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Citations de Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (209)


Voici venu le moment où celui qui écrit pour toi ces feuillets, cher ami lecteur, va prendre congé de toi, et cette pensée le remplit de tristesse et de mélancolie. Il aurait encore beaucoup à te raconter sur les faits et gestes remarquables du sieur Cinabre, et il y aurait, ô lecteur, pris un vif plaisir tant le mouvement spontané qui l'a porté à écrire cette histoire était irrésistible et sincère. Cependant, en jetant rétrospectivement un coup d'oeil sur les événements relatés dans les neuf précédents chapitres, et en y trouvant déjà tant de choses bizarres et prodigieuses ou que la froide raison ne saurait admettre, il voit bien qu'il courrait grand risque, s'il en multipliait encore le nombre et abusait de ton indulgence, cher lecteur, de gâcher les bons rapports qu'il entretient avec toi !
(...)
S'il t'est arrivé de sourire en toi-même à tel ou tel passage, tu étais alors, ami lecteur, dans la disposition d'esprit où l'auteur souhaitait te voir ; et dès lors, c'est du moins ce qu'il espère, tu lui pardonneras bien des écarts !
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Au vingt-quatre décembre, la chambre du milieu et bien plus encore le salon qui y donnait furent formellement interdits aux enfants du médecin consultant Stahlbaum. Fritz et Marie se tenaient assis l’un près de l’autre dans un coin de la chambre du fond. Le crépuscule du soir était déjà descendu, et ils éprouvaient une certaine crainte en ne voyant pas apporter de la lumière comme cela se faisait d’habitude à cette heure du jour. Fritz raconta, en parlant bien bas à sa jeune sœur (elle était âgée de sept ans), qu’il avait entendu frapper et aller et venir dans la chambre fermée, et aussi qu’il n’y avait pas bien longtemps qu’un petit homme, tenant une cassette sous le bras, s’était glissé dans l’escalier.

— Pour sûr, ajouta-t-il, ce petit homme est le parrain Drosselmeier.

Alors la petite Marie frappa ses petites mains l’une contre l’autre et s’écria toute joyeuse :

— Ah ! le parrain Drosselmeier aura fait pour nous quelque belle chose !

Le conseiller de la haute cour de justice, Drosselmeier, n’était pas beau. Il était petit et maigre, avait un visage sillonné de rides ; il portait un grand emplâtre noir sur l’œil droit, et il était chauve, qui l’obligeait à porter une jolie perruque blanche, mais faite en verre avec un art merveilleux.
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Le lendemain au soir de son retour, on vit les croisées de Krespel éclairées d’une façon inusitée : cette première circonstance donna l’éveil à l’attention des voisins ; mais bientôt la voix merveilleusement belle d’une femme accompagnée par un piano se fit entendre ; puis l’on distingua le son d’un violon qui luttait avec la voix de vigueur et d’expression. On reconnut aussitôt que c’était le conseiller qui jouait. Moi-même je me mêlai à la foule nombreuse que l’admirable concert avait réunie devant la maison du conseiller, et je dois vous avouer qu’auprès de cette voix et de la magie de son accentuation, le chant des cantatrices les plus renommées que j’aie entendues me semblait fade et dénué d’expression. Jamais je n’avais conçu l’idée de sons pareils si longuement soutenus, de ces roulades empruntées au rossignol, de ces gammes ascendantes et descendantes, de cet organe, enfin, tantôt vibrant avec l’énergie et la sonorité des sons de l’orgue, tantôt n’émettant qu’un souffle à peine perceptible et d’une suavité sans égale. Il n’y avait personne qui ne fût sous le charme du plus doux enchantement, et ce profond silence ne fut troublé que par de légers soupirs lorsque la voix se tut. Il pouvait être déjà minuit, quand on entendit le conseiller parlant avec une violence extrême ; une autre voix d’homme paraissait, à en juger par ses indexions, lui adresser des reproches ; et une jeune fille se plaignait par intervalles en paroles entrecoupées. Le conseiller criait toujours plus fort, jusqu’à ce qu’enfin il tomba dans cet accent traînant et psalmodique que vous connaissez. Un cri perçant de la jeune fille l’interrompit, puis il se fit un morne silence, puis tout à coup l’on entendit du fracas dans l’escalier. Un jeune homme se précipita en sanglottant hors de la maison et se jeta dans une chaise de poste attelée à quelque distance, et qui partit rapidement. — Le lendemain le conseiller se montra, et il avait une contenance sereine ; mais personne n’eut le courage de l’interroger sur les événements de la nuit précédente. Cependant sa gouvernante questionnée révéla que le conseiller avait amené avec lui une charmante et jeune fille qu’il appelait Antonia, et que c’était elle qui avait si bien chanté ; qu’un jeune homme les avait aussi accompagnés, qui montrait pour Antonia une grande tendresse, et devait, sans doute, être son fiancé ; mais que l’absolue volonté de Krespel l’avait contraint à un départ immédiat.
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C’était dans la rue Saint-Honoré qu’était située la petite maison habitée par Madeleine de Scudéry, mise en réputation par ses vers gracieux, et la faveur de Louis XIV et de la Maintenon.

