Citations de James Sallis (159)
Le temps pour moi d’arriver en compagnie d’Andrew, le shérif Hobbes en personne était déjà sur place avec plusieurs prisonniers, deux Noirs, un Hispanique et un Blanc couvert de tatouages, qui avaient pris le relais de son adjoint. Immobiles, nous regardions la terre s’amonceler derrière eux. La police d’État s’était déplacée aussi, amenant deux de ses chiens, mais comme Mattie n’avait pas apprécié leur présence sur son territoire, les deux bêtes étaient rapidement remontées dans leur fourgon et dévoraient la scène du regard, la bave aux lèvres.
Les hommes du shérif avaient été les premiers à réagir au coup de fil de Tom, qui s’était empressé de rejoindre son pick-up pour donner l’alerte. L’un d’eux avait sorti du coffre de la voiture une vieille pelle pliante de surplus militaire et s’était mis à creuser. L’odeur empirait inexorablement. Il s’activait depuis une vingtaine de minutes quand sa pelle avait touché des ossements.
Entourée de noyers noirs et de chênes, la zone de sol nu mesurait environ trois mètres cinquante sur quatre, soit à peu près la surface d’une chambre dans les maisons des années cinquante que nous avons ici en abondance. Elle était légèrement en contrebas du terrain environnant et présentait des entailles à angle droit qui semblaient tout sauf naturelles, comme si elle avait été retournée à grands coups de pelle. Des vrilles de kudzu et de lierre noueux en chatouillaient les bords.
Nous découvrîmes les cadavres à trois kilomètres de la ville, près de l’ancienne carrière de gravier. Tom Bales était en pleine partie de chasse matinale quand sa chienne Mattie avait lâché la caille qu’elle rapportait avant de galoper jusqu’à une étendue de terre remuée, d’où elle n’avait plus voulu bouger. Il l’appelait, elle faisait quelques pas vers lui puis rebroussait chemin et se remettait à aboyer et à tourner en rond. C’était l’odeur qui l’avait saisi lorsqu’il s’était enfin approché. De champignon, d’obscurité. De cave.
D’après un de mes amis, l’histoire de l’Amérique est avant tout celle d’une frontière qui recule. Si on la repousse à son extrême limite, comme c’est le cas ici, au bout du monde, il ne reste rien, le serpent commence à se bouffer la queue.
Si l'humanité ne supporte pas trop de réalité, elle n'a pas non plus besoin qu'on lui parle avec trop de vérité.
Quand on achète quelque chose, il reste une trace. Quand on emprunte un livre à la bibliothèque, il reste une trace. .. / ...Le cyberespace. C'est comme un immense champ qui s'étend à l'infini, et il y a des empreintes de pas partout, qui vont dans tous les sens. ( p 245 )
Nous parvenons sans cesse à nous convaincre que nous faisons ce qui est bien, même lorsque nos actes vont à l'encontre des souhaits d'autrui, de la volonté de la société elle-même et du simple bon sens. ( p135 )
– Il t’arrive de repenser à ton enfance, Lamar ? À cette part essentielle de notre vie qui nous manque ?
– Comme je te l’ai déjà dit, je n’en ai jamais vu l’intérêt. Je n’en ai jamais eu envie. Je me suis construit sans éprouver ce besoin-là. S’il nous manque quelque chose ? Sans aucun doute. Mais c’est pour ça qu’on lit, non ? Pour ça qu’on tisse des liens avec les autres. Ça nous permet de nous faire une idée de ces vies qu’on ne peut pas vivre.
J’ai progressivement pris conscience qu’aucun endroit où j’étais passé n’arrivait à la cheville de Willnot sur le plan de la tolérance envers sa population. Sans encourager en quoi que ce soit les comportements transgressifs ou aberrants, la ville refusait d’isoler leurs auteurs ou de les mépriser. Mue par une sorte de fatalisme collectif, elle préférait regarder ailleurs et vaquer à ses occupations.
Les fissures subsistantes (et elles sont considérables), je les ai rebouchées de mon mieux avec l’étoupe de l’imagination, au point de ne plus pouvoir distinguer dans ce récit la part d’authentiques souvenirs, de témoignages rapportés et d’inventions personnelles.
Trois types sur quatre disent que vous êtes complètement givré, qu'il vaut mieux traverser la rue ou alors, bonjour les emmerdes. Et le cinquième ou sixième que j'interroge me dit qu'il remettrait sa vie entre vos mains.
- Avec le genre de boulot que je fais, les deux possibilités ne s'excluent pas nécessairement.
- Tu sais ce que je vais faire ? Je vais me traîner jusqu'à la salle de bain, là-bas, au bout du couloir, et me débarbouiller avec de l'eau chaude et du savon. Te bile pas si tu entends des cris, et si je ne suis pas ressorti dans dix minutes, à toi de décider si tu dois appeler l'ambulance ou les pompes funèbres. Pour le moment, je serais bien en peine de te dire si ça sera l'un ou l'autre.
Il y a déjà trop de souffrances dans le monde. Le problème apparaît quand on commence à croire que la souffrance, toute cette souffrance dissimulée, interminable, doit forcément avoir un sens.
Mais je pense que mon toubib le sait déjà.
Un musée de la culture américaine en miniature, une capsule temporelle éventrée — emballages de hamburgers et de tacos, canettes de bière et de soda, préservatifs emmêlés, pages de magazines, vêtements — s'échouait sur le rivage à chaque nouvelle poussée des vagues. (page 167)
« Sacré pays, avait dit Nino. Mouais, sacré pays. Tout est possible, ici, absolument tout. »
C'était vrai. À condition bien sûr d'avoir famille, relations, argent. (page 140)
Ma pension d'invalidité me suffit pour vivre, du moment que je me prends pas de passion pour autre chose que les hamburgers bien gras et la mauvaise gnôle. (page 124)
Je tournai sur Magazine et continuai mon chemin à pas lents, quand je réalisai que ce monde qui virevoltait autour de moi, cette vie , étaient un monde et une vie que je ne connaîtrais jamais. Foyers et familles que l'on quittait et retrouvait plus tard, travail quotidien, salaire, routine, rendez-vous, sécurité. La vie d'un poisson m'était à peine plus étrangère. Je ne savais pas ce que ça signifiait, je ne savais pas ce que j'en pensais, mais je savais que c'était ainsi. ( p 109 / 110 )
Je posai un billet de cinq dollars sur le bar. Il disparut aussi vite qu'une mouche atterrissant à côté d'un lézard. ( p 102 )