AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Jacques Réda (161)


                              UN PARADIS D ’OISEAUX //B
  
  
  
  
Entre les plus étourdissants des vocalistes,
J’ai remarqué depuis trois ou quatre matins
Les arpèges hardis, les trilles argentins
De deux merles ardents comme des duellistes ;
Auprès d’eux les rayons du jour semblent éteints.

Rivalisant d’éclat pendant une heure entière,
Virtuoses mais inspirés, ne rabâchant
Jamais, ils font briller à la fois le tranchant
D’une lame et le bloc d’idéale matière
D’où s’élèvent les jets capricieux du chant.

Et si fort et si librement qu’ils s’évertuent,
On les sait asservis aux lois de la saison.
Mais par l’accouplement et par la couvaison,
C’est encore leur chant qu’ils aiment, perpétuent,
À la folle hauteur de ce diapason.

C’est parfois si tendu, si plein, qu’on appréhende
Et qu’on espère aussi les entendre soudain,
Dans un vague demi-sommeil presque enfantin,
Se déchirer sur une couverture béante
Qui nous rendrait le paradis, en ce jardin.
Commenter  J’apprécie          90
                              UN PARADIS D ’OISEAUX //A
  
  
  
  
Dans ce dédale froid de cours intérieures
Le platane, l’érable et divers arbrisseaux
Composent un sous-bois, des voûtes, des berceaux
Où dès le mois d’avril, entre cinq et six heures,
On s’éveille au milieu d’un paradis d’oiseaux.

Sans parler des corbeaux, des geais ni de la pie
Dont la gorge n’émet qu’un rauque grincement
Et qui semblent avoir ailleurs un logement
Plus conforme aux besoins de leur misanthropie,
Mille voix avec le soleil vont s’enflammant.

Sous la pivoine encore sombre de l’aurore
Qui penche vers les fronts encore obscurs, j’entends
Ces appels des oiseaux, d’abord intermittents,
Transformer tout l’espace en diamant sonore
Croisant ses feux au cœur immobile du temps.

S’il me fallait imaginer celui des anges
Et situer son apogée en quelque endroit,
Je prendrais ce concert et son beau désarroi
De grives, de pinsons, de merles, de mésanges,
Qui d’instant en instant se complique, s’accroît,

Et le verrais ainsi dans un quadrilatère
Paisible sous le dôme étincelant du ciel,
Avec un vent léger qui fait torrentiel
Le feuillage nouveau recouvrant le mystère
D’un Dieu voluptueux et confidentiel.
Commenter  J’apprécie          40
                              LE GEAI
  
  
  
  
Dans le creux du vallon comme au fond d’une boîte
Que l’automne a rempli d’un épais tampon d’ouate,
On dirait en bois les abois des chiens sanglants.
Au-dessus de Limours je ramasse des glands
Pour le geai réputé farouche et difficile
Et qui n’en a pas moins élu pour domicile
À Paris un des grands platanes de ma cour.
Le matin quelquefois on l’entend qui discourt
Avec sa fougue acariâtre de crécelle,
Mais du bleu sous le brun de sa bure étincelle,
Et rouvre l’œil en or insondable des chats.
Je l’ai vu qui piquait sur leurs ronds de pachas
Roux et gris se donnant une allure distraite :
A la fin cependant ils battent en retraite
Jusque sous les fusains, puis, en catimini,
Ils guettent de nouveau le feuillage où le nid
Se dissimule. Mais, je dois le reconnaître,
J’ai souvent soutenu l’oiseau, de ma fenêtre,
En projetant sur ces félins divers objets.
Faut-il aider aussi les victimes des geais
Et, de fil en aiguille, avec cette logique,
Intervenir dans le déroulement tragique
D’une histoire où toujours un mangeur est mangé ?
Mais qui mange du chat, d’habitude ? Si j’ai
Humé plus d’une fois, sur des tables chinoises,
Des ragoûts aux saveurs légèrement sournoises,
Ce ne fut qu’une entorse à l’ordre naturel.
Nous-mêmes, c’est le temps qui nous mâche et nous ronge
Les dieux mangent du temps, mangés par le mensonge.
(Mais ne nous perdons pas dans cet universel.
Que mon poème soit un simple grain de sel
Sur la queue agile du geai, quand il m ’honore
De son éclair céleste et de son cri sonore.)
Commenter  J’apprécie          80
                                    L’AUBE
  
