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Citations de Hugues Rebell (31)


La pluie commença de tomber tout à coup, une pluie froide de novembre. La nuit était venue, parsemée de lunes bleues et d'étoiles clignotantes, de girandoles rouges et de lettres de feu ; pleine d'ombres lentes ou précipitées, de roulements de voitures et de clapotements de chevaux. Encore une fois le monde se renouvelait, disposait ses clartés et ses ténèbres.
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A propos, vous connaissez Jacques de Tavannes ? Présentez-moi donc un jour. Il a du talent, ce bougre-là, beaucoup de talent. Mais, sacré Dieu ! je ne lui ferai pas faire le portrait de ma maîtresse. Il a une façon de vous découvrir les défauts de l'objet aimé qui, ma parole, vous coupe l'aiguillette !
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J'ai baisé sur ta bouche une âme ancienne,
Et tes cheveux m'ont donné l'odeur d'un autre siècle.
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Pauvre Morny ! le petit Thiers a bien fait de déboulonner ta statue de Deauville.
A quels divertissements de rustres assisterais-tu aujourd'hui !
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Sais-tu comment je comprends l’esclavage ? Te doutes-tu de la soumission que j’exige ? Soupçonnes-tu les tortures que je t’infligerai, les humiliations que je t’imposerai ? Sais-tu combien je suis tyrannique et cruelle et que je t’abaisserai à l’état d’un vil valet méprisé ? Est-ce cela que tu veux ? Non, n’est-ce pas ? Tu viens ici pour recevoir une bonne fessée. Alors ne te trompe pas de formule, tu le regretterais.
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Une lave ardente se mit à couler dans mes veines et, poussé par une vigueur qui se déchaînait en tempête, je me jetai sur la radieuse idole, ne sachant à quel divin régal attarder mon désir de beauté. L’adorable femme se prêta à mes transports avec une grâce enfantine, m’offrant l’une après l’autre, les affolantes fleurs de son corps divin. Mais, bientôt, elle palpita toute sous mes baisers enivrés, et, s’enroulant à moi, de ses bras marmoréens, elle m’attira vers l’enlacement suprême qui unit nos deux âmes en une commune extase, secouant nos corps en un spasme d’infinie volupté.
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Je me tordais comme dans les flammes, poussant des cris déchirants. Elle se déchaînait, folle, la figure contractée, les yeux hagards ; puis, secouée par un spasme vibrant, avec un long cri étouffé, elle s’écroula sur le tabouret, tandis que je croyais rendre l’âme en une secousse suprême, qui me fit tressaillir tout entier en une délirante extase.
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« Je vais donc préparer tout à l’heure deux fortes verges à ton intention et me procurer des cordes, — je sais déjà où les prendre pour t’attacher sur le banc, comme tu y étais habitué. Le reste me regarde et tu verras si je saurai m’y prendre pour te rappeler tes gouvernantes ! Seulement, ce qu’il nous faudra en plus, c’est un bâillon ; car des cris comme ceux que tu poussais à Paris, pourraient attirer du monde à la grange si tu ne pouvais te retenir. J’ai pris mes précautions : il y a dans la table à ouvrage de tante une petite pomme en bois servant à repriser les bas et les chaussettes. Cela fera un excellent bâillon ; je te l’introduirai dans la bouche et, en attachant un mouchoir par-dessus, tu ne pourras pas la cracher. De cette façon, je ne serai pas influencée par tes cris et je pourrai aller jusqu’au bout de ma besogne. »
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Beaucoup de gens attirés par la curiosité avaient pris parti, subi l'ivresse sauvage du combat.
Ascalona voulut s'approcher de ce grand choc sombre d'où personne ne s'échappait, et où personne, non plus, n'osait maintenant s'aventurer. Lisabetta essaya en vain de le retenir.
- Je le veux, dit-il.
- Alors, je te suis.
Et elle s'accrocha à son bras.
Ils se poussèrent dans cette mêlée d'ombres, entre les ruelles rouges de l'incendie.
Il y avait dans cette multitude, jusqu'aux abords du palais, des hommes qui, sans entrer encore dans la bataille, attendaient, comme une réserve toute prête, le moment d'y prendre part.
À présent, au risque d'être étouffés, de recevoir un coup détourné ou d'être brûlés par les débris embrasés qui tombaient à chaque instant, ils se contentaient d'être spectateurs, ou plutôt ils essayaient de l'être, car il devenait fort difficile dans la poussière, l'obscurité ou l'éblouissement des flammes, de distinguer l'ensemble du combat. C'était comme une suite d'engagements particuliers où chacun paraissait lutter pour soi, sans s'occuper du voisin.
Ascalona parvint, avec beaucoup de peine, devant la porte du palais. Quelque chose de monstrueux, comme une bête informe, environnée de langues et de flèches de feu, s'en échappait avec grand fracas. Ascalona reconnut avec étonnement la calèche du marquis, attelée de ses vieux petits chevaux et que Malaspina, terrifié, l'œil hagard, conduisait lui- même, fouettant son attelage de toutes ses forces et criant :
- Place ! Épargnez les femmes, épargnez les enfants !
La calèche renfermait la comtesse Labriola et la petite Raffaele. Par je ne sais quelle folle inspiration, comme on entourait la voiture, la comtesse, se croyant menacée, baissa la glace, saisit sa carabine et fit feu. Il y eut un cri, un écroulement de corps. Dans ce tas sombre, elle avait atteint une chair vivante. Mais aussitôt la calèche fut prise d'assaut; le vieux marquis arraché de son siège; Raffaele, la comtesse, tirées brutalement de la voiture; leurs vêtements mis en pièces. On entendit des plaintes désespérées; une minute la jeune femme et la fillette apparurent toutes nues, et leurs jambes se dé- battirent au milieu de mains furieuses. Ces sauvages étalèrent des sexes déchiquetés, l'arc bandé des croupes sanguinolentes, des nudités ridicules et infâmes semblables à des viandes d'abattoir; et ils tiraient, ils pressaient les peaux souillées comme des halles souples dont s'amusent les enfants. Ascalona tenta de porter secours aux malheureuses, mais vingt personnes le séparaient d'elles. Soudain il aperçut, au-dessus des groupes, la tête de la comtesse, dont les yeux, agrandis, exprimaient une effrayante angoisse. Les plaintes avaient cessé. Les deux corps inanimés et tout sanglants, passèrent près de lui, les pieds en avant, comme roulés par un torrent fangeux. La canaille les avait enlevés aux meurtriers pour quelque divertissement infâme. On se les disputait. Aux ongles, aux dents de misérables il en restait parfois des lambeaux. L'incendie mettait sur ces chairs meurtries des clartés rouges; et des êtres, ivres de férocité, essayaient de les étreindre. Vainement Ascalona voulut s'opposer à l'indigne profanation: déjà les corps étaient loin de lui; on se les passait, on se les renvoyait. On eût dit un jeu barbare. quelque jonglerie obscène avec des poupées grimaçantes. Devant ces horreurs, Ascalona eut en une seconde le souvenir voluptueux de la petite comtesse, le liant de ses grands cheveux sombres ou se découvrant l'épaule pour l'offrir au baiser. Elle était si jolie lorsqu'elle fixait sur lui ses beaux yeux, où il lisait un commandement et une prière, et qu'elle disait du bout des lèvres, ne sachant trop si elle devait être encore maîtresse : « Embrassez-moi là, voulez- vous ? » Et quand elle riait sous ses caresses !... Les larmes lui voilaient le regard; il détourna la tête. Lisabetta l'observait avec curiosité.
