La romancière Fabienne Kanor lit des extraits de son dernier roman, "Louisiane"
Déterminée, du moins en théorie, à changer le monde, j'ignorais alors que j'étais un pion dans la matrice. Une femme comme une autre, condamnée au vieillissement, à plus d'emmerdes, à moins d'amour. Sous ma robe dont les rayures se dressent comme des barreaux, je sens pointer mes poignées de haine.
Dans quelques jours, le bateau de Yovo prendra la mer et nous en profiterons pour sauter.
"J'en vois parmi vous qui tremblent, redoutent la grande eau et ses mystères. Mais je vous le dis haut et fort, s'enfuir vaut mieux que se soumettre. La mort plutôt que l'esclavage !"
C'était l'odeur des ménages, aussi têtue que le sang et le lait. L'odeur de la paix des ménages que Jacqueline, sur les conseils de notre mère, avait patiemment cultivée depuis 1995. Partout dans le monde, on prenait cette odeur-là. Et chaque couple, qu'il s'aimât éternellement ou non, portait la sienne. Odeur universelle qui tout soudain me ramenait à mon statut particulier de grande fille seule, de paria. En me refusant à l'assistance conjugale et à la maternité, j'avais bouleversé l'éco-système. Après moi : rien, personne. Je m'étais soustraite à la loi de la reproduction. Dans cette mais on payée fifty-fifty pour éviter les ennuis, je me sentais minus et vulnérable. Même pas mère. Je n'avais eu que mes règles.
Entre vingt-cinq et trente ans, j'ai été une idéaliste. Je fantasmais sur les écrivaines, convaincue que l'écriture, l'art en général, les éloignait de la condition humaine, les mettait hors la passion simple, hors la vie. C'était chez les gens normaux qu'on s'embêtait à attendre un amant, à repasser ses chemises et à porter des dessous de putain pour le chauffer. J'ai haï la femme-chienne d'Ernaux plus fort que son lâche d'homme. Et je l'ai éjectée des romans que j'ai écrits. Aucune de mes héroïnes ne subit l'amour et ne tombe dans l'engrenage de la douleur et dès humiliations. Je me suis toujours arrangée pour qu'elles ne soient jamais les choses des hommes.
Pour faire le deuil d'un être aimé, se débarrasser complètement d'un malheur et s'attirer la chance, la magie antillaise recommande d'entrer dans la mer avec une botte de persil dentelée et de se frotter le corps avec. Puis de jeter le bouquet derrière soi et de partir sans se retourner. Est-ce que cette recette fonctionne en Île-de-France? Est-ce que ça marche avec du persil en barquette? Si le syncrétisme existe, autant m'accommoder de ce que j'ai sous la main, me résoudre à croire que toute eau, c'est eau, que huit mille kilomètres c'est rien, et qu'un bain de desenvoûtement dans la Seine n'a jamais tué personne.
L'homme est parole, ses silences ne durent pas.
Vinrent donc ces rumeurs venues du grand pays blanc et que des mains fiévreuses s'empressaient de glaner. Rapportés au sein des maisons, les bruits faisaient fureur. De peur et de colère, les maîtres rougissaient, à qui mieux mieux juraient avant de se signer.
Abolition. J'étais sur la véranda, en guerre contre les cacas poules, lorsque j'en entendis parler. Quelque chose se passait. Un nouveau jour se levait.

Le bain a-t-il agi? Il faut croire que oui à entendre s'exciter mon attachée de presse. On a gagné. En huit ans de carrière, c'est la première fois que je suis invitée sur le plateau d'une chaîne de télévision normale. Je ne compte pas les télés communautaires où l'on vous grime entre deux portes, où l'on vous offre de l'eau du robinet, où l'on vous interviewe en groupe, avec un vice-président d'association, où l'on s'excuse, au bout du compte, de vous avoir fait déplacer en RER pour rien. Oups!Le cameraman n'est pas là, oups! La présentatrice à tête et cervelle de starlette de maloya n'a pas lu votre livre. Je ne compte pas non plus mon apparition de trois secondes dix-huit sur TF1 en mars 2002. À l'occasion de la journée de la femme, la chaîne avait réalisé un micro-trottoir et recueilli le témoignage de quatorze anonymes. Non. Ce qui m'arrive aujourd'hui est proprement ébahissant. Fini l'incognito, le gang des francophones et l'underground. ON va me voir à la télé. Pas seulement ma mère, mon oncle Pilate et ma cousine, mais aussi Dave, Gavalda, la flic de l'autre jour, la conseillère junior de Pôle emploi, Paris, l'Ile-de-France, la France, l'univers, puisque l'émission où je suis invitée à parler de Ma Sauvage sera rediffusée sur TV5 Monde.
Est nègre l’homme capable de coquer dix femmes à la minute. De fabriquer des mensonges cent fois plus gros que lui. De te voler ta vertu sans prendre de plaisir. Est nègre le dorlis, le chien savane. Est nègre l’homme qui te dit A et pense B. Qui te jure B et pense A. L’homme qui rement. L’homme qui repart. Qui disparaît sans scrupule. Revient sans commentaire. Est nègre celui qui te viole du regard. Te fait cinq gosses dans le dos. T’en fait voir de toutes les couleurs, te déclare que c’est lui l’homme et que tant que cela durera, le nègre durera. Est nègre l’homme dont tu rêves. Que ta peau, ton corps et ton sexe cherchent jusqu’à en perdre la raison. Est nègre enfin celui dont ton père te parle, ta mère te parle, les mauvaises langues te parlent depuis nanni nannan, depuis que le Noir est nègre
C'est physique, écrire. Façonner, enduire, pétrir, balayer, coffrer, peindre, vitrifier, agrandir, creuser, ajuster, équiper, cimenter, bâtir, sceller, assembler, échafauder, élever, forger, chauffer, éclairer, meubler.
C'est rester seule, aussi.
Il y a de la violence dans le regard de nos maîtres, des jurons dans leur bouche lorsqu'ils brûlent nos ventres. Ils rient toujours après, nous comparent à des guenons noires, celles qui peuplent les monts de la grande Arabie.