Indéniablement savoureux et fort habile, ce décryptage fictif, cynique et humoristique, de la politique russe contemporaine (et de son au-delà éventuellement non-dit), manque toutefois de la puissance originale des autrices et auteurs russes traitant le même matériau depuis déjà quelques années.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/01/12/note-de-lecture-le-mage-du-kremlin-giuliano-da-empoli/
Pendant vingt ans, Vadim Baranov a conseillé, dans le clair-obscur, le dirigeant suprême de la Fédération de Russie. Mais voici que cette éminence grise mystérieuse et redoutée disparaît soudainement, à la grande perplexité des observateurs avertis et autres kremlinologues : retraite ? accident ? décès ? Les projecteurs se déplacent sur d’autres opérateurs du champ politique russe, au premier rang desquels figure bien sûr, depuis longtemps, le Président lui-même, et la Russie se lance dans plusieurs aventures spectaculaires, et pas nécessairement heureuses. C’est quelques années plus tard, alors que l’invasion de l’Ukraine bat son plein, qu’une occasion est donnée au narrateur, à partir d’une passion partagée pour l’écrivain soviétique Evgeni Zamiatine, l’auteur du célèbre ‘Nous » en 1922, passion révélée presque accidentellement sur un réseau social lapidaire, de rencontrer face-à-face celui qui se fait appeler publiquement Nicolas Brandeis, mais qui n’est autre que l’ex-conseiller semi-occulte. Une occasion unique en effet, pour lui comme pour la lectrice et le lecteur, de bénéficier d’un regard unique, réel et imaginaire, sur la politique russe des (au moins) vingt dernières années.
Politologue italo-suisse de renom, dont l’essai « Les ingénieurs du chaos », à propos de la propagande politique à l’ère des fake news plus ou moins généralisées, a rencontré un immense succès, Giuliano Da Empoli, avec ce premier roman, écrit en français et publié chez Gallimard en 2022, nous offre une fable affûtée et savoureuse, nourrie d’authenticité et de documentation minutieuse savamment mâtinées d’humour noir, d’imagination rusée et de bons mots destinés à faire florès. Ne nous mentons pas à nous-mêmes : on prend un grand plaisir à lire ce « Mage du Kremlin ».
Alors, d’où viennent le léger malaise et la frustration que j’ai ressenti ? Sans doute du fait que, sans nier bien entendu les réels mérites de l’ouvrage, il y a eu là une très forte impression de déjà-vu / déjà-lu : chez Pavel Lounguine (dans son « Un nouveau russe » de 2002 au premier chef, y compris l’histoire d’amour centrale qui ressurgit ici si curieusement), chez Viktor Pelevine (dans son « Homo Zapiens » de 1999 plus particulièrement) et chez Vladimir Sorokine (surtout dans son « Lard bleu » de 1999, où l’injection tragi-comique de la littérature russe dans le contemporain joue déjà un rôle si essentiel), voire chez Gary Shteyngart (si l’on songe à son « Absurdistan » de 2006), toute la dimension homérique qui transforme ce réel documenté en mythe et / ou en farce cosmique figure déjà très largement. Et comme du côté du réel lui-même, au-delà de l’information bien connue internationalement, l’autrice de romans policiers Alexandra Marinina et la sociologue Svetlana Alexiévitch ont déjà accompli le travail du côté de « l’homme de la rue russe », il reste in fine surtout l’impression d’une vulgarisation réellement talentueuse (même si les traits marquants du mélange détonant comédie et cynisme sont souvent fortement soulignés et surlignés, là où les autrices et auteurs « de première main » savaient être plus diffus et plus implicites), agréable évidemment, mais manquant vraiment un peu trop de novum, comme l’aurait pensé dans d’autres contextes un Darko Suvin. Même certaines formules particulièrement heureuses, pourtant, semblent renvoyer comme un écho direct vers, par exemple, un Boris Groys (« Zamiatine a essayé d’arrêter Staline, il a compris que ce n’était pas un politique mais un artiste ») ou un Wu Ming (« Si les gens ne s’intéressent plus à la politique, nous leur offrirons une mythologie »), ce qui rend encore plus admirable l’éclectisme cultivé de l’auteur, mais renforce le sentiment de manque d’autre chose, plus personnel, peut-être.
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