! Mais vivant avec une sale petite douleur au cœur, dont tant d'autres s'accommodent !
PLAIDOYER POUR UN REBELLE : Acte IV, Scène 9.
Longtemps, ils restèrent allongés l'un contre l'autre, isolés du monde comme des naufragés. Un tumulte s'apaisait en eux, la mer se retirait en bruissant à leurs oreilles, les abandonnait, épuisés.
Le temps semblait miraculeusement figé comme une fleur prise sous une fontaine pétrifiante. Cette heure était pure, sans souvenirs, sans attache avec la terre. Cette heure ne menait à rien. Elle ne roulait plus comme un fleuve mais tournait sur elle-même, dans une odeur grisante de chair tiède et palpitante.
Lentement, Valerio promena ses lèvres sur les seins, sur le ventre de Clara. Sa main parcourut tout ce corps qui vivait d'une vie mystérieuse, intarissable.
- Luigi, soupira-t-elle.
Et, les yeux encore fermés, elle tendit ses lèvres et il l'embrassa avec une ardeur désespérée, comme si ce baiser devait les préserver tous les deux de la mort, les protéger de ce gouffre où les entraînait à présent le temps, qui, de nouveau, se remettait à couler...
Mais moi, je suis un officier de l’armée royale ! J’ai l’ordre de maintenir à tout prix l’autorité de sa Majesté sur ce pays. Tous les Vénézuéliens qui se révoltent , même en pensée, contre cette autorité sont des criminels. Donc, en châtiant ces criminels, je n’accomplis que mon devoir strict… Ce n’est pas moi qui suis cruel, Monserrat, c’est mon devoir. (132)
IZQUIERDO : Chacun de vous fait entrer Dieu dans son raisonnement. Le raisonnement de Salcedo est logique, mon Père, et celui que vous lui opposez l’est aussi. Mais vous ne vous entendrez jamais parce que vous utilisez trop de logique pour un problème ou l’élément Dieu est variable à l’infini. Le Dieu de Salcedo est un Dieu d’amour et de pitié. Le vôtre, mon Père, est un Dieu jaloux de son autorité et de son prestige. C’est celui que vous faites combattre à nos côtés, de sorte que, si vous n’êtes pas notre complice, vous êtes, tout au moins, notre allié.
Le P. CORONIL, outré : Izquierdo !
[Acte III, Scène 2]
Le P. Coronil :
Je ne peux avoir pitié pour ces êtres qui s'obstinent à redresser leurs idoles et à les adorer en secret ! Pour tous ces fanatiques qui refusent de confesser sincèrement la gloire de Dieu...
Montserrat :
Je ne sais si Dieu est aussi cruellement jaloux de sa gloire que ne le sont ses propres serviteurs.
(Acte I, scène 3)
IZQUIERDO : Je croyais, que pour un chrétien, la vie humaine était absolument sacrée et que la liberté de plusieurs millions d’hommes ne pouvait, en aucun cas, mettre en balance le destin d’une seule créature de Dieu… (Silence) Mais tu as dû, tout à l’heure, t’arranger avec ta conscience…
MONTSERRAT : Ce qu’il m’en a couté, cela ne regarde que moi… On peut sacrifier, à la libération d’un peuple qu’on aime et qui souffre, plus que sa vie…
Acte III, Scène 8.
IZQUIERDO, indulgent : Comme tu me hais ! Salcedo ! Comme ton regard aussi est plein de haine ! Mais pense donc à ce que tu disais ! Enfin, à ce que disait Ascasio : « Il faut monter vers Dieu le cœur lavé de toute souillure ! ... » Dieu commande qu’on meure sans maudire et en pardonnant à ses bourreaux ! … (Au P. Coronil) N’est-ce pas cela mon Père ?
LE P. CORONIL, froidement : Non !
IZQUIERDO : Comment, non ?
LE P. CORONIL, au comédien : Non. Dieu commande, non seulement qu’on pardonne à ses bourreaux, mais qu’on les aime !
Acte III, Scène 2.