Tant de crimes ne l'épouvantaient pas. Elle n'était occupée que de sa jalousie; et elle s'applaudissait d'un meurtre qui lui enlevait une rivale.
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Ils pénétrèrent dans ces antiques villas, sans toit, ouvertes au soleil, étalant à tous leur secret et leur âme béante. Une volupté endormie depuis des siècles se réveillait à leurs pas et venait les étreindre. Les fresques roussies qui s'effaçaient aux murs laissaient voir encore les scènes d'églogue sur lesquelles s'étaient reposés des yeux juvéniles d'amants et les bacchanales qui avaient réjoui des passions plus violentes.
Ici, des adolescents regardent s'envoler d'une cage l'oiseau de Vénus, la colombe; et leur rapprochement, leurs mains pressées, leurs regards curieux, leur bouche entrouverte, accusent assez le symbole; là, un taureau fougueux enlève Europe; plus loin, une nymphe se débat entre les bras d'un satyre, et ses efforts pour se délivrer ne parviennent qu'à la mieux offrir à son ravisseur.
Miss Helen ne savait guère des anciens mythes que ce qu'on en apprend aux jeunes filles et ce qu'elle en avait découvert elle-même, au hasard de ses promenades dans les musées. C'était comme un monde ardent, pâmé, anéanti ou furieux de désir, une foule soupirante ou tumultueuse de couples enlacés, de chairs découvertes, tendues, gonflées de jouissance, qui se révélaient tout à coup à ses yeux de vierge, tandis qu'Ascalona, de sa parole enivrée, ajoutait encore à cette vision lointaine une image plus proche et plus pressante du plaisir. Elle qui, avec assurance, lisait, regardait tout, elle qui avait travaillé avec des peintres et connu la liberté des ateliers, elle détournait maintenant la tête devant certaines fresques, rougissante, honteuse, devenue tout à coup d'une timidité farouche en présence de cet homme qui voulait la prendre, qui jouissait de son trouble et épiait dans ses yeux un signe de défaillance. Elle était bien décidée à ne point lui céder, et cependant, peu à peu, elle s'abandonnait au charme de cette heureuse lu- mière qui traînait sur les pavés de mosaïque et prêtait un air joyeux aux figures peintes sur les vieux murs. Puis elle retrouva son audace. Parfois même, elle s'attardait, frappée de la grâce d'une composition ou curieuse d'une scène libre. Ascalona lui sembla plus beau. Elle excusait presque des licences, des vivacités de paroles, certaines caresses furtives. Mais son bonheur était un peu inquiet, comme autrefois, lorsqu'elle allait à un bal sans la permission de Scamler; le silence de toutes ces maisons peintes et décorées, riantes et pourtant à demi démolies, pleines de dieux et de satyres en rut, l'effarait comme un enchantement. Il lui sembla que tout un peuple d'ombres amoureuses s'agitait et conspirait sa défaite. Elle se sentait poussée à je ne sais quel abîme inconnu. Pourrait-elle résister ?
Comme la chaleur était pesante, ils s'assirent dans l'une de ces maisons, sous des auvents qu'on avait placés pour protéger des fresques, à la place peut-être où, jadis, l'on dressait le lit pour le maître et ses jeunes courtisanes. Miss Helen était songeuse. Ascalona se rapprocha d'elle, et, incapable de dominer son désir, impatient de goûter à cette grâce rose qui l'affolait, il embrassa la jeune fille dans une forte étreinte et mordit à ses lèvres. Elle eut un cri, rompit, de ses bras nerveux, l'enlacement et, souple, lui échappa. Mais il courut après, l'atteignit encore.
- Je vous veux, lui murmurait-il, melant son souffle au sien.
- Vous mentez. C'est votre femme que vous aimez. Vous m'avez insultée devant elle.
- Oh ! C'était la douleur de me voir repoussé par vous qui m'affolait. Mais je n'aime que vous. Et je vous veux. D'ailleurs, vous m'avez promis. Vous vous êtes donnée !
- Non, non, dit-elle, d'une voix faible; laissez-moi. Plus tard !
- Maintenant !... Vous m'avez fait trop de mal. Il faut que votre baiser efface tout ce que j'ai souffert, tout ce que j'ai perdu à cause de vous.
Il se mêlait une fureur à sa passion; cette fois, il ne la lâchait pas. Il lui serrait tellement les mains qu'elle gémissait de douleur. Il la poussa contre un banc de marbre, le long d'une figure grimaçante de satyre.
- Oh non ! disait-elle avec frayeur, oh non, pas ici ! Ce serait une honte.
À mesure qu'il la sentait plus désarmée, il devenait moins féroce; ses mains, qui l'avaient meurtrie, se faisaient caressantes; et sa voix, si éclatante dans l'invective, trouvait des accents d'adoration et de prière; les mots grâcieux et chantants de la galanterie napolitaine lui venaient aux lèvres. Il l'appelait de tous les noms tendres qui, en le flattant, diminuent l'être aimé, amollissent son courage, le font plus semblable à ces fleurs et à ces délices sans âme auxquelles on le compare, et qui ne peuvent point se refuser.
- Ô grappe mûre, disait-il, que je boive à pleines lèvres ton vin, que je m'enivre de ta liqueur. Viens, ma rose ! Que ton parfum pénètre mon corps, me défende du mal comme un talisman.
- Ne me prenez pas ainsi, suppliait-elle. vaincue, mais se défendant encore, ayez pitié !
Peu à peu elle cessa ses plaintes, se laissa entraîner, la face détournée d'Ascalona, l'oreille aux écoutes. Une voix se lamentait au loin.
Avec une flamme d'espoir dans les yeux miss Helen s'écria :
- Quelqu'un vous appelle !