À l’heure de minuit, — ce pouvait être dans l’automne de l’an 1680, — on frappa tout à coup à la porte de cette maison et si rudement que tout l’édifice en retentit. Baptiste, qui, dans le petit ménage de la demoiselle, remplissait le triple office de cuisinier, de valet de chambre et de portier, était allé à la campagne pour assister à la noce de sa sœur, avec la permission de sa maîtresse ; il ne restait plus dans la maison que la femme de chambre, nommée La Martinière, qui n’était pas encore couchée. Au bruit de ces coups répétés, elle se souvint que l’absence de Baptiste la laissait avec sa maîtresse privée de tout secours, et mille images de vol, de meurtre, la pensée de tous les attentats qui se commettaient alors dans Paris, vinrent assaillir son esprit. Elle se persuada que c’était une troupe de malfaiteurs, informés de la solitude du logis, qui frappaient à la porte, prêts à exécuter, si on la leur ouvrait, quelque mauvais dessein sur sa maîtresse, et, toute tremblante de peur, elle restait immobile dans sa chambre, en maudissant Baptiste et la noce de sa sœur.
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Le petit avorton. — Pressant danger que court le nez d’un pasteur. — Comment le prince Paphnutius introduisit les lumières dans son royaume, et comment la fée Rosabelverde entra dans un chapitre noble.

Non loin d’un charmant village, à peu de distance de la grande route, était prosternée sur la terre, que brûlait un soleil ardent, une pauvre paysanne couverte de haillons. Haletante et se mourant de faim et de soif, la malheureuse était tombée défaillante sous le poids du bois sec empilé dans sa hotte, et qu’elle avait ramassé dans le bois en battant péniblement toute la futaie et les broussailles. Ayant à peine encore la force de respirer, elle crut qu’elle allait mourir, et qu’elle serait ainsi délivrée tout d’un coup de sa désolante misère. Cependant elle recouvra bientôt assez de force pour détacher les cordes qui assujétissaient sa hotte sur son dos, et pour se trainer lentement jusqu’à un tertre couvert de gazon qui n’était pas éloigné. Elle éclata alors en sanglots et en plaintes amères.

« Il faut donc, s’écria-t-elle tout haut, que toutes les privations et toutes les misères viennent fondre exclusivement sur nous, mon pauvre homme et moi ! ne sommes-nous pas les seuls dans tout le village qui, malgré le plus dur travail et les flots de notre sueur, ne pouvons secouer le joug de la pauvreté, et gagnons à peine de quoi assouvir notre faim ? — Il y a trois ans, lorsque mon pauvre homme, en bêchant notre jardin, déterra ces pièces d’or, nous crûmes alors que le bonheur était enfin entré chez nous, et que les beaux jours auraient leur tour : oui ! mais qu’arriva-t-il ? — Des voleurs nous dérobèrent l’argent, notre maison et la grange brûlèrent par-dessus nos têtes, la grêle hacha notre récolte sur pied, et pour combler jusque par-dessus les bords la mesure de nos tribulations, le ciel nous envoya encore en punition ce petit laidron, que je mis au monde à ma confusion et à la risée de tout le village. — À la Saint-Laurent passée, le marmot a eu deux ans et demi, et il ne sait pas marcher, et il ne peut pas même se soutenir sur ses jambes, plus grêles que des pattes d’araignée ; et, au lieu de parler, il grommèle et miaule ainsi qu’un chat. En outre, le vilain petit gars dévore autant de nourriture qu’un enfant de huit ans des plus vigoureux, et sans que cela lui profile encore ! Que Dieu ait pitié de lui et de nous, qui serons réduits à le substanter, même quand il sera devenu grand, pour notre crève-cœur et à notre préjudice ; car le malitorne ne manquera pas de bien boire et de bien manger de plus en plus, mais de sa vie il ne sera capable de travailler. — Non, non ! c’est plus qu’une créature n’en peut supporter sur cette terre ! Ah, si je pouvais donc mourir ! — mourir… » Et l’infortunée recommença à pleurer et à gémir, jusqu’à ce que, cédant à l’excès de la douleur et de l’épuisement, elle s’endormit tout-à-fait. —
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Extrait de Les aventures de la nuit de la Ssaint-Sylvestre

