Citations de Ilaria Tuti (263)
C'était le vent, le buran, qui soufflait violemment du nord-est. Échappé des steppes lointaines, il avait parcouru des milliers de kilomètres pour finalement s'enfoncer dans le couloir de cette vallée en grondant contre les berges du fleuve, en lisière de la forêt, se répercuter contre les francs-bords alluviaux et ressurgir en sifflant avant de se fracasser sur la paroi rocheuse.
Ce n'est que le vent, se répéta-t-elle.
La respiration des morts, songea-t-elle.
Le brouillard montait, absorbant toute chose : la lumière, les sons, et même les odeurs s'imprégnaient de cette lymphe stagnante, qui sentait l'os. Et des lamentations s'élevaient de ces volutes vaporeuses qui semblaient prendre vie en s'accrochant à l'herbe brûlée par le gel.
Un volet battait à intervalles réguliers. Elle lâcha son chariot pour aller le bloquer. La vitre était froide et embuée. Elle l'essuya d'une main, y dessinant une sorte de hublot. L'aube éclairait peu à peu le village, en bas dans la vallée. Les toits des maisons étaient comme autant de minuscules dominos couleur de plomb. Plus en hauteur, à mille sept cents mètres au-dessus du niveau de la mer, entre le village et l'École, l'étendue immobile du lac se colorait de rose entre les bancs de brume. Le ciel était clair, mais Agnes savait que le soleil ne réchaufferait pas la clairière escarpée. Le matin en se réveillant, elle avait posé un pied hors du lit et s'était sentie assaillie par la migraine : c'est ainsi qu'elle devinait le temps qu'il allait faire dans la journée.
Le monte-charge grinça sous son poids et sous celui du chariot. La cage s'ébranla, entama sa montée, s'arrêta au bout de quelques mètres avec une grosse secousse. Elle ouvrit la grille métallique. Le couloir du premier étage traçait un long ruban de couleur d'un bleu poussiéreux, taché d'humidité et ponctué sur un côté de grandes fenêtres à petits carreaux.
Elle entra dans le monte-charge pour rejoindre le premier étage, l'aile dont elle était responsable. Depuis quelque temps, cette responsabilité suscitait en elle un trouble sans nom, comme l'abcès d'un malaise latent qui refusait de crever.
Agnes traversa la cuisine située en entresol, entre les garde-manger et la buanderie. Elle poussait devant elle un chariot, le manœuvrait entre les récipients qui, d'ici quelques heures, relâcheraient des nuages de vapeurs graisseuses. Elle était seule, à cette heure qui n'était pas la nuit et pas encore le jour non plus. Ne lui tenaient compagnie que l'ombre furtive d'un rat et les silhouettes des carcasses mises à faisander, suspendues dans l'ancienne chambre froide.
Depuis que le bâtiment était devenu un orphelinat, les subventions étatiques étaient de plus en plus comptées et aucun bailleur de fonds privé ne s'était proposé de verser la moindre somme.
Mais ces légendes ne s'adressaient qu'aux enfants et aux vieillards mélancoliques, à des cœurs trop tendres. Agnes Braun le savait bien. Elle avait élu domicile à l'École depuis trop longtemps pour se laisser impressionner par un gargouillement nocturne. Elle connaissait le craquement de chaque poutre, le grincement de chacun des tuyaux rouillés qui couraient à l'intérieur des murs, même si désormais les étages étaient en majorité fermés et les portes des salles barrées de planches clouées.
Aujourd'hui, dans les couloirs, il n'y avait plus que le silence et des murs décrépis, des stucs décolorés et les échos de bruits de pas solitaires. Et puis, en novembre, ces hululements qui surgissaient du brouillard et glissaient le long des fenêtres des étages supérieurs, jusqu'au toit à versants miroitant de givre.
L'École. C'était ainsi qu'ils l'appelaient, en bas, au village, mais au fil des époques ces murs avaient plusieurs fois changé de destination et de nom : résidence de chasse impériale, Kommandantur nazie, sanatorium pour enfants tuberculeux.
On pouvait alors entendre des sifflements, comme de longs hululements, envelopper l'édifice datant de la fin du XIXe siècle, sur la rive est.
Autriche, 1978
UNE LÉGENDE PESAIT SUR CET ENDROIT. De celles qui s'accrochent aux lieux, comme une odeur persistante. On racontait qu'en plein automne, avant que les pluies ne se transforment en neige, le lac de montagne relâchait de sinistres exhalaisons.
Elles s'échappaient de l'eau comme de la vapeur et remontaient les pentes avec la brume matinale, aux heures où le ciel se reflétait dans le bief. C'était le paradis qui se reflétait dans l'enfer.
Jamais elle ne s'était sentie responsable d'une vie aussi jeune et elle se surprit à remarquer combien le caractère précieux d'une vie semblait inversement proportionnel au temps qu'elle avait vécu sur cette terre .
L’homme primitif survit en nous, de sorte que n’importe quel groupe humain peut reconstituer la horde primitive
La neige étouffait le bruit de ses pas. Il s'imaginait que c'était comme marchait sur des nuages.
Chef d'oeuvre psychologie du tueur en série enfant-animal : expérience médicale, orphelina
Elle ne comprenait pas pourquoi les gens craignaient la mort et non la vie. Vivre était un acte féroce, une lutte fratricide qui laissait toujours quelques victimes sur le champ de bataille.
- [...] Ne jamais sous-évaluer la force dont est capable une victime acculée au désespoir. Mais peu leur importe.
- Leur ?
- Ceux de son espèce. Ils sont fascinés par le sang. Ed Kemper tronçonnait les cadavres de ses victimes pour jouer avec leurs organes internes.
- J'ai le droit de vomir ?
- Oui, mais pas sur mes pièces à conviction, inspecteur.
La solitude était une colocataire discrète, qui jamais n’envahissait les espaces et qui laissait tout tel quel. Elle n’avait ni odeur, ni couleur. C’etait une absence, une entité qui se définissait par opposition, commele vide, mais qui existait : c’etait elle qui faisait trembler la tasse d’infusion entre les mains de Teresa, certains soirs, quand le sommeil ne voulait rien savoir et refusait de lui procurer le moindre soulagement.