  
  
  
À quatre heures, l’été, pas un bruit, pas un souffle
N’émeuvent le sommeil des arbres. Tout au bout
Des jardins, une trace irréelle de soufre
Brûle au faîte d’un toit somnambule. Debout
Dans les rideaux de cet immuable théâtre
Dont les acteurs ont l’air à jamais endormis,
J’aperçois le reflet d’une lampe bleuâtre
Se faufiler entre les troncs. Le jour promis,
Encore lent et gourd au fond de son scaphandre,
Pourrait en cet instant fragile se suspendre
A l’unique lueur qui brille sur son front
Et, comme des esprits que leur sort obnubile,
Le convoi d’arbres glisserait presque immobile
Sur le flot sans remous d’un nouvel Achéron.
Puis un, deux craquements délivrent une branche,
Un premier merle allume au loin son premier cri,
Un autre lui répond, et leur flamme déclenche
De proche en proche un incendie incirconscrit.
Les feuillages alors subitement s’ébrouent
Tandis qu’au ciel le souffle de l’énorme roue
Passe.
Commenter  J’apprécie          20
                                  UNE THÉBAÏDE
  
  
  
  
Le vernis du Japon, les platanes, l’érable
Ont diverses façons de s’élever dans l’air,
Soit qu’ils jettent les bras vers le ciel désirable
Ou qu’ils s’étalent en largeur sous le couvert.

En bas, une herbe pauvre et quelques graminées ;
Dans l’intervalle un beau lilas et des tilleuls :
Je vis au fond d’un lac entre des cheminées,
Furtif et diligent comme les campagnols.

C’est un bout de papier, vierge ou non, que je ronge ;
Quelquefois la journée y passe, peu ou prou,
Et de rat je me sens devenir une oronge,
Mais la clarté descend aux abords de mon trou.

Verte et bleue à travers ces feuilles qui m’effacent
Et qu’agitent sans fin de vagues tourbillons,
Elle m ’offre un poème écrit par la surface
Invisible là-haut à force de rayons.

Je ne comprends pas bien comment, dans cette écluse,
Le vent peut s’introduire et jouer sous les eaux.
Mais toujours un courant dans la masse confuse
Semble vibrer avec les ailes des oiseaux,

Avec l’or tamisé qui croule en cataracte
Le long de la fenêtre où je reviens m ’asseoir
Devant ma page et mon silence où se réfracte
L’excessive beauté du monde jusqu’au soir.
Commenter  J’apprécie          30
                                  LES MARTEAUX
  
  
  
  
Le matin, quand j’écris des vers silencieux
Qui ressemblent à ceux que j’aurais aimé lire
Et que les passereaux, de leur menu délire,
M’encouragent, parfois trois ou quatre messieurs

S’installent dans la cour avec scie et marteaux
Et, cachés par la masse heureuse de l’érable,
Se disposent à faire un bruit considérable
Sans grands égards pour mes desseins transcendantaux.

J’ignore la raison pratique de ces coups
Sonnant jusqu’au moment béni du casse-croûte
Et qui devraient en peu de temps mettre en déroute
Ma rêverie avec ses outils et ses clous

Délicats. Cependant c’est en juin, tous les sons
Prennent une épaisseur elle-même songeuse
Où la mémoire ainsi qu’une lente plongeuse
S’enfonce toujours plus avant. Puis nous glissons

De lueur en lueur, comme dans un sous-bois,
Au rythme régulier de ces clous dans des planches,
Et soudain le soleil sur les façades blanches
Fait briller un matin plein d’oiseaux d’autrefois.
Commenter  J’apprécie          20
                            LES ÉCLAIRS DE CHALEUR
  
  
  
  
Après un jour broyé sous un ciel d’ardoise aux
Durs reflets qui troublaient d’harmonieux oiseaux
   Crissant alors comme des craies,

En vain l’on attendit le tonnerre. Il n ’y eut,
Spasmodique et muet dans cet amas feuillu,
   Qu’un vol de livides effraies,

Et des doigts échappés d’un rêve d’étrangleur
Appliquaient, arrachaient des masques de pâleur
   Et d’épouvante à nos visages.

Puis un seul tremblement énorme et continu
Saisit le corps de la lumière enfermé nu
   Dans un frais enfer de feuillages.