J’avais la mort dans l’âme, la froide mort, et je croyais sentir comme des glaçons aigus s’élancer de mon cœur dans mes veines ardentes. Égaré, je me précipitai, sans manteau, sans chapeau, au sein de la nuit épaisse, orageuse. Les girouettes grinçaient ; il semblait que l’on entendît se mouvoir les rouages éternels et formidables du temps, comme si la vieille année allait, telle qu’un poids énorme, se détacher et rouler sourdement dans l’abîme. Tu sais bien que cette époque, Noël et le nouvel an, que vous accueillez, vous, avec une satisfaction calme et pure, vient toujours me précipiter, hors de ma paisible demeure, dans les flots d’une mer écumante et furieuse.

Noël !… ce sont des jours de fête dont l’éclat aimable me séduit longtemps d’avance ; à peine puis-je les attendre. Je suis meilleur, plus enfant que tout le reste de l’année ; mon cœur ouvert à toutes les joies du ciel ne peut nourrir aucune pensée noire ou haineuse ; je redeviens un jeune garçon, avec sa joie vive et bruyante. Parmi les étalages bigarrés, éclatants, des boutiques de Noël, je vois des figures d’ange me sourire, et, à travers le tumulte des rues, les soupirs de l’orgue saint m’arrivent comme de bien loin ; car un enfant nous est né ! Mais, la fête achevée, tout ce bruit s’abat, tout cet éclat se perd dans une sourde obscurité. À chaque année, toujours des fleurs qui se flétrissent, et dont le germe se dessèche, sans espoir qu’un soleil de printemps ranime jamais leurs rameaux ! Certes, je sais fort bien cela ; mais une puissance ennemie, chaque fois que l’an touche à sa fin, ne manque jamais de me le rappeler avec une satisfaction cruelle. « Vois, murmure-t-elle à mon oreille, vois combien de plaisirs, cette année, t’ont abandonné pour toujours ! Mais aussi tu es devenu plus sage, tu n’attaches désormais aucun prix à des divertissements frivoles ; te voilà de plus en plus un homme grave, un homme sans plaisirs. »
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DEUXIÈME VEILLÉE
Comment l’étudiant Anselme fut regardé à la ville comme un fou ou un homme ivre. — Le passage de l’Elbe en bateaux. — L’air de bravoure du maître de chapelle Graun. — La liqueur stomachique de Conrad et la tête de bronze.


— Ce monsieur n’est pas précisément dans son bon sens, disait une honnête bourgeoise qui revenait de la promenade avec sa famille, et regardait les bras croisés l’un sur l’autre la folle conduite de l’étudiant Anselme.
Celui-ci avait embrassé le tronc du sureau et adressait aux branches et aux feuilles ces mots incessants :
— Oh ! brillez, resplendissez une fois seulement encore, vous charmants petits serpents d’or, laissez-moi seulement une fois encore entendre la voix de vos cloches, encore un seul de vos regards, charmants yeux bleus, autrement je vais mourir de douleur ou de mes désirs !
Et il soupirait et gémissait lamentablement du plus profond de son âme, et secouait dans l’ardeur de son délire le sureau, qui, pour toute réponse, agitait ses feuilles avec un bruit sourd et indistinct, et paraissait se moquer de ses chagrins.
— Ce monsieur n’est pas précisément dans son bon sens, dit la bourgeoise. Et il sembla à Anselme qu’il était tiré d’un songe par la secousse d’une rude main ou par de l’eau froide qu’on aurait jetée sur lui pour l’éveiller ; alors seulement il vit distinctement où il était, et se rappela qu’une vision singulière l’avait charmé jusqu’au point de le faire parler à voix haute. Il regarda la femme d’un air consterné et saisit pour s’éloigner au plus vite son chapeau, qui était tombé par terre. Le père de famille s’était aussi approché pendant ce temps, et après avoir posé sur le gazon le petit enfant qu’il portait dans ses bras il s’était appuyé sur sa canne en regardant l’étudiant et en écoutant ses paroles.
Alors il ramassa la pipe et le sac à tabac que l’étudiant avait aussi laissés tomber, et dit en lui tendant l’un et l’autre :
— Ne vous lamentez donc pas aussi épouvantablement dans l’obscurité et n’inquiétez pas les gens quand rien ne vous tourmente, si ce n’est d’avoir trop souvent regardé votre verre ; rentrez raisonnablement chez vous et couchez-vous sur l’oreille.
Anselme se sentit honteux ; il poussa un soupir plein de larmes.
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Extrait de la maison déserte

