Citations de Jacques Réda (161)
Au moins souvenez-vous (si vous vous souvenez)
Que nous fûmes un jour comme des enfants dont le nez
Passe furtivement par-dessus la barrière
Et qui découvrent tout à coup une étrange lumière
Dont on voit le reflet grandir en s’enflammant
Sur leur face où l’espoir se fond avec l’étonnement.
Mon vieux, quelle aventure incroyable, la nôtre :
Etre là. Depuis quand ? Embarqués. On pleure. On se vautre
Encore dans la nuit des instincts primordiaux.
On se croirait un autocar de touristes idiots
Bouffant, braillant, riant aux arrêts où l’on pisse
Et, sans rien avoir vu, fonçant sur quelque précipice.
Mon vieux, plus on descend profond dans la matière,
Moins on s’y reconnaît : il n’est de particule entière
Qui ne se subdivise, ou dont le fin scalpel
De la physique ne parvienne à faire un archipel
Explosant et flottant dans le torrent des ondes.
Tonnerre des temps révolus,
Tous ces dieux qui ne parlent plus
Je suis allé chercher trois verres –la bouteille
Etait fraîche : vin sec, mais un goût de groseille
Vous reste sur la langue après qu’on en a bu –
Et je les ai remplis jusqu’au bord. Qui l’a su ?
J’étais seul au jardin, mais seul en apparence :
A mon côté j’avais dans l’ombre, en transparence,
Celui qui , seul aussi, jadis, offrit du vin
A son ombre, à la lune, et but jusqu’au matin.
J’ai moi-même vidé trois verres, sans rancune
Envers le sort.
L’existence, il est vrai, nous demeure un entier mystère
Et, pour peu que l’on soit nanti d’un faible caractère
Et que l’imaginaire ait sur nous beaucoup de pouvoir,
On va sans cesse d’un extrême à l’autre, sans savoir
A quoi bien s’en tenir sur les causes qui nous animent,
Et si chacun n’est pas plutôt un passant anonyme
Qu’une âme unique mais coupable et que l’on obséda
D’images de ciel et d’enfer.
Et voici qu’un savant nous la disqualifie :
On a tout fait passer menu sous le flambeau
D’impassibles rayons et, le moindre lambeau
Analysé, ne reste plus qu’un oripeau
Devant lequel la foi chancelle ou s’atrophie.
Un instant, puis un autre, et chacun disparaît,
Mais ce qui l’a porté ne cesse pas de vivre ;
Ainsi chaque mot, dans un livre,
Passe pour que le sens monte de son retrait.
A la suite d'un examen du caractère relatif de la notion d'avant et d'après, dont il montre qu'elle réside dans relation en cause et effet, Schrödinger ajoute: "Il se trouve que ces choses sont devenues une réalité très concrète pour nous autres physiciens [...] Je me suis parfois demandé pourquoi elles ont provoqué une telle agitation, à la fois dans le grand public et chez les philosophes. Je suppose que c'est parce qu'elles signifient la destitution du temps comme tyran inflexible qui nous est imposé du dehors, une libération de la règle inaltérable de "l'avant et l'après". En effet, le temps est notre maître le plus sévère, en ce qu'il restreint ostensiblement l'existence de chacun d'entre nous à l'intérieur d'étroites limites [...] Le fait qu'il nous soit permis de jouer avec un tel programme imposé d'en haut, qu'on a cru jusque là inattaquable, de JOUER AVEC LUI [c'est Jacques Réda qui souligne], même dans une faible mesure, semble être un grand soulagement; cela semble encourager l'idée suivant laquelle la totalité de l'"horaire" n'est probablement pas aussi sérieuse qu'il ne le semble à première vue. Et cette pensée est un pensée religieuse." [Erwin Schrödinger, "Science et religion", in L'Esprit et la Matière (Mind and Matter), Cambridge University Press, 1958 et, pour la traduction française par Michel Bitbol, Ed. du Seuil, collections "Sources du savoiré, 1990, et "Point", 2011.]
Il serait évidement abusif d'entendre, dans le mot "mesure" figurant dans ce passage, la moindre allusion à une modalité du rythme. Mais on peut attribuer à "religieuse" le sens le plus large de lien mental et moral se traduisant par des pratiques (où la musique et la danse ont leur fonction), et fédérateur d'une communauté humaine - d'un peuple au sens quasiment biblique. D'où l'inévitable question du sens du mot "peuple", qui a sans doute évolué lui-même comme celui du mot "Temps". Quelles seraient aujourd'hui les sources "populaires" d'une nouvelle approche du rythme?
C’est cette rencontre, cet antagonisme harmonieux et fécond du mouvement vivant et du mètre plus abstrait, qui […] définit non seulement la spécificité du vers, mais […] celle du poème où, par retour régulier du même qui est toujours un autre, s’épousent mètre et mouvement pour engendrer le rythme.