Mais plus tard j’entendis bruire à mon chevet
Le vieux livre du temps enfin rouvert, ses pages
   Comme un arbre neuf : il pleuvait.
Commenter  J’apprécie          20
Lire dans la solitude fait un comportement suspect, et en vérité non exempt d'une intention de magie. Car on cherche dans chaque livre le livre unique et idéal, celui dont les phrases ne se distingueraient plus du frémissement de vie qui nous entoure; dont chaque page ouvrirait une porte entre les signes de la pensée et le poème de la Création.

"J'ouvre un livre : un oiseau s'en échappe.
Au ciel, le vol d'un autre oiseau s'écrit.
Je tends la main pour saisir une grappe
de raisin où mon encre mûrit.
La page tourne : est-ce encore l'esprit
Qui décide, ou bien le vent qui souffle
D'une strophe à l'autre, de touffe
En touffe d'herbe, et propage ce cri
Que les bois et les signes étouffent
Mais qui m'emplit avec l'or de l'été :
Le grand Pan est ressuscité ?"

Pourtant la quête du livre absolu ne peut qu'engendrer d'autres livres. Finalement le lecteur sort son carnet et, après un moment d'intense écoute, s'absorbe dans son petit morceau du grand oeuvre où, parfois, vient à passer la phrase ambulante de trois fourmis.
Commenter  J’apprécie          10
... Partir suppose donc en tout cas une aptitude au plus humble entêtement stoïque et une secrète mysticité.
Commenter  J’apprécie          20
Les rames des grands pins haut brossés par le vent
Grincent dans leurs tolets. Puis un bond en avant :
Tout craque avec l'envol sonore de leurs voiles.
Au travers apparaît un ciel fumant d'étoiles,
Rempli d'autres vaisseaux à l'ancre, nuageux.
Terre, vas-tu larguer ton vieux havre rocheux?
Je me joins à l'élan maritime des arbres
Et vois, sur l'horizon, des îles dont les charmes
Passent tous ceux que l'on rêva dans les greniers :
Soleils roulés sur des montagnes, des palmiers,
Par des aubes et des couchants inépuisables
Allongeant sur le bronze et le velours des sables
L'ombre de créatures d'ambre aux lourds cheveux.

Cartes postales sans adresse, quand je veux,
Elles viennent encore attester ces rivages.
Mais, Terre, tu n'es pas qu'un beau livre d'images.
Prisonnière du temps qui procède sans bond
Tu tournes dans le sens que l'on juge le bon :
Toujours dans le palpable. Or tout ce que je palpe -
Rouge écorce, rocher dégringolé d'une alpe,
Tout me souffle que, dans un proche lendemain,
Tu ne seras plus même une image. Personne
Ne saura que tu fus. Et, que je déraisonne
Ou non, il en sera de toi, dans l'univers,
Comme il en est du poids et du son de mes vers.


pp. 28-29
Commenter  J’apprécie          140
«  Chaque arbre est un
Caractère
Dont la forme sort de terre
Tout comme de notre esprit ,
Sans qu’on les ait prononcées,
Des paroles, des pensées
Que l’on fixe par écrit .
Elles font, dans le langage ,
Une sorte de branchage
Aussi net et régulier
Que ceux du chêne et du
Hêtre
Qu’une loi condamne à n’être
Ni frêne ni peuplier » …
Commenter  J’apprécie          162
Chaque arbre est un caractère
Dont la forme sort de terre
Tout comme de notre esprit,
Sans qu'on les ait prononcées,
Des paroles, des pensées
Que l'on fixe par écrit.
Elles font, dans le langage,
Une sorte de branchage
Aussi net et régulier
Que ceux du chêne et du hêtre
Qu'une loi condamne à n'être
Ni frêne ni peuplier.
Commenter  J’apprécie          190
N'être pas un arbre a toujours été , de mes regrets,
Le plus constant. Et même alors que je m'aventurais
Dans le premier chemin offert à la dromomanie
En m'y promenant les bonheurs d'une route infinie.
Commenter  J’apprécie          80
On observe la même diversité dans la prosodie…



On observe la même diversité dans la prosodie des vers, depuis les longues stances bien en rangs de dix ou douze par sections et compagnies du Livre du juste; depuis les strophes d'Hiver plus variables en effectifs, d’une métrique toujours sourcilleuse, mais où des rythmes francs-tireurs perturbent la symétrie des alignements – jusqu’aux pièces de La Lueur des jours.
Commenter  J’apprécie          20
Je pense encore aux amples laisses de prose…