Vous savez (ainsi commença Théodore) que je passai tout l’été dernier à B.... Le grand nombre d’anciens amis et de connaissances que j’y rencontrai, la vie libre et animée de cette capitale, les agréments variés qu’y offre la culture des sciences et des arts, tout cela me captiva ; jamais je n’avais été plus gai, et je m’abandonnai avec délices à mon goût passionné pour les flâneries solitaires, me délectant à examiner chaque gravure, chaque affiche, ou à observer les individus que je rencontrais, et même à tirer en imagination l’horoscope de quelques-uns. D’ailleurs, le spectacle des nombreux et magnifiques édifices de B.... et celui des merveilleux produits de l’art et du luxe auraient suffi pour donner à mes promenades un attrait irrésistible.

L’avenue bordée d’hôtels somptueux qui conduit à la porte de —— est le rendez-vous habituel des gens du grand monde, à qui leur position ou leur fortune permet d’user largement des jouissances de la vie. Le rez-de-chaussée de ces riches et vastes palais est généralement affecté à des magasins où sont exposées les marchandises de luxe, et les étages supérieurs sont habités par des personnes de la plus haute condition. C’est dans cette rue que sont situés aussi les hôtels publics les plus distingués, et la plupart des ambassadeurs étrangers y ont leur résidence. Vous pouvez donc vous figurer ce lieu comme le théâtre perpétuel d’un mouvement et d’une vie extraordinaires qu’on ne retrouve point dans les autres quartiers de la capitale ; de même que l’aspect de celui-ci donnerait une idée exagérée de la population commune ; car l’affluence générale fait que maintes personnes se contentent en cet endroit d’un logement exigu relativement à leurs besoins réels ; ce qui donne à plusieurs maisons occupées par un grand nombre de familles l’aspect de véritables ruches d’abeilles.
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Extrait de Le pot d'or

PREMIÈRE VEILLÉE
Les malheurs arrivés à l’étudiant Anselme. — Du canastre de santé du recteur Paulmann, et les couleuvres vert d’or.
Au jour de l’Ascension, à deux heures après midi, un jeune homme à Dresde passait en courant la porte Noire, et vint donner juste contre une corbeille remplie de pommes et de gâteaux qu’une vieille femme laide offrait à bas prix, de sorte que tout ce qui était heureusement échappé à la meurtrissure de la secousse, fut lancé au dehors du panier à la grande joie des polissons de la rue qui se partagèrent le butin que le hâtif jeune homme leur avait distribué. Au cri de détresse que jeta la vieille, les commères laissèrent là leurs gâteaux et leur table à eau-de-vie, entourèrent le jeune étudiant et l’assaillirent de leurs injures avec leur impétuosité populaire, de telle façon que muet de honte et de dépit, il présenta une petite bourse très médiocrement remplie d’argent, que la vieille saisit avidement et mit vitement dans sa poche. Alors le cercle s’entr’ouvrit, mais tandis que le jeune homme en sortit comme un trait la vieille cria après lui :

— Oui, va, cours, fils de Satan ! bientôt tu tomberas dans le cristal, dans le cristal !