- Tu ne sais pas comme tu seras heureuse. continuait Ascalona sans l'entendre. Comme tu me remercieras d'avoir courbé ton orgueil !
Miss Helen reprit :
- C'est votre femme qui vous appelle. Tenez ! Je l'entends qui entre.
Cette fois, Ascalona écouta.
- Marco ! faisait la voix. Je veux te parler. Je sais que tu es ici. C'est inutile d'essayer de te cacher.
- Salope, dit-il, qui ne peux pas nous laisser à notre bonheur. Oh ! Tu vas voir !
Il lui abandonna les mains et courut du côté de la voix. Mais, en partant, il eut une crainte; miss Helen voulait-elle l'abandonner ? Comme il allait franchir le seuil de l'atrium, il se retourna vers la jeune fille. Miss Helen, lassée de la lutte, s'était assise à la place où ils étaient tout à l'heure; elle semblait l'attendre. Elle lui fit un sourire attristé. Peut-être regrettait-elle la menace troublante de son baiser ? Peut-être songeait-elle aux injures dont, l'avant-veille encore, il l'accablait elle-même, et qu'il retournait à présent à sa femme.
« Pourvu, dit-il, qu'elle ne s'enfuie pas, pendant que j'en finis avec la coquine. »
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À la lueur tremblotante des lanternes, les coiffures énormes et légères, les bonnets de tulle et de mousseline, les jupes de serge claire, les cercles dorés des oreilles et les colliers de rassade, au-dessus et parmi cette armée immense de têtes crépues et de corps bronzés, flottaient comme des papillons de nuit, des insectes brillants, des libellules et des fleurs d’eau sur un sombre marécage. La fange humaine augmentait toujours ; derrière elle, les hautes montagnes semblaient la vomir avec sérénité ; elle exhalait une odeur lourde et laineuse, de fourrure chaude, de linge humide, de peau en sueur et d’haleines corrompues, elle répandait une rumeur confuse, sorte de lamentation courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un zézaiement de créole ou des cris gutturaux d’Africains. Tout à coup, la lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur lumineuse, fit jaillir des ténèbres mille faces soûles et féroces, révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où les dents, les ongles s’enfoncent dans la chair, où l’étreinte et le baiser ressemblent à des égorgements.
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Rentré chez moi, j’eus une bienfaisante réaction. La douleur cuisante avait disparu, faisant place à une sensation singulière, une sorte de voluptueuse faiblesse ; je me sentais délicieusement brisé.
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Eh bien ! fit-elle d’un ton gouailleur, sens-tu maintenant que je te tiens en ma puissance ?
- Oui, madame, fis-je timidement.
- Et sais-tu ce qui t’attend ?
- Oui, je sais, répondis-je.
- Ah ! tu le sais, fit-elle en riant. Eh bien, dis-le-moi si tu le sais.
- Vous allez me fouetter.
- Tu crois ? Et comment vais-je te fouetter ?
- Sévèrement.
- Sévèrement ? reprit-elle. Non, pas sévèrement, à mort, tu entends ? à mort ! hurla-t-elle et, sautant sur moi, les yeux hagards, la bouche crispée, elle m’enfonça ses ongles dans la chair, me secouant brutalement.
- À mort, entends-tu ? répéta-t-elle, à mort ! Tant qu’il reste une goutte de sang, tant qu’il te reste un souffle, je ne te lâche pas, tu entends, je veux que tu t’écroules à mes pieds, haché en miettes.
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Tout, maintenant, l'attirait à elle : orgueil de mâle qui ne souffre pas la résistance et que l'obstacle irrite; curiosité de cette enfant neuve; admiration du luxe et de la richesse qui l'entouraient; effroi aussi de cette petite âme mystérieuse dans ce corps d'étrangère. Cette chair de nacre et de fleur, légère et robuste, inconnue à ses rêves luxurieux de méridional, lui donnait comme l'ivresse d'une volupté nouvelle. Il avait aimé de ces divinités sombres, noires, féroces, dont le désir vous conquiert plus que vous ne le subissez, ou de ces cajoleuses aux yeux pleins de promesses, qui vous endorment dans un rêve de plaisir; jamais la magnificence seule du corps ne l'avait ainsi ravi. Miss Helen savait à peine son charme; si elle souhaitait, comme toutes les femmes, dominer, elle ne connaissait rien de la singulière puissance qu'elle avait en elle; elle ignorait que chacun de ses pas fût une joie des yeux; et elle demeurait calme au milieu de toute la griserie lascive que vous donnaient ses moindres gestes. Grande, forte, avec ses hanches solides, sa merveilleuse chevelure, d'un blond pâle et fin, souvent éparse et flottante sur les épaules, elle lui apparaissait comme une de ces vierges guerrières dont elle lui avait conté les légendes, vierge au regard froid, à l'âme décidée. Mais pourquoi y avait-il tant d'étrangeté, d'incohérence dans sa vie et dans tout son être ? Pourquoi, avec ses apparences de tendresse et de bonté, les flèches vives, cruelles de sa causerie ? Pourquoi, sous les robes chastes, la chair semblait-elle se tendre et s'offrir comme impatiente et provocatrice ? Ce mélange de raillerie, de naïveté, de libertinage inconscient, cette alliance d'un corps si andacieux et d'un esprit si réservé lui semblaient monstrueux. Il se croyait abusé.
« Peut-être veut-elle encore se jouer de moi, se disait-il. Elle n'a pas été franche quand elle m'a parlé de l'Anglais. S'il allait se trouver là-bas avec elle ! »
Les abords de Pompeï étaient brûlants, poudreux, tout bourdonnants de mouches: il goûta de nouveau à cette désolation aride et silencieuse qui lui était familière, où, tout enfant, il venait promener les voyageurs. Puis Pompeï apparut comme un vaste tombeau, entre ses remparts et ses monticules de cendres. Ne rencontrant personne, ni touriste, ni gardien, Ascalona se livrait d'autant mieux à son amour. Les belles transparences des monts lointains; l'odeur piquante et sucrée qui lui vint de l'enceinte fleurie l'exaltèrent encore. Mais quand il pénétra dans la ville morte, il éprouva une vive anxiété; et il craignait de voir apparaître, au lieu de la jeune fille, la figure serpentine de Prina.
Aussi, quelle ne fut pas sa joie, quand, de l'ombre de la porte Marina, surgit tout à coup miss Helen, souriante de ses grasses lèvres d'enfant, plus jolie que jamais, avec son teint un peu rosé par la chaleur, l'élancement et la plénitude de ses formes qu'enveloppait sans les dérober une élégante robe de voyage d'un gris argenté, se moirant aux sinuosités et aux reliefs splendides de son corps. Elle remplissait de sa vie et de sa gaieté les petites rues, les solitaires maisonnettes en ruines, jolies dans leur décrépitude comme de vieux jouets d'enfants sages. Elle lui tendit les mains avec une simplicité qui le trompa: dans cet oubli de toute coquetterie, il crut voir une promesse d'abandon.
- Oh ! Comme je suis heureuse, heureuse ! dit-elle.
Ascalona se crut obligé de feindre un peu d'irritation.
- Vous m'avez encore trompé !
- Mais non ! Je vous ai dit que vos amis vous attendaient. Ne puis-je me compter du nombre ?
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Le lieutenant perdit à ce moment quelques mots de leur conversation, car Cavalletta s'était approchée de lui et le forçait de la regarder. Un peu grisée par les promesses de Furiano, la danse, le vin d'Asti et les émotions de la soirée, elle se dévêtit lestement de son manteau ; puis, attirant, une à une, ses invitées les plus timides, celles qu'elle savait ne pas lui résister, elle les troussait de force et, se comparant ventre à ventre ou dos à dos à chacune devant une haute glace, elle admirait, caressait du regard, du doigt, l'ampleur de ses épaules et de ses hanches, le dessin large et mou de son derrière, l'avalanche de ses seins.
- Bec de pigeon ! disait-elle au lieutenant, où trouveras-tu un idéal comme moi ? Tu les vois toutes. Laura a des pattes de canard, Veronica vous regarde comme un hibou, Ursina est un squelette. Moi seule, je suis belle, moi seule, je suis l'idéal, l'idéal de la danse !
Mais, en tendant, en offrant son corps dans toutes les postures, elle laissa échapper une note basse et aigrelette qui mit en gaieté toute l'assistance. Ces rires la poussèrent hors d'elle-même. Toute en feu, elle cracha sa colère comme un volcan en éruption.
- Lécheuses de plats, criait-elle, vous lècherez votre crasse et votre misère chez vous, mais si vous n'avez que moi pour vous gaver, vous pourrez bien crever la faim, je n'irai pas vous porter de la friture.
Des protestations s'élevèrent de la chambre
- Ma fille, tu sais, nous en avons assez de tes honnêtetés...
- C'est bien ! Que je ne revoie plus vos gouffres d'affamées, vos dents de loups ! Et nous, que les saints nous fassent la grâce de ne plus renifler vos pois de senteur.
- Décampez ! Décampez !
- Ah! tu ne vas pas me voler mon chapeau, toi !
- Tiens, le voilà, ton champignon !
Et Cavalletta piétinait une galette de paille légère, de grosses roses artificielles et de plumes communes. La propriétaire du chapeau, petite femme courte et vive, s'en prit aux cheveux de la danseuse, et, s'y accrochant, comme un rat rongeur, malgré les hurlements de sa victime, elle lui arracha, du chignon, une large touffe. II fallut que le lieutenant vint séparer les femmes. Déjà, les autres invités s'en allaient, riant de cette dernière lutte et des gémissements de Cavalletta, qui se lamentait, en se tenant la tête à pleines mains et en criant :
- Mes pauvres cheveux ! Mes pauvres cheveux !
Elle s'en arrachait elle-même, pour être sûre qu'il lui en restait encore.
Dans la pièce voisine. Furiano, sans s'occuper de ces batailles de femmes, disait à Scamler :
- À Pompéï, dimanche, n'est-ce pas, seigneur ?
- Et que ton camarade Zingone t'accompagne.
- Mais c'est donc une enragée, cette seigneurie de la belle jambe ?
- Un homme ne suffit pas.
- Ah ! Je vois que j'aurai des griffes et des morsures, comme l'autre fois, avec cette fille de Capri. C'est dangereux, voyez-vous, de s'attaquer aux femmes. Elles vous font des blessures de traître. Au moins, seigneur, vous me donnerez bien tout ce que vous m'avez promis ?
Cependant, Fortiguerri n'avait plus qu'un désir : s'échapper tout doucement avec les filles et les entremetteurs. (...) Il profita d'un moment où Stellina causait avec la danseuse pour s'esquiver. Il deseendit avec peine l'étroit escalier, où les invités de Cavalletta se pressaient encore, prenant plaisir à injurier les portes fermées et à salir les marches. C'était comme une gamme montante d'appellations obscènes et de bruits immondes, de cris d'animaux, de poussées contre les murs et de dégringolades. Les vers luisants de deux veilleuses traçaient de minces sillons de lumière dans cet entonnoir bruyant et infecté, où Fortiguerri heurtait à chaque pas des corps accroupis lachant ruisseaux et pétarades, des étreintes vacillantes et croulantes de lutteurs, des rixes d'homme ou de femme, fondus en sueur en sang et que les injures de Cavalletta semblaient avoir mis en verve pour d'autres colères.
Enfin, il parvint à se délivrer, à sortir, et retrouva la fraîcheur, le semis argenté, la pureté de cette nuit lunaire. Les injures excrémentielles, les "boue de Lavinaro", les "truie", les "vache", se confondaient à présent dans une rumeur assourdie. Et, à part la maison de la danseuse, qui ouvrait son gouffre noir, tumultueux, étalait l'illumination de son quatrième étage, la rue de Monte-di-Dio et tout Pizzo-Falcone dormaient, derrière leurs larges jalousies, sous la protection de jolies petites Madones qui, au milieu de couronnes de fleurs artificielles et entre les étoiles roses des veilleuses, tendent leurs mains de plâtre aux passants en détresse.
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Comme elle parlait, la porte s'ouvrit. Une large et ventripotente matrone, fière comme un suisse de cathédrale, portant une chaîne d'or sur sa robe sale, apparut et éleva sur eux une chandelle.
- Eh bien, tu te presses, la mère ! dit Stellina. Veux-tu que je prenne racine ?
- Si tu crois qu'on entend, petite, au milieu du bruit qu'ils font tous.
Stellina se tourna vers Fortiguerri.
- Entre : tu prendras avec nous un verre de vin clair, et on te donnera une couverture, car tu dois avoir froid dans ce costume.
Puis, considérant le lieutenant qui passait devant la lumière :
- Oh ! Mais il me semble que je te connais. Je t'ai vu déjà. Mais où donc ? On voit tant d'hommes !... Ah! je sais maintenant. N'es-tu pas le galonné que j'ai déshabillé chez Lisabetta ? Tu es son amant, n'est-ce pas ?
- Son amant, c'est un peu dire !
- N'en rougis pas. C'est une belle fille... Toi aussi tu es beau. Tiens, j'ai envie de t'embrasser.
Et elle lui prit les lèvres dans un baiser. Le lieutenant parut un peu surpris de cette vivacité.
- Si tu étais un saint, expliqua-t-elle, je te brûlerais un cierge. Mais, puisque tu es un homme !...
Ils pénétrèrent dans une chambre où tous les actes de l'existence étaient représentés. Une femme, accroupie, se retroussait derrière une porte; des joueurs, protégés par un rideau, interrogeaient leurs cartes tandis que des rires et des craquements partaient d'un lit et que, toute seule, à l'écart, sans s'occuper de personne, une vieille face de marinier, roulant de gros yeux, suçait de sa bouche édentée un morceau de caciocavalli. Puis ce fut une cuisine encombrée de bassines d'eau sale et un cellier rempli de bouteilles vides, fleurant le vin renversé; et, tout à coup, ils tombaient dans une tempête de cris, de chansons, de claquades, d'applaudissements, de baisers, de coups de poing, d'éructations d'ivrogne que dominaient, comme des arpèges de violon et de harpe, de frais gazouillis de rires féminins.
La maigre lumière d'une petite lampe, au milieu de cette vaste salle, laissait de l'ombre partout. On ne voyait que des épaules lourdes, des masses obscures, qui se mouvaient, se confondaient dans la fumée bleuâtre des cigarettes; un instant apparaissaient une face sanguinolente, ricaneuse ou féroce, des nudités rougeâtres, une main qui se levait pour raccrocher, pour frapper, pour caresser; et tout se perdait ensuite dans une nuit grouillante et tumultueuse.
Ils furent poussés, jetés presque sur un banc où des femmes, animées d'une gaieté cruelle, maintenaient, étendu et le froc levé, un vieux capucin, aux yeux effarés, que Fortiguerri s'étonna de rencontrer dans une assemblée pareille. Elles avaient détaché son cordon et lui donnaient de temps à autre de violentes cinglades sur les fesses.
- Épargnez-moi, implorait-il.
- Laissez donc tranquille ce marchand d'absolution, dit Stellina.
- Mêle-toi de tes affaires, Simplicie; tu ne sais pas que ce renégat nous a pris vingt carlins pour dire des messes. Il devait nous donner les bons numéros du loto, et aucun des siens n'est sorti ! Le filou ! Mais sa peau va nous payer.
- Imbéciles, que vous êtes ! s'écria Stellina. Regardez-moi donc la trogne de ce père Bon-Dieu, s'il vous a le nez d'un prophète. Il aurait plutôt besoin que je lui souffle le Saint- Esprit.
Et, s'accroupissant sur le visage du père, elle lui fit baiser ses chairs obscènes et lui lacha, aux narines, un air de sa flûte.
Les femmes éclatèrent de rire. Le moine eut un soulèvement de dégoût.
- Leur diras-tu maintenant, demanda Stellina, pourquoi elles n'ont pas gagné ?
- Le Seigneur est fâché avec vous, gémissait le capucin. Ce n'est pas de ma faute s'il ne veut pas m'exaucer. J'aurais beau passer mes jours et mes nuits en prières, tant que vous serez des fornicatrices, des voleuses...
- Veux-tu clore ton bec ? criaient les femmes en le souffletant et en le claquant de plus belle. Tu n'as pas honte de nous appeler voleuses !
- Tu flaires l'or dans les jupes, fit un homme en s'approchant, mais tu n'oserais pas fouiller nos culottes, dévaliseur de filles.
- Allons ! Allons ! fit la logeuse en s'interposant. Finissez ! Quand vous lui aurez fait venir du sang pleins ses cuvettes et débourré la pipe de vos ongles, son accordéon chantera-t-il davantage les bons numéros ? Moi, je ne veux pas qu'on insulte le clergé dans ma maison. Ça nous porterait malheur. Allons, venez, mon père, voulez-vous un verre de vin ? Ces jeunesses, ça n'a pas de cervelle.
Tandis que le moine s'en allait la tête basse, tout honteux et endolori, Stellina se pendit au cou du lieutenant.
- Voulez-vous un porte-chance ? fit-elle, en voilà un ! Il vous dira les bons numéros, celui-là.
- Qu'est-ce que c'est encore que ce sale mitron-là ! s'écria une sorte de géant, aux énormes épaules, dont une barbe soignée et de longs cheveux fins ennoblissaient les traits grossiers, épais et vulgaires, lui donnant une ressemblance lointaine avec l'image traditionnelle du Christ.
- Tu as donc laissé tes yeux dans le ventre maternel ? dit un petit homme chafouin. Tu ne vois pas que c'est son marchand de plaisir ?
- Ah ! Gouge, s'écria le géant en s'avançant vers Stellina, tu n'as pas assez senti mon bras, l'autre jour.
- Tais-toi, Furiano, répliqua Stellina, tu es stupide. Cet homme-là m'a sauvé la vie. Si tu m'aimes, aime-le aussi. Voyons, donne-lui à boire. Il a la gorge sèche après tant d'émotions.
Et elle fit asseoir Fortiguerri devant une table, s'assit elle-même sur les genoux du lieutenant, tandis que Furiano lançait un terrible coup de poing dans la lampe qui vola par la chambre tout enflammée. Une jeune servante se précipita, ramassa la lampe brisée, essuya l'huile et vint rapporter une chandelle, sans paraître le moins du monde étonnée de l'accident.
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- Je ne sais pas ce que vous avez, duchesse, depuis quelques jours. Autrefois, vous étiez pieuse...
- Je le suis toujours, ma chère, mais je laisse aux hypocrites cet affichage indécent de religion et ces démonstrations ridicules. Je garde ma piété en moi, dans mon âme.
Là-dessus, la duchesse qui était comme une tour par l'embonpoint et la haute taille, mais aussi comme une bille roulante et cascadante par l'extrême agilité de ses allures, tourna vers Monseigneur Sforza sa voix de tambour, ses yeux durs, son nez en trompe, l'ébouriffement noir de ses cheveux, la descente majestueuse de ses mentons, qui, à chaque mouvement, semblaient s'accroître et se multiplier. Elle ne pardonnait pas les toilettes, les chevaux, la mince fortune dont faisait tant de montre cette petite pute de comtesse Labriola, si maigre et si sèche que les mauvaises langues se demandaient comment ce sac d'os n'effrayait pas les amants. Mais ceux qui l'avaient vue aux heures de l'amour étaient seuls à la connaître. Alors ses yeux prenaient un éclat admirable; et ses bandeaux épais, souples, moirés, qui mettaient sur son front comme des ailes sombres, se déployaient et tombaient jusqu'aux reins, voilant ses petites épaules et ses hanches étroites d'une nuit ample et magnifique.
Cependant, le marquis attendait toujours de la duchesse une explication de cette absence injustifiée, un remerciement pour l'envoi de sa calèche.