Je pense encore aux amples laisses de prose compacte et translucide que, sans mortier, édifient les poèmes ou psaumes d'Élégies ou de La Gloire, fermement établis sous la charge de passion éperdue qui les meut. Distincte mais autre, non, la prose narrative des nombreux petits récits bibliques, tout en raccourcis dont, souvent, l'efficace provient de l'inspiration comme enfantine du jeu, d'une fraîcheur insolite dans la brusquerie d'un détour, d'un grain de malice sous le nez de la gravité qui, surprise, éternue de bon cœur — Dieu vous bénisse.
Commenter  J’apprécie          00
Je pense aux poème en prose …



Je pense aux poèmes en prose laconiques, presque parfois sténographiques, du tout premier livre (Terre du temps), où impatientée par les tergiversations de la syntaxe, l'énergie lyrique finit par planter isolément ses mots, et par les laisser derrière soi aux vibrations de leurs harmoniques. Je pense à d'autres poèmes en prose (quinze ans plus tard: ceux d'Austrasie), dont la phrase d'une égale densité, mais assouplie, s'enrichit de détails minutieux, voire précieux, bijoux ou miniatures sertis dans le manche d'un porte-plume — et toute l'étendue de la campagne chatoyante sous le ciel vous saute dans l'œil.
Commenter  J’apprécie          00
— après cela (je commence, je commence toujours, mais c'est aussi toujours une suite), après cela j'avais essayé de quitter ma vie. Elle s'était en réalité déjà séparée de moi, comme une maison rejette ses habitants à l'occasion d'un tremblement de terre. Bien sûr aucune maison ni cette vie ne m'avaient appartenu. Cependant je restais pris sous les décombres. Il y avait dans cet écrasement encore de la protection et de la chaleur. J'aurais dû me tenir tranquille. Des événements plus sourds se préparaient dehors. Insensiblement le temps s'était remis en marche dans sa poussière. Moi j'imaginais sans bouger un grand bond par-dessus ce désastre, ma disparition d'un seul coup sur les rails où fonce une seule étoile déchiquetée. Mais tout s'accomplit à son heure, on décide peu. De nouveau j'entrepris des petits voyages. Humbles, oui, et parfois de trois quatre kilomètres aux alentours (tous ces hérissons qui séchaient sur le bord de la route, transformés en galettes), puis d'autres plus considérables mais guère différents pour le fond, renouant prudemment avec mon vieil espoir de le trouver à l'arrivée, l'autre aussitôt reconnu et qui après un signe de connivence imperceptible (mais vu, compris), s'éloigne et je le suis jusque dans le couloir d'une sordide baraque à un étage où il faut faire vite : un pas lourd au plafond ébranle des planches, précipite du plâtre, mais j'ai le temps d'apercevoir un vitrail de sureaux qui flambe sur les gravats. Alors il chuchote : C'est vous ? — C'est moi.



Et nous échangeons ces pronoms comme des passeports volés à l'ambassade, avec les vrais tampons et le bleu brumeux de l'avenir dans chaque page, intact. Puis : les dernières recommandations, les derniers vœux, l'accolade virile avant de nous perdre, chacun de son côté, dans la végétation déjà ténébreuse des rues. Jamais rien de ce genre évidemment ne se produisait. Je tombais trop tard ou trop tôt dans d'immenses villes abandonnées. En général trop tard, par l'omnibus dont les étapes à travers les banlieues divisaient à n'en plus finir la moitié de la moitié d'une distance obstruée par la nuit. Souvent, inexplicablement ou peut-être à titre d'épreuve, on restait bloqué sur un pont, juste entre la rambarde et le souffle plein d'arrachements d'étincelles violettes des convois de sens inverse qui cherchaient à nous culbuter, et je ne distinguais plus en bas qu'un remous pauvre aspirant le regard et l'espace avec l'eau du fleuve elle-même au fond du gouffre. Et j'avais peur, un peu. Mais ne possédant pas de montre j'étais patient, surtout quand au lieu de la lune tirée comme un boulet incandescent par un silo ou une cheminée, luisait comme pour soi, pour la pluie, l'écheveau des triages qui dans la plus compacte obscurité réfléchissent des bolides en proie sous l'horizon au silence dévastateur de leur vitesse. Très loin brillait l'angle d'un mur.