La voix aigre de la vieille avait en coassant quelque chose d’effroyable, tellement que les promeneurs s’arrêtèrent comme froissés, et que le rire, qui d’abord avait circulé, se tut tout d’un coup.
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« Allons, habillez-vous et partons, dit-elle en me montrant du doigt un petit paquet qu’elle avait apporté ; les chevaux s’ennuient et rongent leur frein à la porte. Nous devrions déjà être à dix lieues d’ici. »
Je m’habillai en hâte, et elle me tendait elle-même les pièces du vêtement, en riant aux éclats de ma gaucherie, et en m’indiquant leur usage quand je me trompais. Elle donna du tour à mes cheveux, et, quand ce fut fait, elle me tendit un petit miroir de poche en cristal de Venise, bordé d’un filigrane d’argent, et me dit :
« Comment te trouves-tu ? Veux-tu me prendre à ton service comme valet de chambre ? »
Je n’étais plus le même, et je ne me reconnus pas. Je ne me ressemblais pas plus qu’une statue achevée ne ressemble à un bloc de pierre. Mon ancienne figure avait l’air de n’être que l’ébauche grossière de celle que réfléchissait le miroir. J’étais beau, et ma vanité fut sensiblement chatouillée de cette métamorphose. Ces élégants habits, cette riche veste brodée, faisaient de moi un tout autre personnage, et j’admirais la puissance de quelques aunes d’étoffe taillées d’une certaine manière. L’esprit de mon costume me pénétrait la peau, et au bout de dix minutes j’étais passablement fat.
Je fis quelques tours par la chambre pour me donner de l’aisance. Clarimonde me regardait d’un air de complaisance maternelle et paraissait très contente de son œuvre.
« Voilà bien assez d’enfantillage ; en route, mon cher Romuald ! nous allons loin et nous n’arriverons pas. »
Elle me prit la main et m’entraîna. Toutes les portes s’ouvraient devant elle aussitôt qu’elle les touchait, et nous passâmes devant le chien sans l’éveiller.
À la porte, nous trouvâmes Margheritone : c’était l’écuyer qui m’avait déjà conduit ; il tenait en bride trois chevaux noirs comme les premiers, un pour moi, un pour lui, un pour Clarimonde. Il fallait que ces chevaux fussent des genets d’Espagne, nés de juments fécondées par le zéphyr ; car ils allaient plus vite que le vent, et la lune, qui s’était levée à notre départ pour nous éclairer, roulait dans le ciel comme une roue détachée de son char ; nous la voyions à notre droite sauter d’arbre en arbre et s’essouffler pour courir après nous. — Nous arrivâmes bientôt dans une plaine où, auprès d’un bouquet d’arbres, nous attendait une voiture attelée de quatre vigoureuses bêtes ; nous y montâmes, et les postillons leur firent prendre un galop insensé. J’avais un bras passé derrière la taille de Clarimonde et une de ses mains ployée dans la mienne ; elle appuyait sa tête à mon épaule, et je sentais sa gorge demi-nue frôler mon bras. Jamais je n’avais éprouvé un bonheur aussi vif. J’avais oublié tout en ce moment-là, et je ne me souvenais pas plus d’avoir été prêtre que de ce que j’avais fait dans le sein de ma mère, tant était grande la fascination que l’esprit malin exerçait sur moi. À dater de cette nuit, ma nature s’est en quelque sorte dédoublée, et il y eut en moi deux hommes dont l’un ne connaissait pas l’autre. Tantôt je me croyais un prêtre qui rêvait chaque soir qu’il était gentilhomme, tantôt un gentilhomme qui rêvait qu’il était prêtre. Je ne pouvais plus distinguer le songe de la veille, et je ne savais pas où commençait la réalité et où finissait l’illusion. Le jeune seigneur fat et libertin se raillait du prêtre, le prêtre détestait les dissolutions du jeune seigneur. Deux spirales enchevêtrées l’une dans l’autre et confondues sans se toucher jamais représentent très bien cette vie bicéphale qui fut la mienne. Malgré l’étrangeté de cette position, je ne crois pas avoir un seul instant touché à la folie. J’ai toujours conservé très nettes les perceptions de mes deux existences. Seulement, il y avait un fait absurde que je ne pouvais m’expliquer : c’est que le sentiment du même moi existât dans deux hommes si différents. C’était une anomalie dont je ne me rendais pas compte, soit que je crusse être le curé du petit village de ***, ou il signor Romualdo, amant en titre de la Clarimonde.
La morte amoureuse, Théophile Gautier
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Clara et Nathanaël se sentirent un vif penchant l'un pour l'autre, contre lequel personne sur la terre n'eut rien à opposer.
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Que nous ayons assez de fermeté, assez de courage pour reconnaître la route où doivent nous conduire notre vocation et nos penchants, pour la suivre d'un pas tranquille, notre ennemi intérieur périra dans les vains efforts qu'il fera pour nous faire illusion.
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- Il n'y a point d'Homme au sable, me répondit ma mère. Quand je dis: "l'Homme au sable vient", cela signifie seulement que vous avez besoin de dormir, et que vos paupières se ferment involontairement, comme si l'on vous avait jeté du sable dans les yeux."