La duchesse parla enfin, mais comme ses amabilités furent étriquées !
- J'ai reçu votre carrosse, mon ami, ce matin... Je vous expliquerai ma demande... Ah ! Je n'attendais pas moins de votre cœur.
"Elle parle de cœur, comme Barborin, se dit le marquis; mauvais présage ! Est-ce qu'elle aurait l'intention de garder ma calèche ? Ah ! Pas de ça, par exemple !"
Et, très surpris de la manière dont on le recevait, il profita de ce que tout le monde passait dans la salle voisine pour appeler la petite Raffaele et avoir des explications. Malaspina, qui n'avait ni enfants légitimes, ni enfants naturels, jouissait beaucoup de ceux de ses amis. C'était le confident de Raffaele, qui lui racontait ingénument tout ce qui se passait dans le palais. Il s'amusait des yeux toujours étonnés de l'enfant, si bien à fleur de tête qu'ils semblaient accrochés comme des médailles à cette grosse petite face brune et arrondie.
- Que se passe-t-il ici, mignonne ? Comment se fait-il que tu sois sage aujourd'hui ?
- Ze suis toujours sage.
- Oh oui ! Surtout le jour où le Bon Dieu va en Enfer, n'est-ce pas ? Tu as eu le fouet, dis-le donc.
- Non, ze ne l'ai pas eu.
- Et ta maman, pourquoi a-t-elle un air si singulier ? Elle a encore eu son indigestion cet après-midi, c'est sûr.
- Oh ! Non.
- Alors elle a fait ses comptes avec son intendant. Enfin, qu'est-ce qu'il y a ?
Raffaele s'enfonça un doigt dans le nez, se gratta la fesse, puis, les yeux tournés vers la duchesse, qui causait à côté avec Don Prina :
- Y'a le prince, dit-elle à voix basse à l'oreille du marquis, qui s'était courbé vers elle.
- Quel prince ?
- Le prince, et puis...
- Et puis quoi ?
- Le zoli zeune homme.
Et Raffaele éclata de rire en répétant :
- Ah ! Vieux papa, vieux papa, ça fait lever ton nez, ça !
- Veux-tu ne pas rire, petite vilaine. Et puis que je t'entende m'appeler vieux papa ! Je le dis à ta mère ! Ce n'est pas la duchesse, je pense, qui t'a appris ces grossièretés-là.
- Si, maman t'appelait comme ça à collation. Ça l'amusait, et Vincenzo aussi. Ils riaient tous deux.
- Fiez-vous donc aux vieux serviteurs ! fit le marquis. Enfin, voilà ma récompense de tant d'années de fidélité !
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Personne, à Naples, n'aimait Prina. Même l'archevêque Sforza, qui conspirait avec lui, n'éprouvait aucun attrait pour cet homme d'extérieur glacial, calculé, qui, s'il avait des passions, les cachait avec soin; qu'on pouvait croire désintéressé, austère, et dont l'enthousiasme brûlait, à l'intérieur, d'une flamme discrète et sans éclat.
Mais Prina, à défaut d'amour, avait su conquérir un pouvoir mystérieux et extraordinaire. Tous les partisans des Bourbons voyaient en lui l'organisateur de la restauration prochaine. C'était lui qui allait rendre à Naples sa fortune, ses usages, sa religion, son repos, menacés par les étrangers piémontais et les bandes garibaldiennes. Le plus singulier, c'est que ses adversaires eux-mêmes le recherchaient, se fiant à son apparente modération et à ses lumières. Les républicains mazzinistes, qui ne voulaient pas plus du roi d'Italie que du roi de Naples, essayaient de le rallier à leur cause ou, du moins, d'associer leur parti au sien dans la même révolution. On rencontrait aussi Prina en des salons qui n'étaient fréquentés que par des fonctionnaires du gouvernement et des étrangers. Il laissait voir habituellement un jugement éclairé, mais une raison très froide qui apprécie les hommes et les événements sans décider entre eux. De ses causeries, on emportait l'impression d'un esprit dédaigneux, égoïste, renfermé en lui- même. Cela servait grandement ses projets. On ne pouvait croire qu'un homme aussi indifférent à tout atteignit au fanatisme du conspirateur.
Depuis longtemps, le gouvernement l'aurait fait arrêter s'il se fût douté, le moins du monde, de ce qui se passait au fond du petit appartement de Saint-Dominique majeur et de la conquête ardente et silencieuse que Prina achevait avec tant de bonheur.
Sans éloquence, sans prestige d'aucune sorte, grace seulement à certaines circonstances qu'il avait fait servir à sa fortune, Prina exerçait une royauté secrète, dominait Naples par l'espérance et aussi par je ne sais quelle terreur superstitieuse.
Ses débuts n'auraient pas laissé soupçonner son rôle futur. À peine sorti du séminaire, il publiait une petite brochure où il critiquait sous une forme respectueuse, mais avec une grande violence, le gouvernement de Ferdinand II. La brochure fut saisie et Don Prina emprisonné. Cet événement, en apparence malheureux, servit au prêtre à fonder sa puissance. Dans la prison de La Vicaria, il se trouva au milieu d'insignes malfaiteurs, tous affiliés à la Camorra. Le lendemain de son arrivée, dans la salle commune où l'on faisait chaque jour la distribution du pain, il voit venir à lui un homme qui lui dit brusquement :
- Les saints sont sans lumière; donne-moi de quoi leur acheter de l'huile.
C'était la façon ordinaire aux Camorristes de demander aux nouveaux prisonniers leur cotisation pour la caisse commune.
Don Prina refusa.
- Il est possible, dit-il, que les saints soient dans le besoin; mais moi, qui suis leur serviteur, je le suis bien davantage.
Cette réponse, qui amusa l'ensemble de l'assistance, mit en colère le quêteur et deux ou trois Camorristes, très jaloux des droits de la société.
- Ah ! Grapilleur ! Ah ! Tondeur d'œufs, firent-ils, puisque tu serres ta bourse, c'est ton cou que nous allons serrer, nous autres !
Et ils se jettent sur lui. Don Prina, qui ne sait comment se défendre, sort le crucifix qu'il porte sur la poitrine et en frappe si rudement et si adroitement au front son premier agresseur, que le malheureux tombe, sous le coup, inanimé. Les autres, voyant le prètre brandir un crucifix, reculent, pris de frayeur à l'idée de se battre avec cette image du Christ qui, déjà, vient de faire parmi eux une victime.
