Ni Dieu ni maître
Un bréviaire ? Un viatique ? Un guide ? Un vade-mecum ? Et pourquoi pas, tant qu'on y est, un feel good book ? Ce serait commettre un singulier contresens que de définir Poteaux d'angle par un de ces genres, le dernier au demeurant fort bien représenté lors du dernier salon du livre de Paris, merci. Non. Poteaux d'angle est, sous ses faux airs sages de recueil de pensées d'inspiration extrême-orientale, une véritable bombe incendiaire à retardement, et Henri Michaux, un non moins véritable entrepreneur en démolition.
C'est qu'il pratique, sans avoir l'air d'y toucher et avec une tranquille désinvolture, un consciencieux et systématique travail de sape de tout ce qui constitue les fondements de la structure mentale de nos civilisations cartésiennes occidentales : la connaissance, la réussite, la mémoire, la force, la discipline, la communauté, la réalisation, le travail, la vitesse, l'efficacité, la justice, pas moins. Il est le poète de la grande, radicale et absolue liberté.
Si Michaux se fait le contempteur de l'acte, c'est pour mieux saluer la puissance, de celle qui ne s'accomplit pas. C'est à une longue et périlleuse entreprise individuelle qu'il nous convie là. Les embûches et les écueils sont nombreux. Ils se nomment compréhension, acquisition, apprentissage, adaptation, savoir, communication, satisfaction. Lui, nous invite à nous déprendre de nous-mêmes, à ne pas nous laisser coloniser ni asservir, et ce en cultivant nos défauts, nos oublis, nos faiblesses, nos erreurs et échecs. L'instinct, la rêverie, la méditation, l'errance, la paresse sont les réponses à l'esclavage des "fils de fils" qui nous guette.
Il va jusqu'à dénoncer l'infirmité du style pour un écrivain, sorte de sclérose, "distance inchangée" vis-à-vis du monde. Rien n'échappe au regard acéré qu'il porte sur nos sociétés. Il y décèle les petits arrangements, les compromissions qui rassurent et apaisent. Son exigence est sans faille. Il y a tant à gagner. Cet immense petit livre engendre une puissance d'arrêt rare. Me revient à l'instant en mémoire un de ces beaux titres que je voyais défiler du temps où j'étais libraire : Les Plaies d'entrée par armes à feu courtes. La mienne est béante.
"C'est à un combat sans corps qu'il faut te préparer, tel que tu puisses faire front en tout cas, combat abstrait qui, au contraire des autres, s'apprend par rêverie."
"Toute pensée, après peu de temps, arrête."
"Faute de soleil, sache mûrir dans la glace."
"Si tu traces une route, attention, tu auras du mal à revenir à l'étendue."
"Souviens-toi. / Celui qui acquiert, chaque fois qu'il acquiert, perd."
"Tu es contagieux à toi-même, souviens-t'en. Ne laisse pas "toi" te gagner."
"Si tu es un homme appelé à échouer, n'échoue pas toutefois n'importe comment."
"Les heures importantes sont les heures immobiles. / … étendues horizontales par-dessus des puits sans fond."
"Le précieux, le véritablement précieux, est distribué sans le savoir et sans contrepartie."
"Cherchant une lumière, garde une fumée."
"Si affaissé, brimé, si fini que tu sois, demande-toi régulièrement — et irrégulièrement — "Qu'est-ce qu'aujourd'hui encore je peux risquer ?""
"Pour se délivrer d'incertitude, ils défilent, pensant qu'ils déferlent, cœurs d'enfants dans un corps de foule. / Et toi ?"
"Lorsqu'une idée du dehors t'atteint, quelle que soit sa naissante réputation, demande-toi : quel est le corps qui est là-dessous, qui a vécu là-dessous ? / De quoi va-t-elle m'encombrer ? / Et me démeubler ? / Cependant au long de ta vie, te méfiant de ta méfiance, apprends aussi à connaître tes blocages."
Et puis il y a cette merveilleuse dernière page. Alors ? Un livre de vie ? Le livre d'une vie ? La sienne ? Les nôtres ?
(Je ne note pas les livres qui ne sont pas de bons ou de mauvais élèves.)
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https://lesheuresbreves.com/