Citations de Henri Bergson (416)
Que nous dit en effet l'expérience ? Elle nous montre que la vie de l'âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu'il y a solidarité entre elles, rien de plus. Mais ce point n'a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l'équivalent du mental, qu'on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante.
Or, il n'est pas douteux que nous nous sentions libres, que telle soit notre impression immédiate. À ceux qui soutiennent que ce sentiment est illusoire incombe donc l'obligation de la preuve. Et ils ne prouvent rien de semblable, puisqu'ils ne font qu'étendre arbitrairement aux actions volontaires une loi vérifiée dans des cas où la volonté n'intervient pas.
Notre intelligence ne se représente clairement que le discontinu.
Tout se passe comme si un large courant de conscience avait pénétré dans la matière, chargé, comme toute conscience, d'une multiplicité énorme de virtualités qui s'interpénétraient.
En réalité, la conscience ne jaillit pas du cerveau ; mais cerveau et conscience se correspondent pare qu'ils mesurent également, l'un par la complexité de sa structure et l'autre par l'intensité de son réveil, la quantité de choix dont l'être vivant dispose.
Il n'est pas douteux que la vie, dans son ensemble, soit une évolution, c'est-à-dire une transformation incessante. Mais la vie ne peut progresser que ar l'intermédiaire des vivants, qui en sont dépositaires.
La conscience est essentiellement libre ; elle est la liberté même ; mais elle ne peut traverse la matière sans se poser sur elle, sans s'adapter à elle : cette adaptation est ce qu'on appelle l'intellectualité.
Enfin, je ne puis me défaire de l'idée que le plein est une broderie sur le canevas du vide, que l'être est superposé au néant, et que dans la représentation du "rien" il y a "moins" que dans celle de "quelque chose". De là tout le mystère.
Les philosophes ne se sont guère occupés de l'idée de néant.
Tenez-vous en strictement aux termes de la proposition : "ce sol n'est pas humide", vous trouverez qu'elle signifie deux choses : 1° qu'on pourrait croire que le sol est humide, 2° que l'humidité est remplacée en fait par une certaine qualité x. Cette qualité, on la laisse dans l'indétermination [...] Nier consiste donc bien toujours à présenter sous une forme transformée un système de deux affirmations.
L'art de l'écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots.
Le moi touche au monde extérieur par sa surface et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensations tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient. Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage.
Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi – même.
Maintenant, rien n'empêche de supposer que chacun de nous trace dans l'espace un mouvement ininterrompu du commencement à la fin de sa vie consciente. Il pourrait marcher nuit et jour. Il accomplirait ainsi un voyage coextensif à sa vie consciente. Toute son histoire se déroulerait alors dans un Temps mesurable.
Qu'est-ce que cette continuité ? Celle d'un écoulement ou d'un passage, mais d'un écoulement et d'un passage qui se suffisent à eux-mêmes, l'écoulement n'impliquant pas une chose qui coule et le passage ne présupposant pas des états par lesquels on passe : la chose et l'état ne sont que des instantanés artificiellement pris sur la transition ; et cette transition, seule naturellement expérimentée, est la durée même. Elle est mémoire, mais non pas mémoire personnelle, extérieure à ce qu'elle retient,
distincte d'un passé dont elle assurerait la conservation ; c'est une mémoire
intérieure au changement lui-même, mémoire qui prolonge l'avant dans l'après et les empêche d'être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaîtrait sans cesse. Une mélodie que nous écoutons les yeux fermés, en ne pensant qu'à elle, est tout près de coïncider avec ce temps qui est la fluidité même de notre vie intérieure ; mais elle a encore trop de qualités, trop de détermination, et il faudrait effacer d'abord la différence entre les sons, puis abolir les caractères distinctifs du son lui-même, n'en retenir que la continuation de ce qui précède dans ce qui suit et la transition ininterrompue, multiplicité sans divisibilité et succession sans séparation, pour retrouver enfin le temps fondamental. Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous n'aurions aucune idée du temps.
L'idée de force, qui exclut en réalité celle de
déter-
mination nécessaire, a contracté pour ainsi dire l'habitude de s'amalgamer à
celle de nécessité, par suite même de l'usage qu'on fait du principe de
causalité dans la nature.
Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité
entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable
ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste.
Non seulement le langage nous fait croire à l'invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sue le caractère de la sensation éprouvée.
Aisi, dans la conscience, nous trouvons des états qui se succèdent sans se distinguer; et, dans l'espace, des simultanéités qui, sans se succèder, se distinguent, en ce sens que l'une n'est plus quand l'autre paraît.
L’amour qui le [le mystique] consume n’est plus simplement l’amour d’un homme pour Dieu, c’est l’amour de Dieu pour tous les hommes. A travers Dieu, par Dieu, il aime toute l’humanité d’un divin amour. Ce n’est pas la fraternité que les philosophes ont recommandé au nom de la raison, en arguant de ce que tous les hommes participent originellement d’une même essence raisonnable (…) coïncidant avec l’amour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l’interroger le secret de la création. Il est d’essence métaphysique encore plus que moral. Il voudrait, avec l’aide de Dieu, parachever la création de l’espèce humaine et faire de l’humanité ce qu’elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l’aide de l’homme lui-même (…) réussira-t-il ? Si le mysticisme doit transformer l’humanité, ce ne pourra être qu’en transmettant de proche en proche, lentement, une partie de lui-même. Les mystiques le sentent bien. Le grand obstacle qu’ils rencontreront est celui qui a empêché la création d’une humanité divine. (pp. 142-144)
Dans tout ce qui est gracieux nous voyons, nous sentons, nous devinons une espèce d'abandon et comme une condescendance. Ainsi, pour celui qui contemple l'univers avec des yeux d'artiste, c'est la grâce qui se lit à travers la beauté, et c'est la bonté qui transparaît sous la grâce.