Citations de François-René de Chateaubriand (1163)
Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l’état matériel s’améliore, le progrès intellectuel s’accroît, et les nations au lieu de profiter s’amoindrissent : d’où vient cette contradiction ?
C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. En tout temps il y a eu des crimes ; mais ils n’étaient point commis de sang−froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d’une manière différente, c’est qu’on n’était pas encore, ainsi qu’on l’ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l’homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu’on peut en tirer d’utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries.
Ces Mémoires seront le temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs.
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Voilà comment s'expliquent le dépérissement de la société et l'accroissement de l'individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l'intelligence, il y aurait contrepoids et l'humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire: la perception du bien et du mal s'obscurcit à mesure que l'intelligence s'éclaire; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s'élargissent.
Partout où l'on agit doucement envers les animaux, ils sont gais et se plaisent avec l'homme. En Allemagne et en Angleterre on ne frappe point les chevaux, on ne les maltraite pas de paroles; ils se rangent d'eux-mêmes au timon; ils partent et s'arrêtent à la moindre émission de la voix, au plus petit mouvement de la bride. De tous les peuples les Français sont les plus inhumains: voyez vos postillons atteler leurs chevaux? ils les poussent aux brancards à coups de bottes dans le flanc, à coups de manche de fouet sur la tête, leur cassant la bouche avec le mors pour les faire reculer, accompagnant le tout de jurements, de cris et d'insultes au pauvre animal. On contraint les bêtes de somme à tirer ou à porter des fardeaux qui surpassent leurs forces et, pour les obliger d'avancer, on leur coupe le cuir à virevoltes de lanières: la férocité du Gaulois nous est restée: elle est seulement cachée sous la soie de nos bas et de nos cravates.
Le soleil couchant, pâle et noyé à l'horizon d'une sapinière, éclairait le solitaire asile où nul autre homme que moi n'était debout. Quand serai-je couché à mon tour? Êtres de néant et de ténèbres, notre impuissance et notre puissance sont fortement caractérisées: nous ne pouvons nous procurer à volonté ni la lumière ni la vie; mais la nature, en nous donnant des paupières et une main, a mis à notre disposition la nuit et la mort.
Quand le malade s'attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre à l'abri de ses larmes: si le moyen était sûr contre les pleurs, il faudrait élever une statue à l'auteur de la découverte.
Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d'un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu'un peu de bruit se soit attaché à mes pas; j'ai passé devant lui comme l'être le plus inconnu; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité; mon nom n'est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire: heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi ! je m'en suis senti échauffé le reste de ma vie: il y a une vertu dans les regards d'un grand homme.
Je n'étais pas ému: la grandeur de l'âme ou celle de la fortune ne m'imposent point; j'admire la première sans en être écrasé; la seconde m'inspire plus de pitié que de respect: visage d'homme ne me troublera jamais.
Toutes les âmes n'ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons.
L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes: il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent; lorsqu'il en fait la revue et qu'il les nomme, ils répondent: "Présents !" Aucun ne manque à l'appel.
Ce changement dans mes opinions religieuses s’était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu’un esprit religieux était paralysé d’un côté, qu’il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu’à lui, tout supérieur qu’il pût être d’ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change ; je supposais dans l’esprit religieux cette absence d’une faculté qui se trouve précisément dans l’esprit philosophique : l’intelligence courte croit tout voir, parce qu’elle reste les yeux ouverts ; l’intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu’elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m’achevait : le désespoir sans cause que je portais au fond du cœur.
Personne ne s'occupait de moi; j'étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu; nous partions, l'un et l'autre, de l'obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes.
Dés ma jeunesse, mon impartialité politique ne plaisait à personne. Au surplus, je n'attachais d'importance aux questions soulevées alors que par des idées générales de liberté et de dignité humaines; la politique personnelle m'ennuyait; ma véritable vie était dans des régions plus hautes.
Avec mon père finissait le premier acte de ma vie: les foyers paternels devenaient vides; je les plaignais, comme s'ils eussent été capables de sentir l'abandon et la solitude. Désormais j'étais sans maître et jouissant de ma fortune: cette liberté m'effraya. Qu'en allais-je faire ? A qui l'a donnerais-je ? Je me défiais de ma force; je reculais devant moi.
Ceux qui me traitent d’hypocrite et d’ambitieux me connaissent peu : je ne réussirai jamais dans le monde, précisément parce qu’il me manque une passion et un vice, l’ambition et l’hypocrisie. La première serait tout au plus chez moi de l’amour-propre piqué ; je pourrais désirer quelquefois être ministre ou roi pour me rire de mes ennemis ; mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fenêtre.
De plus en plus garrotté à mon fantôme, ne pouvant jouir de ce qui n'existait pas, j'étais comme ces hommes mutilés qui rêvent des béatitudes pour eux insaisissables, et qui se créent un songe dont les plaisirs égalent les tortures de l'enfer. J'avais en outre le pressentiment des misères de mes futures destinées; ingénieux à me forger des souffrances, je m'étais placé entre deux désespoirs; quelquefois je ne me croyais qu'un être nul, incapable de s'élever au-dessus du vulgaire; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais appréciées. Un secret instinct m'avertissait qu'en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais.
Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus ; j'étudiais encore, je jetai là les livres ; mon goût pour là solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais ; je ne dormais plus ; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleins de délices.
Dès ce moment, j’entrevis que d’aimer et d’être aimé d’une manière qui m’était inconnue devait être la félicité suprême. Si j’avais fait ce que font les autres hommes, j’aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe ; mais tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L’ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude, firent, qu’au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d’objet réel, j’évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoire du coeur humain offre un autre exemple de cette nature.
À peine étais-je revenu de Brest à Combourg, qu’il se fit dans mon existence une révolution ; l’enfant disparut et l’homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent.
D’abord, tout devint passion chez moi, en attendant les passions mêmes. Lorsque, après un dîner silencieux où je n'avais osé ni parler ni manger, je parvenais à m'échapper, mes transports étaient incroyables; je ne pouvais descendre le perron d'une seule traite: je me serais précipité. J'étais obligé de m'asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation; mais, aussitôt que j'avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais à courir, à sauter, à bondir, à fringuer, à m'éjouir jusqu'à ce que je tombasse épuisé de forces, palpitant, enivré de folâtreries et de liberté.
Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui. Mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie.