Citations de Frédéric Viguier (121)
On nous préparait déjà à souffrir socialement, au collège, en nous disant que réciter des poésies nous aiderait plus tard, quand il faudrait faire bonne impression devant un patron.
Elle ne veut pas que je l'oblige à " comprendre " , elle préfère se choisir des ennemis, les combattre lui a permis de mieux accepter l'absence.
N'importe quel écrivain un peu consciencieux aurait pu raconter en bon français le calvaire de Sylvain Chabaud et démontrer la respectabilité de sa décision, celle de mettre fin à ses jours. L'empathie ainsi créée, à l'égard d'un homme "comme vous et moi " aurait fait des lecteurs les témoins d'une descente aux enfers au trajet balisé par deux flics aux méthodes de cow-boys. Tout le monde aurait été amené à se questionner sur ce qui guette, un "ce" qui arrive pas toujours qu'aux autres, et la maman de Sylvain Chabaud aurait peut-être trouvé, dans cette complaisance de traitement, le moyen de se consoler. Mais je n'étais pas un écrivain consciencieux, et j'avais à l'égard du genre humain plus de certitudes que de doutes, telle que celle de penser qu'une victime n'a pas toujours besoin d'un bourreau pour exister.
Le plus important n'est pas ma survie littéraire, mon égo a finalement moins d'appétit que mon estomac.
Elle espérait humblement que son texte me servirait de "base de travail" même si elle aurait préféré n'avoir rien écrit pour ne pas être assimilée à ceux qui se permettent d'utiliser la littérature pour se " faire du bien ", ou qui écrivent par thérapie.
Avant de pianoter sur l'écran de son téléphone, de le rapprocher de son visage, et de lire: " Emmurer la souffrance, c'est prendre le risque qu'elle te dévore de l'intérieur. " Elle m'a ensuite dévisagé je n'avais rien à répondre à cette évidence, sauf peut-être qu'il n'y avait que les artistes pour oser faire céder le ciment de la connerie, qui faisait de nos âmes les emprisonnées de la souffrance.
C'est l'enseigne qui avait l'activité saisonnière la plus forte durant l'été qui accepta de lui faire signer sa première convention de stage. C'est peut-être cette même enseigne qui comprit, le plus vite, qu'une stagiaire payée la moitié du minimum syndical pouvait être un investissement intéressant à une période où les arrêts de travail pour migraine estivale étaient assez fréquents. C'est ce qu'elle s'est dit, car elle était incapable d'imaginer que l'on puisse être intéressé par elle, elle qui ne s'intéressait jamais aux autres.
Je ne veux penser qu'au temps qui passe, mais le temps passe et ma situation ne s'arrange pas
Elle a ouvert la porte brutalement et la secrétaire de direction, évidemment surprise, l'a regardée comme le jour où, il y a vingt ans, elle s'était adressée à elle avant son rendez-vous raté avec le directeur de l'époque.
Elles étaient les deux plus anciennes salariées du magasin, et leur haine avait le même âge. [...] "J'ai besoin de voir le directeur, c'est très important, et très urgent... Je compte sur vous... Il faut absolument que je le voie... C'est une question de... survie." [...] La secrétaire de direction lui a répondu qu'elle ferait le nécessaire, mais pas tout son possible, comme elle le faisait depuis vingt ans.
En général, c'était plutôt la guerre entre les responsables de rayon. Une guerre nourrie par l'appréhension des comparatifs de chiffres d'affaire et de marges, et par l'assiduité que mettait la hiérarchie à pousser les responsables à surpasser leurs voisins géographiques et leurs homologies des autres magasins du groupe. Il fallait être reconnu, insatiable et rentable. Et tout ça avec le sourire. En fait, des sortes de rictus, quand, à six heures du matin, on doit simuler l'enthousiasme à la place d'un bâillement.
- Vous êtes la secrétaire de direction ?
- Parfaitement. Et vous, vous êtes l'une des stagiaires du secteur textile.
- Je suis surtout la nouvelle responsable du rayon textile femme.
- Très bien... Enchantée... Ce n'est plus Gisèle qui s'occupe de ce rayon ? Je l'aimais bien Gisèle, elle me prévenait toujours avant, quand un article pouvait me plaire. Cela faisait un moment qu'elle ne me prévenait plus. Sûrement parce que les collections livrées par la centrale d'achat n'étaient pas intéressantes...
- Ou bien, qu'elle n'y pensait plus.
- Peut-être... Peut-être bien. Quand on n'a pas le moral, on s'isole vite des autres.
- Elle a été mutée à la station-service, elle se sentira peut-être moins seule...
- Quelle drôle d'idée. Comme voie de garage, ils n'ont pas eu beaucoup d'imagination...
La responsable du rayon textile femme les a regardés, puis s'est assise en soufflant bruyamment :
- Je n'en peux plus...
- Cela se voit...
- C'est-à-dire ?
- Tu as baissé de 2,75% sur la sous-famille des culottes taille S coloris vert par rapport aux ventes de l'année dernière. Tu sembles surprise. Sache que nous surveillons de près les données commerciales du rayon textile femme. Et cela ne nous rassure pas que tu ne connaisses pas les résultats économiques de ton propre rayon !
