Florence Weber

Les textes limpides sont les plus travaillés.

Nous ne sommes pas dans une logique de l'échantillon : ce que nous observons ne "vaut" pas pour une autre population que celle que nous avons enquêtée directement. (...) Pour autant, nous n'abdiquons pas toute ambition à la généralisation. Simplement nous ne généralisons pas sur des "individus" ou des "populations", mais sur des "processus" et des "relations". Et surtout, nous entrons dans une logique cumulative : nous nous essayons à des interprétations et des hypothèses, par définition générales, qui ont vocation à être contestées, ici et ailleurs.
(...) Dans ces conditions, l'horizon d'attente de l'ethnographie [est] la généralisation partielle : sous telle et telle condition, dans tel ou tel contexte, si tel événement (action) a lieu, alors tel autre événement (réaction) devrait suivre. C'est ce qui nous permet de tenir à égale distance l'individualisme méthodologique (qui postule les singularités individuelles comme des "explications" des relations sociales) et l'hypostase des collectifs (qui postule les "classes", les "groupes" ou les "forces sociales" comme des "explications" des actions individuelles).

Ne dites jamais que vous observez (on vous traiterait de voyeur) ou que vous enquêtez (on vous traiterait de flic) mais que vous faites un "travail d'étudiant", que vous étudiez la région, le village, l'histoire du quartier, etc. Affirmez d'emblée votre appartenance à un autre univers : vous serez ainsi moins soupçonné (d'être un démarcheur, un voleur, un espion, un contrôleur ; toutes catégories détestables qui se cachent avant qu'on les démasque). Jouez le plus franc jeu possible. Faites confiance à vos enquêtés : ils vous feront confiance. Ne les craignez pas : ils ne vous craindront pas. Jouez sur les mécanismes de la réciprocité. (p. 83)

Il n'y a pas de bon entretien approfondi sans enregistrement. C'est une condition sine qua non. Vous n'avez donc pas à tergiverser : à chaque fois que vous réalisez un entretien approfondi, vous devez tout faire pour enregistrer, quitte à négocier longuement avec vos interviewés. Demandez toujours l'autorisation d'enregistrer. (...)
En monopolisant votre attention, [la prise de notes] vous empêchera d'être libre dans la conduite de l'entretien. Vous ne serez pas entièrement présent dans l'interaction, vous ne pourrez pas donner les signes non verbaux qui facilitent l'échange. L'enregistrement est donc plus qu'une simple raison de confort, il conditionne la qualité de votre écoute.
(...) Les notes d'entretien les mieux prises donnent toujours l'impression d'un entretien en pointillé, en quelque sorte décharné, où il manque ce qui fait tout le sel d'un entretien : le ton, les silences, les hésitations, les rires, la gêne, bref l'expression des sentiments, essentielle pour interpréter l'entretien.

Condition fondamentale pour qu'il s'agisse d'une "enquête ethnographique" : il faut enquêter sur un milieu d'interconnaissance, il faut que vos enquêtés soient en relation les uns avec les autres et non pas choisis sur des critères abstraits. Dans le cas contraire, vous faites des entretiens ou des observations "qualitatives", vous ne faites pas une "enquête ethnographique". (p. 12)

Il faut savoir que, sur un terrain, on ne choisit pas ses enquêtés, ce serait peut-être même le contraire. (p. 31)

L'ethnographie affirme de facto le primat de l'interaction sur les individus et les institutions, même si l'analyse du cadre de l'interaction, de ses formes et de son contexte, est centrale dans toute bonne description ethnographique et amène à restituer, au sein même du présent ethnographique, le poids des institutions et des objets, leur durée propre (le mort saisit le vif) ainsi que leurs manipulations et leurs réinterprétations incessantes par les individus.

L'entretien ne prend sens que dans un contexte. (p. 223)

Des inconvénients des "guides d'entretien" : (...) Vous vous croyez obligés de suivre et de respecter (même de manière lâche) un ordre de questions. Vous n'êtes pas entièrement attentif aux propos de l'enquêté, vous ne pouvez pas suivre de près son regard, son attitude, ses gestes. (...) Prisonnier de votre guide, vous cherchez à recadrer sans cesse l'entretien pour l'ajuster à votre questionnement préconstruit. Dans ces conditions, aucune hypothèse nouvelle ne sortira de vos entretiens. Vous stérilisez à l'avance la fécondité de l'instrument d'enquête. (p. 178-179)

L'ethnographie a pour vocation originaire de rendre la parole aux humbles, à ceux qui par définition n'ont jamais la parole : tribus isolées en terrain exotique, peuples colonisés (ethnologie traditionnelle), classes dominées ou groupes en voie de disparition dans les sociétés développées (ethnologie chez soi).