Citations de Imma Monso (48)
Ainsi, tu aurais pu vivre grâce à la seule imagination tout ce que nous vivons en ce moment, de façon virtuelle, ce qui ne te coûte rien, et pour la première fois je t’aurais surprise sur ce terrain qui est le tien… Il n’y aurait pas eu besoin de le réaliser dans la réalité, cela t’aurait probablement fait le même effet, à toi…
La question des mots n’était pas mineure : son hyper-réactivité à certains d’entre eux était revenue avec force, à des adjectifs qu’elle ne supportait pas, à des expressions qui lui donnaient la nausée, à des comparaisons qui l’indignaient, à des clichés qui la rendaient malade, à des proverbes qui l’irritaient et à des interjections qui la déstabilisaient : tous déclenchaient en elle des avalanches d’images vives qu’elle ne parvenait à calmer qu’en faisant défiler des vers dans sa tête. –
Ah ! Les mots… Parfois, il l'épuisaient. Les mots omniprésents, mot du livre qu'elle avait promis à Carles, mots des transcriptions de Fàtima, mot de tant de patients qu'elle gardait en mémoire et qui résonnaient dans sa tête, mots de fous à la fois emplis de sens et si vides, mot des personnes sensées si prévisibles et ennuyeuses…
Pour écrire, j’aurais besoin de faire un peu d’ordre. Je nommerai mes chapitres A et B, autrement je me perdrai facilement. J’aime combattre ma tendance naturelle au désordre en classant et en rangeant.
Il existe, il est vrai, des êtres taillés pour devenir des personnages, comme si, d’une certaine manière, ils nous réclamaient malgré eux pour raconter l’histoire qui est la leur et qu’ils n’ont ni l’envie ni le temps de raconter, car ils font autre chose par exemple.
Ainsi le pouvoir miraculeux de la parole triomphe-t-il de l’action. Grâce à son usage, volontairement abusif, l’idée de se tuer s’amenuise.
Un jour il accepta, finalement. Oui, il apprendrait à être réel pour elle. Même un peu bizarre, elle était une femme, et les femmes ont la manie de vouloir convertir en réel tout ce qu’elles touchent, c’est notoire.
Le livre toujours ouvert à la même page, je pense soudain : « Aujourd’hui commence le reste de ma vie ! » La vie des survivants débute ainsi. Un pas après l’autre. Mécaniquement. Faisant ce qui reste à faire. Les reliquats présentent des avantages : on n’exige rien d’eux. Tout vient en surplus, et la moindre chose est un cadeau imprévu.
Je déteste l’idéologie du : « Tu dois régler les choses par toi-même », « L’équilibre est en toi », blablabla. De la merde ! Non ! C’est fantastique de rencontrer un homme, une femme, un être capable de tout régler, de t’amuser et de te transformer. N’est-ce pas extraordinaire de vivre à travers un autre au lieu de rester face à soi-même, un soi qui nous ennuie déjà tellement ? Un homme avec qui vivre en parfaite intimité symbiotique, comme le rémora et le requin !
Heureusement pour la survie du tissu social, les personnes très fortunées n’ont que faire d’être ébahies, saisies, alimentées, amusées, bercées, instruites et accompagnées par un seul être multifonctionnel. Elles ont des cuisiniers pour leur faire la cuisine, des violonistes à écouter, des poètes qui donnent des récitals, des humoristes qui les divertissent, des amants pour baiser, des psychothérapeutes à l’écoute de leurs névroses et des maris pour vivre avec et pour qu’ils leur tiennent compagnie.
S’il avait été un homme gai et sans histoires, de ceux qui ont toujours le mot approprié à la bouche et la plaisanterie prête à l’emploi, de ceux qui savent mettre en avant leur côté féminin quand il le faut, ou qui enthousiasment les femmes par leur éloquence, il aurait dit : « Bon sang, Carmina, vous les femmes, vous me laissez sans voix ! », ou une plaisanterie de ce genre, sur un ton irrésistiblement sympathique, ou bien gracieusement autoritaire… Mais c’était un homme rigide, lent, méthodique, qui s’enlisait souvent dans ses propres tactiques, une clef qui se coince dans la serrure qu’elle aurait tellement voulu ouvrir.
Elle a relevé un tas de masques, des signes d’un trouble profond, des identités fugaces apparaissant et disparaissant, symptômes de l’état mental perturbé qui l’a conduit à matérialiser la nouvelle qu’il avait lue. Quel malentendu !
La fiction et le mensonge sont deux choses différentes. Dans la fiction, on participe d’une convention établie et dans le mensonge il n’y a pas de consensus : c’est une tyrannie unilatérale.
Les trois semaines sans s’adresser la parole ont été une sorte de grand nettoyage de printemps ; une façon de se réapproprier un terrain vierge de paroles prononcées, de laisser derrière eux un grand nombre de phrases grignotées, fanées, essorées pendant tant d’années, et d’en amorcer de nouvelles.
Pouvoir posséder le plus grand nombre possible de mots lui paraissait indispensable pour le cas où elle se trouverait à nouveau coincée dans un piège quelconque ; elle avait l’impression que la parole lue, sobre et suggestive, la sauverait de la puissance envahissante des images. Particulièrement la parole poétique.
A l'époque déjà, ma liste des choses qu'il faut faire, même si elles font perdre du temps intégrait de voler au secours des amis ou des parents proches en petite forme ; les amis (de la famille ou pas) occupaient et occupent un espace prioritaire dans ma vie, et le temps qu'il faut leur consacrer n'est pas négociable ; je compense cette dépense de temps en me faisant le moins d'amis possible.
Si j'aime autant la maison des Bach, c'est parce que je m'y suis ennuyée comme jamais plus dans ma vie. Je m'y suis ennuyée à fond. Je m'y suis ennuyée ferme. Et j'en ai la ferme nostalgie aujourd'hui. Mais tant de choses se sont passées entre cet ennui et cette nostalgie.
Le temps était un amant infidèle, débordé et indisponible, qui l'abandonnerait au moment le plus inattendu.
Je compris que parvenu à ce que l'on croit être une frontière, on franchit cet étape sans le savoir et l'on continue avec les mêmes inquiétudes, ou avec de nouvelles, sans jamais trouver le repos. Jamais de pause, jamais de trêve.
U. était un poète. Il possédait des connaissances et une culture qu'il n'utilisait jamais à l'état brut mais qu'il savait au contraire mettre au service d'une intelligence extrêmement vive. Mon père, à l'inverse, était beaucoup plus méthodique, plus rigide dans sa façon de relier entre eux des savoirs tout à fait conventionnels. Il était plutôt un grand accumulateur de connaissances, un grand dépôt, propre et ordonné.