Citations de Franck Pavloff (131)
La ville autiste découpait le monde en tranches d'humanité sourdes les unes aux autres.
Comme des retrouvailles de naufragés sur une île qui savent tout des passagers de la croisière sans se rappeler sur quel pont du Titanic ils se sont croisés ,et c'est pour ça qu'ils sont dans la nostalgie sans pouvoir se l'avouer et qu'ils ne peuvent plus se quitter.
Quelque temps après, c'est moi qui avais appris à Charlie que le Quotidien de la ville ne paraîtrait plus.
Il en était resté sur le cul : le journal qu'il ouvrait tous les matins en prenant son café crème !
- Ils ont coulé ? Des grèves, une faillite ?
- Non, non, c'est à la suite de l'affaire des chiens.
- Des bruns ?
- Oui, toujours. Pas un jour sans s'attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu'à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu'il fallait penser, certains même commençaient à cacher leur clébard !
- À trop jouer avec le feu ...
- Comme tu dis, le journal a fini par se faire interdire.
- Mince alors, et pour le tiercé ?
- Ben mon vieux, faudra chercher tes tuyaux dans les Nouvelles Brunes, il n'y a plus que celui-là.
Les poètes polissent de leurs mots le miroir des fous.
"Va pour Odjé, pourquoi pas, les noms appartiennent à ceux qui les donnent, pas à ceux qui les portent." "J'comprends pas, moi c'est Tina pour tout le monde." "Erreur, quand tu prononce Tina à mon oreille gauche l'oreille droite entend Anita parce que mon monde à moi est rond." "Déconne pas." "Si, les lettres partent dans un sens font le tour du monde et me reviennent à l'envers." "Tu rigoles, la Terre t'obeit pas." "Va savoir." p.17
Pour elle, emprunter le chemin de la mémoire, c'était s'enfoncer sous terre et elle découvrait qu'en se déplaçant à sa surface on pouvait retrouver une époque révolue. Comme si hier était aujourd'hui, mais ailleurs.
Les yeux tournés vers l'intérieur, il est absent. Avec ses chaussures terreuses délacées, on dirait un gamin de zone de conflit tenant la pose pour un photoreporter subjugué par l'étrange décalage entre son corps de gamin barbouillé de poussier et son visage d'une beauté grave.
A présent que sa mère n'est plus en état de le lui reprocher, elle pourrait décacheter la boîte, mais les secrets dévoilés s'ouvrent souvent sur de nouvelles impasses.
Sur le chemin du retour, ils partageront le pain d'alouette, dernier quignon au fond de la musette paternelle, à la saveur merveilleuse du monde des adultes d'en bas, et il rêvera du jour où enfin il sera en âge de descendre à la fosse.
« Tant qu’on est petit, la mère sur nous veille, mais plus tard on la défend. »
En quittant l'Etablissement, elle a jeté un coup d'oeil à la salle d'art-thérapie et en est restée médusée. Aux murs étaient punaisées de grandes feuilles identiques à celles des cloisons de la roulotte. Des dessins débordant de gnomes grimpant les uns sur les autres, de toiles d'araignées gris sur gris, de moisissures verdâtres cloquées de jaune, mais aussi des figures géométriques répétitives à l'infini, des cercles emboîtés dans d'autres cercles de couleurs vives, des mandalas de l'enfermement. Elle a poussé la porte, s'est approchée des visions des résidents, et c'était comme si elle touchait du doigt les crayonnés fantastiques et les zones de turbulences de l'étranger.
La Montagne Perdue est-elle un continent englouti où s'égarent les êtres qui se cherchent, ou un îlot d'espérance auquel chacun s'accroche ?
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Comme elle, pense-t-il, on dirait que son fils dialogue en couleurs. Derrière son regard fixe on devine un monde grouillant qui maintient tout son corps en tension. Un faux pas et il pourrait perdre pied. Il avance en terrain miné comme un petit soldat du Donbass. Le contour des choses semble peu lui importer, il s'attarde à leur éclat. Les pierres qu'il avait en main l'autre jour n'étaient pas des cailloux, il tenait entre ses doigts du vert. La couleur verte était elle-même l'essence des choses. Qu'elle prenne la forme d'un caillou, d'une branche, d'une casserole ou d'un fer à repasser ne changeait rien à leur réalité, pour lui la lune devait être verte et les étoiles vertes. Pas étonnant qu'il descende et remonte à reculons les marches de sa maison. Pour échapper à l'armada des demi-teintes c'est comme déjouer les ruses de l'ennemi, on n'est jamais assez prudent. Il en sait quelque chose, ses bras en portent les cicatrices.
Elle n'aime pas être brinquebalée, dès qu'on la laissera tranquille elle retournera vers l'odeur de thym et de lavande. Elle sourit comme une enfant malade. Nature, berce-la chaudement. Elle se recroqueville dans le fauteuil, presque fossile.
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Un long silence scelle leur impossibilité d'en dire plus. Ils se sont octroyés la prérogative des interdits et le mystère qu'ils taisent leur vaudrait les foudres des dieux s'ils venaient à l'entendre.
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Après un moment d'hésitation et malgré le danger qui rôdait, alors que ses amis, prudents, s'en étaient allés, debout, seul sous un méchant crachin, il a dit le poème préféré de son père. Des mots d'espérance:"par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers, picoté par les blés, fouler l'herbe menue"
La suite s'est perdue dans le fracas des roquettes russes tirées par un camion militaire à la porte du cimetière et il a dû crier en fuyant"rêveur! j'en sentirai la fraîcheur! à mes pieds! Je laisserai le vent! baigner ma tête! nue!"
L'une pense à des propos de derrière le miroir, l'autre que trop de questions amènent ivresse et folie. Les merveilles d'Alice et les illuminations de Rimbaud vont à l'unisson à travers la Montagne perdue.
Pendant la descente, elle se défait de la réalité du haut, se métamorphose, s'allège des contraintes de sa vie écartelée, oublie jusqu'à l'étrange identité de son prénom, Détélina.
Elle devient Alice à l'affût des merveilles, dans un pays où la nuit et le jour restent à réinventer. Détélina passe de l'autre côté du miroir.
(Parlant de la boue ocre que les nouveaux curistes en vacances thalasso s'étalent sur leur corps tout à fait insouciants et ne pensant qu'à leur bien-être).
...la glaise ocre venait à grands frais des bords de la Vitoul, le fleuve qui traversait la ville martyre de Ran-Mositar. Elle était de bonne qualité mais on y trouvait parfois des morceaux d'os et de chair et il fallait la filtrer avant d'en faire des emplâtres. Chrétiens et musulmans s'étaient étripés le long des rives du vieux pont et tous les cadavres n'étaient pas partis au fil de l'eau.
...Nous nous sommes juré "plus un mot", mais les chiens qui ont fouillé nos ventres cherchent à nous trancher la langue pour que nous ne soyons plus que des bouchés cousues, eh bien non, ça suffit, il faut parler, crier !
Elle lui saisit très fort la main, l'obligea à se lever.
- Crie avec moi, on est vivantes, on a le droit de crier pour nous et pour celles qui n'en ont plus la force !
... sa voix s'éleva, plus pointue qu'une dague, déchirant le voile de toutes les nuits muettes. Irini s'approcha en tremblant, se mit à gémir doucement, puis un son rauque jaillit de sa gorge, un autre chant, plus grave, dont la tonalité profonde s'ajusta en polyphonie aux cris de Catrina. Le temps de demander des comptes était venu.
On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n'arrive jamais. J'ai peur. Le jour n'est pas levé, il fais encore brun dehors. Mais arrêter de taper si fort, j'arrive.