- Mais enfin... Les culottes vertes... Pourquoi pas les chaussettes noires ? Vous vous fichez de moi ! Vous cherchez quoi ?
- On ne cherche rien... Enfin si, on cherche à comprendre...
La responsable du rayon textile femme a pleuré, doucement, longuement... Le genre de sanglot qui aurait amélioré les ventes de mouchoirs en papier présentés en face des caisses n°3 et n°4. Une initiative désespérée du responsable du rayon produits hygiéniques, qui avait tapé 10 000 au lieu de 1 000 lors de sa passation de commande de réassortiment hebdomadaire.
Il fumait, toutes les heures, une ou deux cigarettes en compagnie d'un collègue, ou bien seul, sur le quai de déchargement, pour que la fumée ne soit pas interceptée par les capteurs d'incendie. Il n'allait pas risquer, en plus de sa santé, de perdre son travail pour ne pas avoir respecté le règlement de sécurité. Son cardiologue lui avait conseillé de pratiquer un sport et de changer de métier. Il avait changé de cardiologue.
Dès le premier jour, sa responsable lui a exposé très clairement la philosophie du rayon textile femme : "La nature a horreur du vitre, un magasin c'est pareil. Alors tu me bourres les penderies, les broches et les tablettes, et si tu n'as rien à mettre, tu étales. Comme la mauvaise herbe, quand elle ne peut pas pousser, elle s'étale. Comme tu vois, le commerce, c'est pas compliqué, c'est naturel. Avec moi, tu vas vite comprendre ce qu'il faut faire pour se faire bien voir par la direction du magasin : il faut bourrer les rayons !"
L'hypermarché, dans lequel elle travaille, est situé stratégiquement en bordure d'une grande route touristique. Son enseigne est visible de loin. La nuit, elle éclaire de rouge le bitume, et le jour elle barre l'horizon comme un écran de cinéma qui n'aurait rien à montrer d'autre qu'un titre sans générique, sans humanité, sans personne malgré la foule.
Mon père n'avait jamais eu ce regard. Un regard qui me reprochait d'être là, un regard qui me reprochait peut-être d'exister.
Le soutien que j'espérais, ce juge à qui j'aurais pu parler comme à un ami, à un ami que je n'ai jamais eu ; celui que l'inspecteur Morlat m'avait présenté comme l'ultime étape avant ma sortie, et mon retour à la vie normale, n'existe pas. Grochard et le juge sont une seule et même personne, un monstre à deux têtes. (...) Je m'attends à tant de reproches, je me prépare à tant de haine, que c'est peut-être ce qui me fait transpirer, dans ce bureau surchauffé où, un par un, les mots vont résonner comme des jugements, renvoyés comme des gifles par les épaisses moquettes rouges qui tapissent les murs.
Elle est devenue chef du secteur textile, dans une grande surface commerciale, parce qu’elle le mérite.
Dans le jargon professionnel, on appelle « hypermarchés » des magasins qui proposent sur des surfaces de plus de cinq mille mètres carrés une offre en libre-service de produits alimentaires et non alimentaires. »
L’hypermarché, dans lequel elle travaille, est situé stratégiquement en bordure d’une grande route touristique. Son enseigne est visible de loin. La nuit, elle éclaire de rouge le bitume, et le jour elle barre l’horizon comme un écran de cinéma qui n’aurait rien à montrer d’autre qu’un titre sans générique, sans humanité, sans personne malgré la foule.
L’organisation d’un hypermarché est très simple : il y a le directeur, qui parle essentiellement avec ses chefs de secteur et très peu avec les responsables de rayon. Et puis, il y a les chefs de secteurs qui parlent avec leurs responsables de rayon, et très peu avec les employés du libre-service. Et puis, il y a les responsables de rayon qui parlent avec leurs employés du libre-service, et très peu avec les stagiaires. Et puis, il y a les employés du libre-service qui parlent avec les stagiaires, et les stagiaires qui parlent entre eux.
Elle a été recrutée, il y a vingt ans, comme stagiaire.
Elle s'est levée pour débarrasser, elle a posé les assiettes vides dans l'évier et, quand elle est revenue vers la table, "il" l'a attrapée par le bras. Elle s'est assise sur ses cuisses, comme si la scène avait été écrite depuis longtemps, et qu'elle connaissait son rôle, et qu'elle respectait les consignes d'un metteur en scène.
"Il" a dégrafé son chemisier, et "il" a passé sa main dans la fente. Elle le laissait faire. Dans l'ombre, cachés, les seins frissonnèrent quand les mains de l'homme se posèrent sur la peau. Des mains qui n'avaient été modelées que pour cet instant, elle en était persuadée, se disait-elle, en se laissant aller. Elle l'a embrassé, cet homme qui la touchait, elle ne voulait plus réfléchir, se dominer. Elle ne pensait plus à nourrir sa haine ni à continuer de lutter pour rien. Car finalement elle le savait, c'était de "lui" dont elle avait besoin, et de rien d'autre, et de personne d'autre.