Le comble, pour un linguiste de renom, serait peut-être de se retrouver dans une situation où ses connaissances ne l'aident en rien, et où toute tentative de communication avec d'autres individus se solderait par un échec. C'est ce qui arrive à Budaï, brillant intellectuel hongrois parti pour un congrès à Helsinki. Or, à l'aéroport, confusion. Budaï se trompe d'avion sans s'en rendre compte, s'endort pendant le vol et se réveille dans un pays dont il ne connait ni le nom, ni l'emplacement géographique, et encore moins la langue. Impossible de communiquer, de trouver une solution afin de rentrer chez lui, et rien ne peut lui indiquer où il se trouve. Après la surprise, l'aspect comique d'une telle situation, vient l'effroi, le sentiment glaçant d'absurdité. Dans cette ville impersonnelle où il se sent rejeté, anonyme parmi la foule, Budaï verra sa pugnacité mise à rude épreuve, perdra foi en l'humanité, un peu, mais trouvera un réconfort auprès d'une petite liftière dont il n'arrive pas à comprendre le nom. Ah, Epépé ....
Quel étonnant roman ! Débuté par une excellente préface d'Emmanuel Carrère, il se poursuit avec une narration rythmée, prenante. Tout surprend, dans Epépé. Le lecteur est aussi déboussolé que le personnage principal, ils ne peuvent s'aider l'un l'autre. De pérégrinations urbaines à travers la jungle du métro, des rues bondées, des centres commerciaux débordant de vie en moments d'intense solitude, rien ne semble avoir de fin, dans Epépé. Les gens qui peuplent ce mystérieux pays semblent imperméables à toute tentative de communication, même lorsque le pauvre Budaï en est réduit à utiliser ses mains, des dessins etc.... Les premiers chapitres, on rit, c'est assez cocasse, tout de même, un linguiste qui ne peut pas parler la langue d'un pays...
Et petit à petit, on rit jaune, puis on ne rit plus du tout. L'absurdité de la situation en devient oppressante, la mauvaise blague dure trop longtemps. Mais notre Budaï ne se décourage pas, il continue de chercher des moyens de rentrer chez lui, dépensant son énergie comme s'il nageait à contre-courant. Roman écrit en Hongrie lorsqu'elle faisait partie du bloc communiste, on sent que Ferenc Karinthy cherche à faire passer un message politique. L'uniformisation des gens, le côté impersonnel des bâtiments, des magasins, des gens, cette impression de pouvoir les substituer les uns aux autres, l'incompréhension... Tout rappelle une satire des régimes totalitaires, et surtout la fin, cette grande révolution populaire sanglante fait écho à beaucoup d'évènements historiques de l'Europe de l'est.
Roman faussement léger et drôle, Epépé frappe par sa gravité, par son sérieux, par l'angoisse qui peut émaner d'une situation aussi grotesque qu'une erreur d'aiguillage. C'est une plongée au coeur d'un système qui broie les individus afin de les recracher en une masse si compacte qu'elle écrase ceux qui auraient décidé d'aller contre. C'est un roman qui fait réfléchir, en plus d'être diablement intéressant, sur le plan linguistique. Que de petits bonheurs pour ceux qui s'intéressent à l'étymologie, aux sonorités, aux ressemblances entre les langues. On suit avec délice les interrogations de Budaï sur ce drôle de langage, on fait des hypothèses, on se trompe, on recommence. Un bonheur de lecture.
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