Et contre, pour obéir à l'attraction du centre, dans un halo de ces becs de gaz les avenues encore indécises viraient en se prononçant pour l'équilibre, et rameutaient ce troupeau de l'étendue bâtie vers son foyer. Mais un centre, à vrai dire (ce que moi j'appelais centre depuis qu'on m'avait expulsé du mien), les villes en ont un rarement. Ou du moins elles le cachent, à la longue elles l'oublient, elles l'ont perdu ; et comment le découvrir sinon par hasard ou par chance ; et si ce que l'on trouve alors n'est pas un simulacre, on le devine à la trouble douceur de déconvenue où s'étouffe le pressentiment : c'est un simple fragment qu'il faudrait combiner à d'autres (ces pavés dans une arrière-cour, ces yeux qu'on a croisés et qui semblaient savoir, d'une science aussi ancienne et obtuse que celle des choses), pour obtenir enfin du désordre apparent qu'on a remué de rue en rue la figure occulte et logique dont les lignes innombrables se recoupent en un seul point. J'explorais des périphéries.



Alerté puis déçu, puis appelé de nouveau comme si un cataclysme n'avait laissé debout que les ruines d'une volonté pareille à une phrase encore claire dans le mot-à-mot, mais qui faute d'un verbe rétroactif maîtrisant l'émiettement du sens demeure intraduisible, ainsi je comprenais tour à tour la courbe en surplomb d'un boulevard, du buis dans une impasse, la gaieté d'un sentier ; ailleurs un sous-sol sans maison rempli de cartons et de ferrailles, une façade sans immeuble, des moteurs au milieu d'un pré ; ensuite un gros pneu dans un saule, deux enfants devant une affiche aux lions désabusés et, de chaque côté d'une usine éventrant par désœuvrement ses carreaux au soleil puni, des maïs en papier jusqu'à de fulgurantes citernes. Et ensuite encore une rue, des maisons, plus de maisons, des jardins, plus de rue, plus personne, rien que du ciel comme moi partout présent et partout égaré ; du ciel guettant le ciel sous des buissons, dans la profondeur des fenêtres ; du ciel dévalant au bas d'une côte où vibrait le bord de l'horizon dans l'herbe comme un fil, puis sautant vers le ciel un instant fixe, vertical, avant de crouler avec la soudaineté d'une intuition nocturne ou d'une bête. J'étais porté. Mais la loi qui le dirigeait renversait aussi bien le mouvement de cette fuite en spirale, et à certains indices (non, je n'avais jamais faim, j'étais stimulé par la pluie), encore dans l'hésitation de la lumière qui gonfle sur les derniers chantiers, je savais qu'il me reconduisait vers l'intérieur, dans les quartiers que la fin du jour saisit d'une puissante hébétude. Là des palais, des musées, des pelouses, des banques, des ministères délimitaient l'aire bientôt déserte où je pensais que le centre en peine viendrait traîner peut-être avec la nuit. En tout cas je me reposais quand à force de marcher j'avais touché la pointe anesthésique de la fatigue, et m'abandonnais sur un banc à l'inertie tournoyante de la planète et des corps des millions de dormeurs autour de moi qui veillais dans la cataracte en suspens de tant de silence. Qu'est-ce que j'ai retenu? Sans grande passion pour l'histoire, observateur médiocre (ou je m'éprends une à une de toutes les briques d'un mur, ces briques crues des temps qui tiennent juste au creux de la main avec le poids et l'or et la tiédeur d'un petit pain retournant par-delà des siècles à sa farine), seul et sombre comme illettré dans les accords fondamentaux des musiques que font les langues, mais j'écoutais; confiant en d'absurdes systèmes établis sur les goûts des tabacs (car une odeur autant qu'un lieu pouvait me livrer le centre — et les poches alors bourrées de dix variétés de cigarettes, les moins chères, celles qui sous de naïfs emblèmes cosmopolites perpétuent la dérive de journées de chômage et de samedis de bals à tangos), je flottais avec ma fumée et n'en sortais que comme une fine antenne promenée par la ville elle-même, une lanterne qu'elle portait en rêve au travers de sa propre masse pour en sonder l'énigme et l'épaisseur. Quant au centre j'en parle, j'en parle, mais après coup. Je suivais une pente. Qu'elle m'ait aspiré jusqu'à lui, et je ne serais pas ici tranquillement à relever encore ses traces, puisqu'il accordait cela du moins, traces ou signes par l'antenne aussitôt en éclair vers le cerveau pour y cristalliser la distraction en vigilance. Oui, tout cela prompt, furtif, car si centre il y a, ce n'est rien que ravalement d'une indifférence féroce. Il m'aurait englouti. Par exemple je me souviens d'une porte : elle battait au fond d'un couloir et j'ai vu beaucoup d'autres portes, mais c'était donc celle-là ; une autre fois, à Bologne, près d'une basilique en agglomérés de lune, un petit théâtre d'ombre et de linge improvisait pour un buste d'Hermès aux yeux rongés, et c'était ce drame. Puis quand le soleil poussait du front sur les potagers aujourd'hui défoncés en haut de Belleville; quand cette galerie qui obliquait encore à Prague entre des magasins se transformait en église et, pour finir, en square où des couples muets déambulaient dans la chaleur, sous la lueur des globes exténuée d'avoir franchi les poussières du songe : c'était là, je ne bougerais plus, bien que ce ne fût ni le but ni l'étape, mais cette déception en somme réconfortante d'avoir pour un moment trouvé l'enclos dont j'aurais pu, après tant d'heures usées contre du vent, contre des pierres, devenir pierre et vent à mon tour le génie sans identité qui sous un ciel de glace, les rayons déclinants, allume entre l'inerte et les yeux obscurcis une étincelle. Alors on connaît sans savoir. On connaît que des êtres passent, et que des événements s'infiltrent. Alors j'ai pénétré des cœurs, entendu le déclic prémonitoire dans le retrait d'existences vouées à la désolation ou à la sauvagerie. Et de quel droit? Celui qui peut connaître ainsi, malgré soi qui fracture, l'équité voudrait qu'il assiste ensuite : or lui s'en va. Je repartais, en effet, attiré de nouveau dans les faubourgs par cette lampe qui de relais en relais au sommet des immeubles révèle et dérobe à la fois l'éclat du centre inaccessible. Et toujours cependant, à voix basse imitant la mienne, quelqu'un me demandait d'attendre encore, encore un peu, mais il fallait que je m'en aille, amalgamant sans m'en douter quelque chose de ma substance à ces blocs d'inconnu. Ensemble nous avons produit de l'angoisse et du danger, des lambeaux d'illusion qui puisent à mes dépens dans leur détresse de n'exister qu'à peine une sorte d'énergie. Car en contrepartie la mienne s'amoindrissait. Et maintenant, comme moi j'avais erré à la recherche du centre, obsédées par l'oubli des mots qu'elles avaient voulu me dire, que j'avais refusés (et qui étaient le passeport, peut-être, la formule de l'échange avec l'autre et notre délivrance), ces empreintes à moitié vivantes de mon passage s'étaient mises à rôder. Comment faire pour les aider, et qu'elles me pardonnent ?