À partir de ce moment, on ne demanda plus rien à Don Prina; en revanche, il obtint tout ce qu'il voulut. Remarquant l'organisation intelligente de la Camorra, l'esprit de solidarité de ses membres, en même temps que l'ascendant qu'il exerçait déjà sur eux, l'idée lui vint d'employer cette force à un noble but. Frappé par un Bourbon, il n'en défendit pas moins leur pouvoir, prétendant l'améliorer, mais non pas l'abolir; il fit de la propagande en leur faveur auprès des prisonniers et rêva de transformer la Camorra en une sorte de garde secrète et antirévolutionnaire.
À la Vicaria, également, il connut Marco Ascalona, qu'on accusait d'avoir empoisonné sa maîtresse. La crainte d'une condamnation capitale moins encore que le souvenir de l'amoureuse morte accablait Ascalona. Le prètre lui parla, découvrit un homme ardent, enthousiaste, qui n'était point un criminel vulgaire. Il se promit de se l'attacher plus tard. En attendant, il aida à le faire évader en lui donnant ses vêtements ecclésiastiques.
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Un coup frappé à la porte les fit tressaillir et rappela soudain à Ascalona les dangers qu'il courait.
- Ce doit être mon marchand de couleurs, dit miss Helen. Il devait venir ce matin.
Elle ouvrit avec précaution un petit guichet.
- C'est Don Natale, mon confesseur. Que peut-il bien me vouloir ?
Et comme Ascalona paraissait très ému :
- N'ayez pas peur. C'est un homme excellent, qui aime tous les malheureux. Il ne vous trahira pas. Si vous ne voulez pas le voir, mettez-vous dans ce coin-là, derrière le grand tableau. Tel que je le connais, il est incapable de vous découvrir.
Là-dessus, elle introduisit le prêtre.
Don Natale paraissait toujours tomber du ciel et avoir peine à se reconnaitre sur la terre. Le cou tendu, il furetait une chambre de son nez long et retroussé, de ses yeux un peu inquiets, de son menton en pointe, sans autre but que de trouver une place pour sa personne ou d'observer sur les traits d'un auditoire les effets de ses discours. Il prêchait, d'ailleurs, rarement, n'ayant point le don d'éloquence; il employait ses journées à confesser et à visiter les pauvres. D'une graisse blanche, sans gaieté, avec sa bouche de travers, sa figure énorme de mascarade et son grand front de mystique, il ne pouvait guère prétendre à avoir les confidences des Napolitaines élégantes, et il était allé s'échouer parmi les gueux, à Santa-Maria del Carmine, où tout le monde l'adorait. Il comptait pourtant parmi ses amies la duchesse Tupputti et miss Helen, que la bonté du prêtre avait conquise. Miss Helen s'était attachée à ce prêtre humble, semblable en cela à certaines femmes qui préfèrent au chien de race le pauvre cabot misérable et craintif qu'elles ont rencontré par hasard dans la rue. Elle avait besoin de plaindre un peu ceux qu'elle chargeait de sa direction.
- Je venais voir votre oncle, mademoiselle, dit Don Natale, et je regrette bien qu'il ait quitté Naples. Il était fort lié, m'a-t-on dit, avec sir Thomas Eveningham, et je pensais qu'il aurait bien voulu me présenter à lui, ainsi que mon éminent ami, Don Prina.
- Quelle idée avez-vous, mon père ! s'écria miss Helen. Sir Thomas Eveningham est un homme sans agrément, et, de plus, un puritain farouche, opposé en principe à notre religion. Je doute fort que son commerce vous soit bien utile.
Don Natale regarda tout autour de lui, et, à voix basse :
- Il ne s'agit pas absolument de notre religion, mon enfant, mais de la patrie. Sir Thomas est l'intime de lord Palmerston, et nous voudrions savoir quelles seraient les dispositions de l'Angleterre dans le cas...
Le prètre s'interrompit et, considérant avec attention la jeune fille, comme pour surprendre dans son regard une hostilité ou une bienveillance :
- Je vous ai toujours vue dévouée à notre pays, et c'est pourquoi je crois pouvoir vous parler librement. Je puis être sûr, n'est-ce pas, qu'aucune de mes paroles ne sera répétée ?
- Oh ! Mon père ! Vous devez avoir confiance en moi, s'écria miss Helen, toute troublée à l'idée de ce secret qu'on exigeait d'elle.
- Tout Naples, dit Don Natale, va se soulever pour rejeter les usurpateurs et retourner à son roi légitime.
- Oh ! Mon père, mon père, que me dites-vous, vous si bon, si doux ! Vous m'annoncez ainsi la guerre !
- Elle est inévitable, et si l'Église y prend part, c'est pour la conduire et la rendre moins cruelle.
- Et pourquoi me mêler, moi, une étrangère à vos complots ?
Il faut que nous ayons avec nous les peuples, et l'Angleterre avant tous les autres. Vous connaissez Mrs Eveningham. Par elle, vous pouvez obtenir l'entretien que je sollicite de votre complaisance.
- Et quand vous aurez vu sir Thomas, à quoi cela vous avancera-t-il ?
- Don Prina le décidera, mon enfant, et il décidera son ministre à nous être favorables, à son tour.
- Je crains bien que vous ne vous fassiez de grandes illusions.
- Non, mon enfant. D'ailleurs, j'irai à Londres, s'il le faut.
- Oh ! Mon pauvre père ! Pour trouver des maisons fermées, une prison, peut-être !
- Mon enfant, je ne suis que l'instrument de Dieu. J'obéis à ses inspirations. Puis-je compter que vous verrez Mrs Eveningham aujourd'hui ?
- Oui, mon père, puisque vous le voulez.
Don Natale, qui ne se rappelait plus où il avait déposé son bréviaire et son chapeau, se mit à les chercher à travers la chambre. Il recula tout à coup en apercevant Ascalona.
- C'est un modèle, dit simplement Helen.
- Vous devriez prendre garde, mon enfant, quand vous les choisissez, observa le prêtre d'un ton de reproche.
- Que voulez-vous dire, Don Natale ?
- Rien, rien, fit le prêtre en s'en allant.
Au moment où il descendait, une voix perçante de femme monta soudain jusqu'à l'atelier.
- Il est là, faisait la voix, vous l'avez vu, n'est-ce pas ? Allons, parlez-moi, mon très cher prêtre. Vous dites que non. Vous mentez, vilain homme. Oui, oui, il est avec cette coquine; tenez, je les entends. Ils s'embrassent. Ah ! Les ignobles porcs !
Et elle appela de toute sa force :
- Ascalona ! Ascalona ! Réponds ! C'est moi, ta Bettina. J'ai jeté dans la mer tous les diamants, pour toi, mon chéri. Oh ! Viens. Laisse cette saleté. Il n'y a que moi qui sache t'aimer. Tu le sais bien, Marco.
