Françoise Barbe-Gall: Rousseau un soir de Carnaval.
l'idée flotte encore dans beaucoup d'esprits, que les après-midi pluvieux fournissent une excellente occasion d'aller visiter un musée. Il est évident qu'en vacances, alors qu'un beau soleil brille, on préfère en général faire autre chose que "s'enfermer" avec des tableaux... Voilà une notion à renverser : elle suppose que l'on se résigne à entrer dans ce genre d'endroit une fois épuisées toutes les autres possibilités de "passer le temps". Une balade au musée doit être un choix, pourquoi pas une fête, certainement pas une solution de rechange ou un pis-aller. Il est de surcroît infiniment plus plaisant d'apprécier des peintures éclairées par une belle lumière que par temps gris. .... De tels détails ne comptent pas pour l'amateur déterminé, mais ils peuvent fausser complètement les premières impressions d'un enfant.
"Le peintre se moque du monde"
Un artiste, comme tout le monde d'ailleurs, a en général autre chose à faire... Ce qui demeure c'est qu'il exerce sa liberté créative d'une façon qui agace parfois le spectateur. La sensation d'être floué résulte des attentes frustrées d'un public ayant a priori une idée précise de ce que l'oeuvre est censée lui apporter... Pourtant, le spectateur qui se sent victime d'une supercherie omet un détail important : il ne saurait être pris pour cible puisque rien ne l'oblige à regarder une oeuvre et encore moins à l'apprécier. Un tableau ne s'impose à personne, il propose ce qu'il est.
"Les corbeaux font un peu peur..."
On leur a souvent attribué une signification déplaisante, à cause de leur couleur noire. Il est possible que dans ce tableau, ils représentent la mort. Pourtant il faut se méfier de ce genre d'interprétation, car la même chose peut symboliser des idées opposées. Ainsi dans l'Antiquité, les Romains comprenaient le croassement de cet oiseau ("cra, cra") comme le mot latin "cras" qui signifie "demain"... Entendu ainsi le corbeau est associé à l'espérance...
(Tableau 9 Pieter Bruegel l'Ancien, Paysage d'hiver avec patineurs)
Apprendre à regarder un tableau suppose, avant toute chose, que l'on veuille bien, littéralement, en croire ses yeux : l'image telle qu'elle nous parvient résulte des choix, des décisions ou des refus d'un artiste face au vide d'une toile. Lui accorder une véritable attention, c'est se donner une chance de découvrir ce qu'elle ajoute à l'espace de visibilité dont nous disposions.
Le peintre ne déplace pas le sens du tableau vers un plus tard, un ailleurs, ni un peut-être. Le problème n'est pas d'attendre quelque chose mais d'être, foncièrement, en tant qu'humain, un être d'attente. Avec une douceur implacable qui rend tout supportable, Rothko amène le spectateur à affronter cette double vérité enfouie au plus profond de la peinture : le besoin d'image qui le taraude et son impossibilité définitive de la voir.
La couleur paraît s'évanouir. Elle laisse deviner la splendeur de ce qui reste invisible. Au point d'en atténuer le désir. Mais quelque chose force à rester encore. Le temps d'accompagner l'ocre jusqu'à sa disparition, de se laisser emporter par la chaleur du rouge qui ne s'éteint pas.
Un horizon rose parcourt en tremblant la toile incandescente. Tout pourrait changer encore.
Le tableau est un seuil.
p.302, Chêne, 2016 (originale 2006)
Se trouver devant un tableau pour l'observer est une chose. Se tenir face à lui, comme on le ferait devant une autre personne, dans une relation harmonieuse qui ignore les rapports de force, en est une autre. Le vide apparent du tableau délie celui qui regarde de ses anciens devoirs : son raisonnement n'est pas sollicité. Il peut le laisser de côté. Tout ce qu'on lui demande, c'est d'être là. Mais d'y être vraiment. Le spectateur adopte la juste position sans y penser, il avance un peu trop, il recule, se cale bien au centre... Il s'accorde physiquement au tableau, puis consent, finalement, à l'immobilité. C'est à ce prix que l'oeuvre se met à exister. On en prend conscience peu à peu, comme si elle commençait à vibrer à mesure que l'on se détache de tout ce qui n'est pas elle. Le tableau de Rothko définit son territoire. Il supprime en douceur le monde qui l'entoure.
p. 299-300, Chêne, 2016 (originale 2006)
Ceux de la préhistoire ne travaillaient pas avec plus de matériaux. Ils cuisaient les ocres, mariaient les noirs et le blanc, posaient là les traces de leurs mains et les silhouettes des grands troupeaux. Entre eux et les forêts trop sombres, à l'abri des cavernes, il y eut cette décision irréversible : faire surgir les formes dessinées de ce qui fait peur ou de ce que l'on voudrait voir approcher. Inventer un espace qui donne au monde ce qui lui manque. Un trait d'union entre cet au-dehors sans limites et les sensations qui n'ont pas encore de nom. Une image.
Le travail de Tápies réveille cette qualité originaire de la peinture.
p.52, Chêne, 2016 (originale 2006)
L'atelier ne suffit plus aux oeuvres à venir. Les jeunes peintres étouffent entre les murs chocolat ou vert olive dont la tradition a consacré l'usage, et que l'on retrouve partout dans les oeuvres académiques, fonds de portraits ou décors aux tonalités absentes. Ils y apprennent les ficelles du beau métier, le dessin et la composition auprès de maîtres de bonne foi qui tentent de discipliner leur enthousiasme. Mais l'élégance convenue des modèles, la froide distinction des sujets ne parviennent plus à les convaincre de la légitimité de cet enseignement. Ils ont envie d'autre chose et surtout, de ce monde qui les attend dehors et qui ne leur apparaît pas contradictoire avec les buts de l'art.
La vie contemporaine est riche de sujets inexplorés...Il suffit d'aller les chercher où ils sont et d'emporter une boîte de ces nouvelles couleurs en tube...Leur soif de tout voir les entraîne non vers un lointain imaginaire mais sur le pas de la porte, au fond du jardin, dans les rues, car ce qui les intéresse ne relève ni de l'exception ni de l'exemplaire, dont l'art s'est le plus souvent nourri : tout, désormais, sera spectacle.
Sous prétexte que la peinture des jeunes enfants seraient abstraite, on peut tomber dans le travers assez répandu qui consiste à ne leur montrer que de l'art abstrait dans lequel ils sont censés se reconnaître... Cela entraîne une pénible confusion : porter l'accent sur des similarités techniques - ou ce que l'on prend pour telles - ne fait que déplacer la question, trop vite réglée, du "qu'est ce que ça représente", vers celle du "comment c'est fait".