Le mètre induit le mouvement au rythme, tout comme les rails et leurs traverses permettent celui du train. C’est peut-être pourquoi le train a de si fortes vertus poétiques.
Ceux d'entre nous qui ont le goût de l'éternel
Passent aussi,
Se rappelant une cuisine de province
Dans le temps de Noël,
L'odeur du lait qui chauffe et les cris des enfants
Assis sous la lueur des petites bougies.
Complainte du vieux poteau ‒ Extrait 2
Aussi gris maintenant qu’un vieux poteau télégraphique
[…]
Qu’ai-je donc entendu, quand j’avais une bonne oreille,
Monter dans mes fibres depuis la terre des talus ;
Quelle monotone chanson mais sincère et pareille
À celle que chuchote l’herbe et qu’on n’écoute plus ?
Arrêtez-vous quand même un peu, cons d’automobilistes
Toujours pressés, posez la main un instant sur mon fût
Et puis une joue à l’endroit où le bois resté lisse
Tremble : voyez, si je suis sourd, je demeure à l’affût
De l’espace où mon fil souple encore qui se balance
Mesure une montagne et pèse un nuage, un oiseau.
Je vais m’enraciner à la longue dans le silence
Mais reverdir peut-être à la prochaine floraison.
p.10
Complainte du vieux poteau ‒ Extrait 1
Aussi gris maintenant qu’un vieux poteau télégraphique
En bois, je me tords, me fendille et vais devenir sourd.
Je n’entends déjà plus en moi le chant béatifique
Qui fait bourdonner le béton même, comme d’amour.
C’était la musique du vent aux longs accords sévères
Et je vibrais comme son juste et pur diapason ;
N’était-ce pas aussi parfois la musique des sphères,
La nuit sous le plectre lunaire et la démangeaison
Féroce des étoiles ? – Mais, en vérité : musique ?
Alors que tout détone, éclate, improvise son jazz
À travers la supernova, le trou noir aphasique,
L’amas nébuleux où l’amour naît d’un excès des gaz ? …
p.9
Chemins perdus
Pareils aux inquiets, aux longs velléitaires
Qui n’auront jamais su choisir un seul chemin,
Tous ceux que j’aperçois, lorsque je passe en train,
Filer à travers bois, dans l’épaisseur des terres,
Me paraissent chacun devenir, tour à tour,
Celui que j’aurais dû suivre sans aucun doute.
Je me dis : la voici, c’est elle, c’est la route
Certaine qu’il faudra revenir prendre un jour.
Mais aussitôt après, sous la viorne et la ronce,
Un sentier couleur d’os ou d’orange prononce
Sa courbe séduisante au détour d’un bosquet,
Et c’est encore un des chemins qui me manquaient.
Puis le bord d’un canal donne une autre réponse
À ce perpétuel élan vers le départ.
Mais je vous aime ainsi, chemins, déserts et libres.
Et tandis que les rails me tiennent à l’écart,
Vous venez vous confondre au réseau de mes fibres.
p.59
[…] Les vers ou l’apparence de vers demeurent ce qui distingue la poésie de la prose et le poète du prosateur.
Il n’y a […] à mon avis qu’une seule façon de définir poésie et poème, qui est de s’en tenir à l’intention manifestée par celui qui écrit.
S’il fallait établir maintenant une distinction entre prose et poésie, je dirais que le mouvement est ce qui prédomine dans la première.
Le Mai sombre
Le correspondant
Il arrive la nuit que je ne dorme pas durant des heures.
Autrefois, je me retournais comme une folle dans mon lit.
Et puis je me suis mise à inventer des lettres
Pour des gens lointains et gentils, moi qui ne connais personne.
Maintenant je vois dans le noir, comme aux cinémas de campagne,
Des signes sur l’écran parmi des poussières d’étoiles :
C’est moi qui parle, ainsi qu’un champ de marguerites fleurit.
Si je voulais, je crois que je pourrais en faire un livre ;
Et mes rêves aussi mériteraient d’être décrits.
Je descends de grands escaliers, en longue robe blanche ;
Des personnes très bien m’attendent tout en bas des marches :
Ah nous avons reçu votre lettre, ma chère… Il est minuit.
On s’éloigne en causant sous les arbres qui s’illuminent.
Passent sans aucun bruit de profondes automobiles.
Les boulevards touchent le sable de la mer. Je ris,
Et c’est frais dans mon col de renard couleur de lune.
Vous êtes là, ramassé sous le mur à l'ombre courte,
Comme au verger d’enfance où je n’ai pas osé pousser un cri.
Voici que le mistral a des quintes de toux
Et que la moindre feuille en devient convulsive.
Il tourmente la tuile, arrache la lessive,
Plaque sur l'horizon la bosse du Ventoux.
( extrait de " Quatre à quatre")