Souvent elles apparaissent, consternées au grand jour, sans arrêt, comme à coups de pelle, qui vient les déterrer, mais pour ne pas gêner, pour se donner l'air hypo
Commenter  J’apprécie          20
Il est tard maintenant.
Me voici comme chaque soir
Claquemuré dans la cuisine où bourdonne une mouche.
Sous l'abat-jour d'émail dont la clarté pauvre amalgame
Les ustensiles en désordre, un reflet dur écrase
Ma page confondue aux carreaux passés de la toile,
Et la fenêtre penche au travers de la nuit où tous
Les oiseaux se sont tus, et les mulots sinon les branches
Que le vent froisse et ploie, et les plis des rideaux,
Et les remous de l'eau contre les berges invisibles.

Mais qu'est-ce qui s'agite et crisse en moi, plume d'espoir
Qui s'émousse comme autrefois quand j'écrivais des

lettres
Et que toujours plus flous des visages venaient sourire
En filigrane, exténués comme le sens des mots
Ordinaires : tu sais la vie est plutôt difficile
Depuis qu'Irène — ou bien ne me laissez pas sans

nouvelles.



Et pour finir ces formules sans poids qui me navraient.
Ton père affectionné, ma grande, et tous ces bons baisers
Au goût de colle, de buvard et d'encre violette.

