Citations de Isaac Babel (76)
Tête baissée, une femme grasse, sans cou, pareille à un poisson qu'on aurait fourré dans une redingote, accourut à la barre en tremblant d'indignation.
A la gare de Tsarskoié-Sélo je subis ma dernière fusillade. Un détachement de barrage tirait en l'air, à la rencontre d'un train qui approchait. On fit sortir des petits trafiquants sur le quai, on commença à leur arracher leurs vêtements. Sur l'asphalte, à côté des hommes véritables traînaient des hommes en caoutchouc imbibés d'alcool.
Nous sommes passés, Hilarion et moi, sur les petits ponts vétustes, ensevelis sous des amas de neige, nous avons effarouché les corneilles nichaient au premier étage, dans les chambres des qui boyards, et nous avons débouché sur une église d'une indescriptible beauté.
Couronnée de neiges, enluminée de carmin et d'azur. elle se détachait sur le ciel enfumé du nord comme un foulard bariolé de paysanne, décoré de fleurs russes. La ligne de ses sobres coupoles était virginale, ses dépendances bleues étaient ventrues, et les croisillons à ramages de ses fenêtres brillaient au soleil avec un éclat superflu. Dans cette église déserte, j'ai trouvé un portail de fer, cadeau d'Ivan le Terrible, et j'ai regardé les icônes anciennes, visité toute la crypte et le pourrissement d'une sainteté sans pitié.
L'ancien apprenti tailleur montra à son supérieur I'histoire centenaire de la ville d'Odessa, qui gisait sous les dalles de granit. II lui montra les monuments et les cryptes des exportateurs de froment, des courtiers maritimes et des négociants qui construisirent la Marseille russe sur l'emplacement du bourg de Hadjibei. Ils étaient couchés là, le visage tourné vers la grande porte, les Achkenazi, les Hessen et les Ephrussi, avares couverts d'un vernis de belles manières, noceurs philosophes, fondateurs de grandes fortunes et créateurs des anecdotes d'Odessa. Ils étaient couchés sous les monuments de labradorite et de marbre rose, séparés de la plèbe, serrée contre les murs, par des rangées de châtaigniers et d'acacias.
- De leur vivant, ils n'ont pas laissé vivre les autres, après leur mort, ils ne les ont pas laissés mourir décemment...
Et je me penchai par la fenêtre.
- Papa, dis-je.
Mon père se retourna en entendant ma voix.
- Fiston à moi, balbutia-t-il avec une inexprimable tendresse, et il frémit d'amour pour moi.
- Tante Péssia, dit alors Bénia à la petite vieille échevelée qui se roulait par terre, si vous avez besoin de ma vie, prenez-la, elle est à vous, mais tout le monde peut se tromper, même le bon Dieu. Une énorme erreur a été commise, Tante Péssia. Mais n'était-ce pas une erreur de la part du bon Dieu d'établir les Juifs en Russie pour qu'ils y soient tourmentés commne en enfer? Qu'y aurait-il eu de mal à ce que les Juifs vivent en Suisse, où ils auraient été entourés par des lacs de tout premier ordre, l'air de la montagne et rien que des français ? Tout le monde peut se tromper, même le bon Dieu.
Dans le faubourg de Moldavie, au coin des rues de Dalny et de Balkov, se trouve la maison de Lioubka Schneeweiss. Dans cette maison s’entassent un débit de vin, une auberge, une boutique où on vend de l’avoine et un pigeonnier pour cent paires de pigeons de Knioukov et de Nicolaïev. Ces boutiques et le lot n° 46 dans les carrières d’Odessa appartiennent à Lioubka Schneeweiss surnommée Lioubka la Cosaque ; le pigeonnier seul est la propriété du gardien Euzel, soldat médaillé en retraite. Le dimanche, Euzel va au marché au gibier et vend des pigeons aux fonctionnaires de la ville ou aux petits drôles du voisinage. Outre le gardien, on compte encore dans la cour de Lioubka Pesia Mindlt qui est à la fois cuisinière et entremetteuse, et l’intendant Tsoudetchkis, un petit Israélite dont la taille et la barbiche ressemblent à celles de notre célèbre rabbin de Moldavie Ben Zakharia. Je connais beaucoup d’histoires sur Tsoudetchkis. La première raconte comment il devint intendant de l’auberge de Lioubka, surnommée la Cosaque.
