Ainsi, lecteur inconnu, mon ami, si vous avez à perdre une heure de votre temps, venez vous asseoir avec moi parmi les Esprits d'autrefois. J'essaierai de vous faire connaître un peu l'âme du Grand Nord indomptable, les souffrances, les luttes et les joies d'hommes et de bêtes qui ne sont plus.
J'ai vu nos nations dispersées,
Oublieuses de mes conseils,
Affaiblies, guerroyant entre elles.
J'ai vu les débris de nos peuples
Chassés vers l'Ouest, affolés, désolés,
Comme les nuages déchiquetés d'une tempête,
Comme les feuilles flétries de l'automne...
Longfellow.
Il n'est pas indispensable d'être à demi mort de faim pour apprécier un bon repas, mais cela nous corrige merveilleusement de toute délicatesse excessive. Je me rappellerai toute ma vie certain voyage en compagnie d'un jeune Indien de race pure, où, après un jeune de quatre jours, nous fûmes obligés tous deux de manger la moelle rancie qui se trouvait encore dans les os d'un orignal mort depuis longtemps.
Il garde bien ses secrets, ce vieux sage courtois et noble d'âme, cet ancien guerrier. Il s'assied, hochant la tête, pour fumer sa pipe sous le grand sapin qui se fait trop âgé, comme lui-même. Il suit on ne sait quel rêve venu d'un temps vague et lointain et il attend patiemment son heure finale, qui ne peut plus tarder maintenant.
Il attend, à la limite de la dernière "Frontière".
Quelques-uns d'entre eux me reprochaient ma tendresse pour les animaux et me disaient de prendre soin de mon âme. Je ne me permets pas de faire des marchés avec Dieu, et je crois que si j'agis comme je le dois envers mes compagnons de vie, humains et animaux, il sera pris soin de mon âme. Je pense que Dieu doit se sentir attristé parfois et un peu blessé en se voyant méconnu ainsi. Tant d'excellentes gens s'inquiètent servilement de se procurer un sauf-conduit pour la vie future, et en même temps considèrent avec une suffisance dédaigneuse tout le reste de l’œuvre divine, qu'eux seuls, et non pas Dieu, déclarent dénuée d'une âme. Et ils n'éprouvent que dégoût, et même hostilité, pour toute forme de culte autre que la leur, imaginée par eux, et non par Dieu. Ces hommes-là ne peuvent deviner que notre dévouement aux animaux naît d'un respect profond pour tout ce qu'a créé Celui qu'ils adorent eux-mêmes quoique d'une manière un peu différente. Dieu, pour nous, n'est pas la Présence redoutable, inabordable que décrivent beaucoup de leurs théologiens, il est le musicien invisible de qui les mélodies frémissent à travers le murmure des sapins ou résonnent dans la puissante symphonie des tempêtes. Il est Celui dont les desseins se manifestent par la chute des feuilles mortes et le gonflement printanier des bourgeons, par la course incessante des eaux vives, par le lever et le coucher du soleil, Celui qui nous fait trouver un enseignement dans les actes du plus humble animal. J'ai toujours pensé que la religion devait être simple et spontanée, et que toute croyance compliquée, mécanique, stéréotypée, travestissait la vérité, tandis que la prière pour certains esprits ne devient guère autre chose qu'une mendicité servile.
Je commençais une chasse d'automne. Comme j'habite sur le territoire du Parc National [où il est interdit de tuer des animaux] je dois en sortir chaque année, et entreprendre un voyage de vingt milles environ, quand je veux m'approvisionner de venaison pour l'hiver.
Le pays que je parcourais m'étais mal connu. A la fin d'une brève journée de décembre où le brouillard et le vent m'avaient rendu la marche difficile, je fus surpris par la nuit à quelques miles de mon but. Il me fallait camper, je me sentais las ; trompé par l'obscurité, j'avais pataugé dans un marécage et je trainais non sans peine mes raquettes alourdies de glace. Ce fut donc avec une impression de soulagement véritable que je respirai dans l'air, tout à coup, une odeur de fumée, légère, mais impossible à méconnaître.
Le souffle de brise qui l'apportait venait de l'Est, et je marchai de ce côté. Je me trouvais dans une région de futaie vierge ; autour de moi, baignée de nuit, la muraille des sapins s'élevait noire, opaque, pareille à une haute falaise d'ombre d'où ne jaillissait ni une étincelle de feu, ni le moindre reflet de fenêtres éclairée. Le parfum de la fumée n'était pas âcre ; je lui trouvais cette douceur particulière à quoi l'on reconnaît qu'un foyer s'éteint peu à peu. Mes futurs hôtes dormaient déjà sans doute et mon arrivée chez eux risquait de ne pas leur être très agréable.
Sous les étoiles, l’Univers tout entier, comme pétrifié dans une sorte d’attente mystérieuse, semblait écouter, espérer on ne sait quoi qui ne se produirait jamais. Cela vous surprend camarades, mais c’est ainsi que ces terres du Nord nous fascinent. Vous comprendrez ce que je veux dire si jamais vous vous trouvez seuls au bout du monde et sentez que des déserts infinis s’étendent tout autour de vous- au-dessus de vous aussi- dans une scintillation silencieuse qui pèse à l’écraser sur votre âme.
L'expression "s'égarer" donne lieu à des définitions variées. L'une des meilleures m'a été fournie par un vieux batteur d'estrade. Pour quelque raison obscure, ce vétéran s'était si bien embrouillé dans ses points de repères qu'il fallut à dix hommes plus d'une semaine de recherche pour le retrouver. Pourtant il ne voulut pas convenir qu'il se fut égarer. Non, monsieur, lui, ne s'égarait pas. Il avait été seulement "assez troublé" pendant huit jours.
Sous les étoiles, l'univers tout entier, comme pétrifié dans une sorte d'attente mystérieuse, semblait écouter, espérer on ne sait quoi qui ne se produirait jamais.
Dans l'air, l'odeur âcre de la fumée venait vers nous par bouffées, avec le murmure intermittent de paroles échangées en un vieux, très vieux langage.