JEANNE DU BARRY - EMMANUEL DE WARESQUIEL
Presque tous ceux que j'évoque dans ce récit, à commencer par mes parents, sont morts. Les traces qu'ils ont laissées se perdent dans le sable. Ce qui subsiste de leurs papiers ressemble à une épave. Ils vivent en moi, cependant. leur survie est à la mesure des années dont je dispose.
Ma mère avait hérité son goût de la campagne de sa propre mère pour qui la création, la nature et la vie tenaient tout à la fois du miracle et du mystère divin sans cesse renouvelés. "He is going back home", disait-elle d'un arbre sur le point de mourir. J'avais eu un jour le malheur d'arracher dans un pré une fleur de pissenlit et elle m'avait fait remarquer, en me montrant la goutte de sève blanche sortie de sa tige, que la plante pleurait. Elle enseignait et ne punissait pas. Aujourd'hui, on me collerait une amende, on ferait des statistiques sur la quantité de pissenlits à conserver. Ce qui autrefois allait de soi s'est mué en normes inventées dans un bureau. La vie était végétative et buissonnière, elle est devenue procédurière.
page 46

- Portrait de Marie-Antoinette au Temple par Kucharski
On est loin de ce que dit Elisabeth Vigée-Lebrun de "l'éclat de son teint" qui l'avait tant frappée lorsqu'elle l'avait peinte pour la première fois en 1778. "Je n'en ai jamais vu d'aussi brillant, se souvient-elle dans ses Mémoire et brillant est le mot ; car sa peau était si transparente qu'elle ne prenait point d'ombre." Cette fois, les ombres se sont emparées de son visage. Ce sont les ombres de sa prison, ce sont aussi celles du mal qui la ronge, de ces hémorragies fréquentes que de rares témoins évoquent et dont on sait aujourd'hui qu'elles étaient peut-être le symptôme d'un fibrome cancéreux. On prétendra même peu après sa mort que le fiacre qui l'avait conduite de la prison du Temple à celle de la Conciergerie était plein de son sang. Il sera beaucoup question de sang dans cette histoire, le pur, l'impur, le coupable, celui qui corrompt et celui qui sanctifie, le sang du peuple assassiné, le sang de la vengeance et celui du sacrifice, comme une longue traînée métaphorique.
Ndl : Voir aussi les 76 jours de Marie-Antoinette à la Conciergerie du Docteur Paul Belaïche-Daninos où il évoque ce cancer.
Mes parents avaient la grâce fragile et secrète de leurs silences.
Ma mère a eu deux passions dans sa vie, mon père et moi: la première pleine de confiance et de certitude, la seconde tendre et inquiète.
Il m'a fallu des années pour me rendre compte que je faisais là, avec ma grand-mère, courant d'une pièce à l'autre, l'expérience de la fragilité des êtres et des choses, celle des souvenirs et de l'oubli. L'apprentissage du temps.
Les "premiers souvenirs" n'existent pas. Du chaos de l'enfance, il ne reste qu'une confusion de sons, de couleurs et d'odeurs raccrochés à des situations, à de petits événements que l'on croit innocents et purs de toutes interférences comme s'ils étaient sortis intacts de la matrice originelle.
Il (Léautaud) a des gestes, des attentions discrètes qui sont presque d'un autre
homme, lorsqu'il pose une branche de lilas blanc sur le cercueil de son ami Marcel Schwob, lorsqu'il pleure à la dérobée à la mort d'Apollinaire qui lui avait dédié autrefois sa "Chanson du mal-aimé", à celle de Gide, beaucoup plus tard. Le plus souvent, la pudeur l'empêche de montrer sa tristesse. (p.54)
Les légendes sont encombrées des ombres de l'oubli.
La Révolution s'est jouée et accomplie en sept jours et cinq décrets. Il n'a fallu que ce "quart d'heure", comme dirait Victor Hugo des Cent jours, pour que la souveraineté passe tout entière du roi à la nation et que les vieilles structures sociales héritées de la féodalité s'effondrent.