Tout […] nous est donné […] ; un seul droit nous est refusé, celui de mal écrire. […] Il s'agit d'un droit primordial, et sa suppression n'est pas sans importance. Si nous renonçons à ce droit, que Dieu nous vienne en aide. Et si Dieu n'existe pas, aidons-nous mutuellement…
Extrait du discours prononcé au premier Congrès des Écrivains à Moscou en août 1934.
“je n’arrive à écrire que la nuit, dans la solitude, quand j’ai l’âme qui brûle.”
“Ce sont des imbéciles ceux qui disent qu’il n’y a pas de bonheur sur terre. Le bonheur c’est l’inspiration”
Le soleil était haut. La canicule tourmentait cette masse de guenilles qui rampait sur la terre. Leur route suivait un trajet pierreux, morne et brûlé de soleil, qui longeait les bicoques en terre battue, des champs étouffés de caillasses, des maisons défoncées, détruites par les obus, et une montagne pestiférée. C'était une route d'une tristesse sans nom, celle qui menait jadis, à Odessa, de la ville au cimetière.
"Une vieillesse stupide n'est pas moins méprisable qu'une jeunesse lâche."
Dès mon plus jeune âge, j’avais consacré toutes les forces de mon être à composer des nouvelles, des pièces, des milliers d’histoires. Elles reposaient sur mon cœur comme des crapauds sur une pierre. Possédé par un orgueil diabolique, je ne voulais pas les écrire prématurément. Ecrire moins bien que Léon Tolstoï me semblait une perte de temps. Mes histoires étaient destinées à survivre à l’oubli.
Mais le ressac écumeux de la mer d’Odessa jette-t-il des poulets rôtis sur le rivage ?
Le soleil pendait du ciel comme la langue rose d'un chien qui a soif, une mer gigantesque houlait au loin vers Peresyp, et les mâts de lointains navires s'agitaient sur les eaux d'émeraude du golfe d'Odessa. Le jour se balançait dans une nacelle de fête, le jour voguait vers le soir, et, quand il le rencontra, à cinq heures seulement, Lioubka revint de la ville. Elle arriva juchée sur une petite jument noire et grise, à gros ventre et longue crinière. Un gars à fortes jambes, vêtu d'une chemise d'indienne, lui ouvrit la porte et Euzel s'empara de la bride de son cheval. Tsoudetchkis cria alors à Lioubka, de sa prison :
"Mes respects, Madame Schneeweiss, et le bonjour ! Voilà que vous avez donc été partie trois ans pour affaires et que vous m'avez collé dans les bras un marmot affamé !
Quand Bénia revint chez lui, les lampions s'éteignaient déjà dans la cour et l'aube commençait à poindre dans le ciel. Les invités étaient partis et les musiciens sommeillaient, la tête inclinée sur le manche de leur contrebasse. Seule Dvoira ne songeait pas à dormir. Des deux mains elle poussait son mari, paralysé par la crainte, vers la porte de leur chambre nuptiale et elle le couvait d'un regard carnivore, comme un chat qui tient une souris dans sa gueule et la tâte doucement du bout des dents.
(Le Roi p 24)
Le vieil homme but de la vodka dans une théière émaillée et mangea le hachis qui sentait bon comme une enfance heureuse. Puis il prit son fouet et sortit devant la porte cochère. Baska alla le rejoindre. Elle avait mis des bottines d'homme et une robe orange, elle avait mis un chapeau garni d'oiseaux tout autour, et elle prit place sur le banc devant la porte. Le soir se baladait sans se presser le long du banc, l'oeil radieux du couchant tombait dans la mer derrière Péressyp, et le ciel était aussi rouge que les chiffres rouges des jours fériés dans le calendrier.
(Le père p 43)
-Tu en as épongé combien, hier, Roukhlia ? dit-il, tandis qu'il examinait, en plissant les yeux, son casque ornementé.
La fille restait silencieuse.
-Tu en as épongé six, poursuivit le garçon, mais il y a des bonnes qui peuvent en éponger jusqu'à vingt. Les copains ont bourré, mais bourré une ménagère de Krapichnoyé, même qu'à la fin ils n'en pouvaient plus, les gars, seulement celle-là devait être plus grosse que toi...
-Va chercher de l'eau, dit la fille.
( Chez notre chef Makhno)
Assis sur un banc, Herschels se tordait convulsivement comme une femme sur le point d'accoucher. En une minute, il échafauda dans sa tête davantage de plans que le roi Salomon ne comptait d'épouses.
(Chabos-Nahamou)
Au menu, il y avait de la carpe farcie froide avec du raifort (un plat qui justifie, à lui tout seul, qu'on se convertisse au judaïsme)
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