On entendit Don Natale qui grondait.
- Eh bien, qu'est-ce que cela me fait qu'on l'arrête, reprenait la femme, si je ne puis plus le voir ! Ah! pourriture de Prina, sans toi, il serait encore à mes caresses... La canaille ! Voyez s'il m'écoute ! Eh bien, va-t'en donc mourir. Tiens, je vais te dénoncer, et j'irai danser avec les amis, sois sûr, le jour où ils feront couler ton vin rouge !
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Il sortit du restaurant dans une agitation extrême. Il se sentait à la fois lâche et plein d'ardeur, avec l'envie de frapper ces faces sournoises de traîtres et le désir de s'attendrir devant les grands yeux sombres qui se détournaient vers lui. La nuit bleue et dorée qui venait sur la rue de Tolède l'enveloppait d'une volupté délicieuse et canaille, fleurant le jasmin et le poisson, l'huile chaude et l'orange. Des places mortes, des maisons aux jalousies baissées, des marchés déserts sous le clair de lune aux ruelles grouillantes, noires, pailletées de lueurs fumeuses; des fenêtres éclairées d'où se penchent des ombres qui chuchotent, à la foule mêlée et bourdonnante d'en bas, c'est le même air de mollesse et de plaisir qui vous pénètre.
Où sont les conspirateurs dont a parlé le capitaine ? À tous les coins de rue, des jeunes gens attendent et signalent au passage les jolies filles d'un cri métallique et strident comme un sifflement d'aspic : « Bella ragazz' ! Bella ra- gazz' ! » Ils n'ont d'autre occupation. Est-ce donc ainsi qu'ils espèrent rétablir François II sur le trône ? Et le lieutenant s'imagine que Roselli a voulu se moquer de lui.
- Donnez-moi quelque chose, seigneur ! fit une voix de femme à l'oreille du lieutenant. Et elle ajouta plus bas et très vite en lui prenant le bras :
- Dieu vous le rendra, et moi aussi.
Ce n'était pas une simple mendiante, on le pense bien, mais ce n'était pas non plus une simple prostituée. Les hautes courtisanes, à Naples, ont toute une armée de ruffians pour les annoncer et vanter leurs grâces aux passants. Elles attendent dans le sommeil l'heure du plaisir et de la fortune. Les pauvres traînent des haillons dans les couloirs sombres et le long des rues populaires. Cette jeune femme qui avait abordé le lieutenant ressemblait, par sa mise, à une femme d'ouvrier, dans une toilette cossue de dimanche. Elle portait une chaine d'or, des boucles d'or et beaucoup de verroteries. Malgré ses joyaux sauvages, sa jupe lourde, sa taille courte et ramassée, il y avait en elle un grand charme. Fortiguerri prenait plaisir à regarder cette bouche ouverte sur des dents très pures, comme dans une extase heureuse, et ces yeux sombres, ces yeux de velours que la passion devait rendre si beaux. À ce moment, ils étaient fixés sur une petite pièce romaine en or qui pendait à la chaîne de montre du lieutenant.
- Tu me donneras cette chaîne, dit-elle, et tu verras comme je suis jolie.
- Je veux bien, fit le lieutenant; puisque les marquises sont invisibles et que Barborin...
Les yeux de la jeune femme étincelèrent.
- Je ne veux pas que tu parles de Barborin.
- Pourquoi donc cela ? D'abord sais-tu si ma Barborin est la tienne ?
- Il n'y a, à Naples, qu'une truie qui s'appelle Barborin. Mais elle n'y restera pas longtemps... Elle n'y restera pas longtemps, parce que Lisabetta Dentone la tuera.
- C'est toi, Lisabetta Dentone ?
- C'est moi.
- Et tu ne crains pas que la police, si elle l'entend...
- Je ne crains personne... Viens-tu avec moi ? Viens : tu verras comme je suis jolie, mais, n'est-ce pas, tu me donneras ta chaîne?
« Est-ce que, par hasard, se demandait le lieutenant, ce serait cette femme que j'ai rencontré avec Malaspina, dans l'escalier de la danseuse ? »
Il la considérait plus attentivement. La colère lui avait très vite transformé le visage. Fontiguerri en voyait mieux les pommettes saillantes, les traits en relief, le teint brulé; mais elle lui semblait toujours séduisante, avec les beaux cheveux noirs qui lui encadraient le front et sa coiffure rustique, ce chale blanc et léger de contadine qu'elle portait comme une mantille, replié ou plutôt chiffonné coquettement, sur le haut de la tête, et qui lui descendait par derrière jusqu'aux reins, déguisant les repos, ou accusant les mouvements vigoureux de la croupe, toute l'ardeur brusque et inquiète de ce corps.
Le lieutenant ne songea plus aux recommandations du capitaine; et il s'en fut avec la jeune femme, par des ruelles obscures, en la caressant. Les beautés du pays ne l'avaient pas gâté jusque-là : il prenait de l'amour de Naples ce que le hasard lui en offrait.
Seulement, il ne s'attendait pas à la promenade qu'on allait lui faire faire.
Il n'avait jamais imaginé des défilés si étroits, si immondes. Comme les couches des feuilles, dans les forêts, s'entassait là, depuis des jours innombrables, tout ce que l'homme rejette de son existence. Un peuple entier vivait côte à côte avec cette pourriture de mort; les maisons elles-mêmes proclamaient cette union extraordinaire d'une magnificence décrépite et d'une horreur toute jeune. Çà et là, comme égaré au milieu de fenêtres grimaçantes et d'auvents pourris, s'avançait un beau balcon charnu; un fronton élégant était troué par un tuyau de cheminée; on surprenait la saillie d'un bas-relief sous une affiche géante, et le sourire d'une statuette gracieuse qui tombait en poudre sous le suintement jaunâtre d'une gouttière. Ils traversèrent des décombres, des quartiers démolis ou abandonnés, des champs de pierre tout blancs sous le clair de lune puis, de nouveau, des ruelles infàmes, puant la vinasse, le haillon et les latrines, où eût régné une obscurité complète sans, de loin en loin, la petite veilleuse allumée au pied d'une madone ou la clarté rouge d'une trattoria ouverte, vomissant sur eux sa gaieté obscène, ses chants d'ivrogne et ses batailles. Le lieutenant, hésitant entre la boue visqueuse et le ruisseau fangeux, ne savait où mettre le pied. Il avait perdu son désir amoureux, et s'il s'occupait encore de sa compagne, c'était pour prévenir, à l'occasion, un coup de couteau, ou l'empêcher d'appeler des complices. Ah ! Pourquoi n'avait-il pas suivi le conseil du capitaine et ne s'était-il armé d'un revolver ?
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