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Car on ne peut absolument pas exiger d'un être doué de raison qu'il soit l'esclave d'un autre : tout au plus est-ce là le droit de la guerre, mais, en droit naturel, c'est une véritable insulte au bon sens. Les commandements des prêtres, ou ceux que Dieu lui-même, directement ou non, a inspirés, ou encore le contrat social en vigueur chez les hommes, ne sont que conventions : nous pouvons admettre ces conventions dans la mesure où elles nous agréent ou nous semblent nécessaires ; mais elles ne sauraient en aucune façon subsister chez l'être humain vraiment accompli, chez celui qui n'est plus un enfant. Affranchir l'esprit et le coeur, le corps et les forces morales et physiques, et cela pour le bien de tous et de chacun, est un but qui n'a pas lieu de se soumettre aux limites imposées par les lois, du moins tant que barbarie et civilisation ne partent pas en guerre l'une contre l'autre, tant qu'elles n'inspirent pas l'une et l'autre la méchanceté. Prenons comme exemple le commandement du mariage chez les chrétiens : il est destiné à resserrer plus étroitement autour de l'âme et du corps les liens de la nature [...] ce frein imposé par la loi aux instincts naturels a-t-il jamais rapproché davantage les uns et les autres nos frères et nos soeurs ? Certes non !
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Il existe chez la femme une beauté de l'âme dont il ne faudrait jouir qu'en esprit, par une contemplation purement platonique. Et il est aussi chez elle une beauté naturelle qui invite directement à la jouissance et considère à juste titre comme un crime contre la bienveillante nature d'être estimée moins haut que la flamiche ou le raisin muscat. Si j'étais législateur, je démontrerais qu'il s'agit là d'un crime passible de mort. Beauté de l'âme et beauté du corps sont néanmoins toutes deux soumises à la corruption, sont vouées à disparaître. Pourquoi ne pas en jouir ? Pourquoi ne pas en prendre sa part ?
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Le pouvoir de la beauté est plus invincible encore que celui de la vertu. L'une et l'autre ne sont pourtant qu'une seule et même chose ; et l'une et l'autre se corrompent au souffle empoisonné de l'envie ; l'une et l'autre, enfin, sont soumises à la mort inexorable.
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La misère ronge une moitié, le vice dévore l'autre moitié de ces terriens quadri-bipèdes, et nous ne sommes pas loin de la vérité quand nous les comptons parmi les singes. Cet homme, il est vrai, s'élève par sa raison au-dessus des animaux, mais c'est toujours parmi eux qu'il doit chercher l'explication de son caractère et de son indépendance.
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On voit partout triompher le physico-sexuel, mais jamais, ou rarement, cette essence divine ou cette intelligence pure que l'on impute à l'homme libre. La materia genitrix est aussi materia peccans et l'équilibre entre nature et religion, entre liberté et nécessité est inconcevable tant que, chez l'homme raisonnable, l'élément animal de l'âme triomphera de l'élément divin et tant que les lois feront de lui une machine douée de raison.
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Une heure sonna. - C'est assez pour aujourd'hui, dit le baron. Va, mon fils, et reviens bientôt. - Tiens, prends ceci.
Le baron me remit une papillote, dans laquelle je trouvai un beau ducat hollandais cordonné. Dans l'excès de ma surprise, je courus trouver mon maître, et je lui racontai tout ce qui s'était passé. Il se mit à rire aux éclats. - Tu vois maintenant comment les choses se passent avec notre baron et ses leçons, me dit-il. Il te traite en commençant, et ne te donne qu'un ducat par leçon. Quand tu auras fait des progrès, selon lui, il augmentera tes honoraires. Moi, je reçois maintenant un louis, et Durand a, je crois, deux ducats. Je ne pus m'empêcher de lui remontrer qu'il n'était pas bien de mystifier ainsi ce bon vieux gentilhomme, et de lui tirer ses ducats de la sorte. - Sache donc, lui dit le maître, que tout le bonheur du baron consiste à donner ses leçons; que si moi et d'autres maîtres nous repoussions ses conseils, il nous décrierait dans le monde musical, où il passe pour un juge infaillible; que d'ailleurs, exécution à part, c'est un homme qui entend parfaitement la théorie de l'art, et dont les réflexions sont extrêmement judicieuses. Visite-le donc assidûment, et, sans t'arrêter aux folies qu'il débite, tâche de profiter des éclairs de sens et de raison qu'il montre chaque fois qu'il parle de la philosophie de l'art: tu t'en trouveras bien.
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- Allons! dit le baron, nous allons commencer la leçon. File un son, mon garçon, et soutiens-le le plus longtemps que tu pourras. Ménage l'archet, ménage l'archet: l'archet est pour le violon ce qu'est l'haleine pour le chanteur.
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