Critique de Aliocha Wald Lasowski pour le Magazine Littéraire
Comment l'émotion, le corps, le toucher sont-ils vécus par ceux qui font profession d'abstracteurs ? s'interroge le philosophe François Noudelmann. Comment sont-ils affectés par la pratique musicale, dans cette « subjectivation où se jouent les réglages et les déréglages d'une relation au réel » ? Une activité révélatrice qui met en jeu, explique l'auteur, un autre langage, l'imaginaire des affects, de nouvelles formes de temporalités. À travers ces vibrations de pensées, de rêves et de désirs, le piano favorise l'émergence d'un style. Comment développer la question du toucher quand le piano la met à l'épreuve ? Amuseur et déchiffreur, le toucher de Sartre oscille entre le raffinement et la gaucherie. S'il commente Xenakis, il adore jouer chez sa fille les Préludes de Chopin. Mais c'est un air de jazz, Some of These Days, qui sublime le désenchantement de Roquentin englué dans le monde.
Philosophe-artiste, Nietzsche pleure d'émotion en jouant des mazurkas. Le morceau de Chopin qu'il préfère est la Barcarolle en fa dièse majeur, qui reproduit le balancement des barques vénitiennes. L'Italie lui est rendue. Voici ses antidotes : l'opéra de Carmen, l'amour de Lou Salomé, l'écriture de Zarathoustra, quand le chant du bel canto crée un autre rapport à la terre et au monde, dans la limpidezza de l'air méditerranéen. Noudelmann montre comment la musique commande ces métamorphoses : Nietzsche qui marche, compose, désire, s'exalte, écrit, possédé par une extrême sensibilité musicale dont le piano constitue le marteau-diapason.
Passionné de Schumann, Barthes trouve dans la musique la suspension de tous les pouvoirs. La pratique du piano est un ethos, le style de vie d'une subjectivité mouvante. Gaucher, Barthes interprète Schumann en opposant à la maîtrise technique le fragmentaire, le caprice. Avec, toujours, le rapport amoureux à ce qui est perdu.
Dans cet engagement décollé du politique et du discours théorique, se construisent des pulsations, des tempos et des frappes inédits. Une disponibilité imprévue de la peau, des nerfs, des humeurs. Leur rapport à la musique découvre l'autre visage de ces écrivains penseurs : « L'unité du moi est une construction qui masque des dissonances et des rythmes intimes avec lesquels nous ne cessons de composer », écrit à merveille Noudelmann. À les suivre au piano, il nous fait découvrir la part de scrupule et d'invention, de contrainte et de fuite qui est en chacun de nous.
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