Non, soudain c'est ma propre image qui remonte et flotte À la surface du papier, sous les fines réglures,
Comme le jour où chancelant sur le bord du ponton
Parmi les frissons du courant j'ai vu glisser en paix
Ma figure sans nom. —
L'identité du malheureux
N'est pas avec certitude établie — oh laissez-le
Dériver ; que son âme avec l'écume du barrage
Mousse encore, s'envole et vienne se tapir ici
Dans les fentes du plâtre et le grincement de la porte.

Alors comprendra-t-on pourquoi les jours se sont noyés
L'un après l'autre, jours divers, mais c'est toujours le

même,
Hier, demain, jamais, qui réapparaît aujourd'hui
Et qui me voit rôder de la cuisine aux chambres vides
Locataire d'une mémoire où tout est démeublé,
Où jusque sous l'évier s'affaiblit l'odeur familière
Et, par les dimanches passés au rideau poussiéreux.
L'illusion que tout aurait pu de quelque autre manière
Conduire à d'autres seuils — mais la même ombre

m'attendait.

Que reste-t-il dans les tiroirs : quelques cartes postales,
Deux tickets de bal, une bague et des photographies
Qui regardent au loin à travers de beiges fumées ;



Plus pâles chaque jour ces nuages du souvenir
M'enveloppent, j'y dors sans poids, sans rêve, enseveli
Avec ce cœur docile et ponctuel qui fut le mien peut-être, et qu'emporte à présent le rythme de l'horloge
Vers le matin du dernier jour qui va recommencer,
Déjà vécu, levant encore en vain sa transparence.

Si doux, ce glissement du train de banlieue à l'aurore (Quand de l'autre côté du carreau tremblant de buée
Le ciel vert et doré grandit sur la campagne humide)
Que c'est lui qui m'éveille aussi le dimanche et me mène
Jusqu'à l'enclos où j'ai mes tomates et mes tulipes.
Autour, dans la fumée et l'odeur aigre des journaux,
Songeant à d'autres fleurs, au toit de la tonnelle qui
S'effondre, mes voisins obscurs et taciturnes vont,
Convoi d'ombres vers la clarté menteuse du matin.

À cette heure malgré tant de déboires, tant d'années,
Je me retrouve aussi crédule et tendre sous l'écorce
Que celui qui m'accompagna, ce double juvénile
Dont je ne sais s'il fut mon père ou mon enfant, ce mort
Que je ne comprends plus, avec sa pelle à sable, avec
Sa bicyclette neuve, et son brassard blanc, son orgueil
Tranquille de vivant qui de jour en jour s'atténue
Entre les pages de l'album pour ne nous laisser plus
Que le goût d'une réciproque et lugubre imposture.

Muets, dépossédés, nous nous éloignons côte à côte,
Et ce couple brisé c'est moi : le gamin larmoyant



Que n'ont pas rebuté les coups de l'autre qui s'arrache À la douceur d'avoir été, quand le pas se détraque
Et que l'on est si peu dans le faible clignotement
De l'âge, sac de peau grise flottant sur la carcasse
Déjà raide et froide où s'acharne, hargneuse, infatigable,
L'avidité d'avoir encore un jour, encore une heure
Avant de quitter le bonheur débile de survivre.

Ne pouvoir m'empêcher de songer à ma mort (si fort
Parfois qu'en pleine rue on doit le voir à ma démarche)
Alors qu'elle sera la fin d'un autre dont la vie
N'aura été que long apprentissage de la mort :
Pourquoi cette épouvante et ce sentiment d'injustice ?
Qui te continuera, rêve d'emprunt d'où chacun sort
Comme il y vint, sans se douter que ce dût être si
Terrible de restituer cette âme qui faisait
Semblant de s'être accoutumée à nous ?
Je me souviens :

Un beau soir d'été dans la rue, est-ce qu'il souriait ?
Voici qu'il tombe la face en avant sur le trottoir.
Autour de lui beaucoup de gens se rassemblent pour voir
Comment il va mourir, tout seul, attendant la voiture,
Se débattant pour la dernière fois avec son cœur
Et son âme soudain lointaine où subsiste un reflet
De l'improbable enfance, un arbre, un morceau de

clôture,
Quelques soucis d'argent et peut-être un nom, un visage
Effacé mais qui fut l'unique et déchirant amour.



