À l'occasion de la rentrée littéraire 2022, Jane Sautière vous présente son ouvrage "Corps flottants". Parution le 18 août aux éditions Verticales. Rentrée littéraire automne 2022.
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Note de musique : © mollat
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Et je me demande souvent ce qui, dans notre organisme, nous fait continus. Toutes nos cellules se renouvellent, est-ce qu’elles se passent le message de ce qui a été vécu par les cellules ancêtres ? Ont-elles seulement une mémoire, ou simplement une fonction à laquelle elles s’appliquent exclusivement ? J’apprends qu’on n’est pas totalement renouvelé. Je savais déjà que le nombre d’ovocytes est strictement limité, quand il n’y a plus, il n’y a plus, contrairement aux spermatozoïdes. Comme les dents, existences uniques dans nos bouches. Et les neurones du cortex, pareil. Je n’arrive pas à croire que toutes nos autres cellules, les reconductibles, ne gardent pas quelque chose de ce qui a été vécu, que toute la mémoire soit l’affaire du néocortex.
D’ailleurs la peau porte la trace des blessures, les cicatrices. Peut-être les corps flottants sont des cicatrices. Des cicatrices vivantes, animées.
Il y a, dans ces hallucinations brèves, que nous n’osons pas évoquer, parce qu’elles nous mettent en rupture avec les autres – précisément parce qu’elles sont l’écrasement de l’individu dans sa singularité, dans son impossibilité d’être relié –, il y a dans ces moments quelque chose qui se substitue à ce qui devrait être et qui devient pire que la disparition même. Des corps flottants.
Car ici, tout est esprit, peuplement par la nuée, la migration des éléments, le fluide et l’instable, et pourtant forces irrépressibles. Ce qui est mort l’est-il vraiment ? Alors pourquoi le poteau télégraphique reprend-il racine et se couvre-t-il de feuilles ?
Un jour, ma mère n'est plus allée au Monoprix, lieu de toutes les convoitises.
Elle n'a plus envie de rien.
"C'est trop loin", dit-elle, et j'entends que c'est elle qui s'éloigne.
Toujours difficile de répondre à la question : "Avez-vous des enfants?"
Sûrement traînent encore les remarques vachardes entendues sur l'égoïsme des femmes sans enfants, sans doute aussi est-ce se désigner comme marginale, peut-être malade, peut-être ayant traversé des drames. Difficile pour l'interlocuteur d'imaginer un choix heureux, tandis que le contraire est tellement simple.
Il y a un stéréotype de l'heureux événement, comme il y a un stéréotype de l'infertilité. C'est une question sur l'intime qu'on me pose, un intime plus profond, plus obscur dans l'absence d'enfant que dans sa présence. Il y a quelque chose de caché chez quelqu'un qui n'a pas d'enfant, la preuve, aucune photo à montrer, pas de prénom à donner, ni d'âge à citer. blanc. Je cache plus de choses, de choses irreprésentables.
Parfois, les paroles des étrangers. Des tapis volants.
Dans votre village d’Afrique, les enfants à qui était confié l’élevage des poussins les teignaient de couleurs vives pour que l’épervier ne les reconnaisse pas.
En un mot, toutes ces couleurs, celle de la terre rouge, celles des poussins, le bleu du ciel, l’immensité du monde autour.
Et voilà. Terminus dans le lieu le plus atone du monde. C’est précisément du fait de votre couleur que l’épervier vous a chopé.
Il n’y a pas de petites choses dans la prison. Tout compte, un timbre, une clope, un savon. Au désert, tout est relief.
Nous allions au cinéma, je demande à mon père ce que nous irons voir. « Mort d’un cheval dans les bras de sa mère », me répond-il en riant.
Je ris avec lui, sans comprendre en quoi est drôle la mort d’un cheval. Le cheval est mon animal de réfé- rence, je l’incarne. Je trottine, pia e, caracole comme si j’avais quatre hautes jambes, j’encense de la tête, j’ai long cou et crinière. Je fais de brusques écarts, je rue, j’ai des sabots. Je ne dis rien de ma transmutation mais je suis possédée par mon fétiche, succubée. Il me sort du noir et m’emporte, il me sauve de ma famille, de ma mère noircie par la mort, de la tristesse de ma vie, de mon enfance dissoute dans les drames familiaux, il me sauve des autres enfants, je vois bien que je ne suis pas comme eux. Je m’évade, je suis provisoirement libre, tant que je suis cheval, je suis libre.
La distance. Il faut qu’on garde la distance, laisser place à ce qu’on va entendre. Parce que soi et l’autre, ce n’est pas à confondre. Parce qu’il faudra bien la tenir, la distance, durer, continuer malgré tout. On garde un visage neutre, on n’exprime pas nos émotions, on se retranche (dans les tranchées comme les soldats d’une vieille guerre). Les histoires qui s’empilent, l’usinage en permanence, les mots glissés sous les portes des cellules pour ne pas avoir à les ouvrir et à parler. Les « Pourriez-vous préciser votre demande ? » en réponse à des lettres surnuméraires « Madame l’assistance sociale, c’est urgent. » Encore, encore. Urgent, tant à voir, additionner les retards, différer. Craindre qu’il ne soit trop tard. Où on la met cette fatigue, elle mange quoi ? Elle prend sur quoi ?
(p. 37)
Une chorégraphe brésilienne présente un spectacle où les danseurs sont absolument nus, tandis que les spectateurs, bien sûr habillés, assistent debout à la représentation, placés sur le plateau. Dans les premiers moments l’œil est sans arrêt attiré par les parties sexuelles, chacun lutte comme il peut avec ses pulsions scopiques autant qu'il s'y livre. Se crée, au fur et à mesure de la représentation, un étrange rapport aux danseurs, fait de tendresse, de prévenance, de sollicitude. Nous les rhabillons sentimentalement pour, probablement, sortir de la déception de la place des voyeurs (il n'y a rien à voir) et maintenir les danseurs dans un rapport d'égalité, annulant ainsi la position dominante qui nous était assignée.