Et c'était moi qui m'en allais déjà ; ce sera lui

Qui mourra de nouveau quand viendra mon tour ; c'est

toujours
Tout le monde qui meurt quand n'importe qui disparaît.
S'il me souvient d'un soir où j'ai cru vivre — ai-je vécu.
Ou qui rêve ici, qui dira si la fête a jamais
Battu son plein ?
Faut-il chercher la vérité plus bas
Que les branches des marronniers qui balayaient le

square
Sous les lampions éteints, parmi les chaises renversées,
Quand le bal achevé nous rendit vides à la nuit ?

Les fleurs que l'on coupa pour vos fronts endormis,

jeunesses
Qui dansiez sans beaucoup de grâce au milieu de l'estrade
Au son rauque du haut-parleur, dans un nuage de
Jasmin, de mouches, de sueur, les yeux tout ronds devant
Les projecteurs cachés entre les frondaisons dolentes,
Les fleurs, las voyez comme en peu d'espace les fleurs ont
Glissé derrière la commode où leur pâle couronne
Sans musique tournoie avec les cochons du manège,
L'abat-jour en émail, les remous sombres du ponton.

Je ne revois que des cornets déchirés, des canettes
Dans l'herbe saccagée, et des guirlandes en lambeaux,
Et l'urne de la tombola brisée sous les tréteaux,
Et l'obscur espace du tir d'où plumes et bouquets
Ont chu dans la poussière.
Et voici les objets perdus
Dans le tiroir que personne après moi n'ouvrira plus



Pour réclamer en vain cette lettre qui manque, mais

Pour rire d'un portrait de belle prise dans l'ovale

Et levant d'impuissantes mains jusqu'à son dur chignon

Quel tenace et triste parfum d'oubli monte, s'attarde
Avec les cloches du matin qui rôdent sous les branches
Et la cadence de l'horloge au-dessus du réchaud.
Au loin dans le faubourg où finissent toutes les fêtes
Une dernière fois l'ivrogne embouche son clairon.
En bâillant, cheveux dénoués, la belle ôte ses bagues ;
Au fond de l'insomnie où m'enferme le bruit des mots,
Son épaule de miel est-ce le jour qui recommence,
Son silence l'espace où vont éclater les oiseaux ?
Commenter  J’apprécie          10
Jacques Réda
TERRE DES LIVRES

Longtemps après l'arrachement des dernières fusées,
Dans les coins abrités des ruines de nos maisons
Pour veiller les milliards de morts les livres resteront
Tout seuls sur la planète.
Mais les yeux des milliards de mots qui lisaient dans les

nôtres,
Cherchant à voir encore,
Feront-ils de leurs cils un souffle de forêt
Sur la terre à nouveau muette ?
Autant demander si la mer se souviendra du battement de

nos jambes ; le vent,
D'Ulysse entrant nu dans le cercle des jeunes filles. 0 belle au bois dormant,

La lumière aura fui comme s'abaisse une paupière.
Et le soleil étant son casque
Verra choir une larme entre ses pieds qui ne bougent

plus.
Nul n'entendra le bâton aveugle du poète
Toucher le rebord de la pierre au seuil déserté.
Lui qui dans l'imparfait déjà heurte et nous a précédés
Quand nous étions encore à jouer sous vos yeux,
Incrédules étoiles.
Commenter  J’apprécie          00
PLUIE DU MATIN

Je rassemble contre mon souffle

Un paysage rond et creux qui me précède

Et se soulève au rythme de mon pas.
La rue

Penche, brisée en travers des clôtures.

Le jour qu'on ne voit pas lentement se rapproche,

Poussé par les nuages bas,

Décombres fumants de l'espace.

Des cafés à feux sourds restent ancrés à la périphérie

Où roulent des convois, la mer

Sans fin dénombrant ses épaves.

Je tiens ce paysage contre moi,

Comme un panier de terre humide et sombre,

La pluie errante en moi parcourt

L'aire d'une connaissance désaffectée.
Commenter  J’apprécie          00



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Jacques Réda (223)Voir plus

Quiz Voir plus

Stefan Zweig ou Thomas Mann

La Confusion des sentiments ?

Stefan Zweig
Thomas Mann

10 questions
97 lecteurs ont répondu
Créer un quiz sur cet auteur

{* *}