Citations de Jane Sautière (41)
Un jour, ma mère n'est plus allée au Monoprix, lieu de toutes les convoitises.
Elle n'a plus envie de rien.
"C'est trop loin", dit-elle, et j'entends que c'est elle qui s'éloigne.
Toujours difficile de répondre à la question : "Avez-vous des enfants?"
Sûrement traînent encore les remarques vachardes entendues sur l'égoïsme des femmes sans enfants, sans doute aussi est-ce se désigner comme marginale, peut-être malade, peut-être ayant traversé des drames. Difficile pour l'interlocuteur d'imaginer un choix heureux, tandis que le contraire est tellement simple.
Il y a un stéréotype de l'heureux événement, comme il y a un stéréotype de l'infertilité. C'est une question sur l'intime qu'on me pose, un intime plus profond, plus obscur dans l'absence d'enfant que dans sa présence. Il y a quelque chose de caché chez quelqu'un qui n'a pas d'enfant, la preuve, aucune photo à montrer, pas de prénom à donner, ni d'âge à citer. blanc. Je cache plus de choses, de choses irreprésentables.
Il n’y a pas de petites choses dans la prison. Tout compte, un timbre, une clope, un savon. Au désert, tout est relief.
Parfois, les paroles des étrangers. Des tapis volants.
Dans votre village d’Afrique, les enfants à qui était confié l’élevage des poussins les teignaient de couleurs vives pour que l’épervier ne les reconnaisse pas.
En un mot, toutes ces couleurs, celle de la terre rouge, celles des poussins, le bleu du ciel, l’immensité du monde autour.
Et voilà. Terminus dans le lieu le plus atone du monde. C’est précisément du fait de votre couleur que l’épervier vous a chopé.
Nous allions au cinéma, je demande à mon père ce que nous irons voir. « Mort d’un cheval dans les bras de sa mère », me répond-il en riant.
Je ris avec lui, sans comprendre en quoi est drôle la mort d’un cheval. Le cheval est mon animal de réfé- rence, je l’incarne. Je trottine, pia e, caracole comme si j’avais quatre hautes jambes, j’encense de la tête, j’ai long cou et crinière. Je fais de brusques écarts, je rue, j’ai des sabots. Je ne dis rien de ma transmutation mais je suis possédée par mon fétiche, succubée. Il me sort du noir et m’emporte, il me sauve de ma famille, de ma mère noircie par la mort, de la tristesse de ma vie, de mon enfance dissoute dans les drames familiaux, il me sauve des autres enfants, je vois bien que je ne suis pas comme eux. Je m’évade, je suis provisoirement libre, tant que je suis cheval, je suis libre.
La distance. Il faut qu’on garde la distance, laisser place à ce qu’on va entendre. Parce que soi et l’autre, ce n’est pas à confondre. Parce qu’il faudra bien la tenir, la distance, durer, continuer malgré tout. On garde un visage neutre, on n’exprime pas nos émotions, on se retranche (dans les tranchées comme les soldats d’une vieille guerre). Les histoires qui s’empilent, l’usinage en permanence, les mots glissés sous les portes des cellules pour ne pas avoir à les ouvrir et à parler. Les « Pourriez-vous préciser votre demande ? » en réponse à des lettres surnuméraires « Madame l’assistance sociale, c’est urgent. » Encore, encore. Urgent, tant à voir, additionner les retards, différer. Craindre qu’il ne soit trop tard. Où on la met cette fatigue, elle mange quoi ? Elle prend sur quoi ?
(p. 37)
Une chorégraphe brésilienne présente un spectacle où les danseurs sont absolument nus, tandis que les spectateurs, bien sûr habillés, assistent debout à la représentation, placés sur le plateau. Dans les premiers moments l’œil est sans arrêt attiré par les parties sexuelles, chacun lutte comme il peut avec ses pulsions scopiques autant qu'il s'y livre. Se crée, au fur et à mesure de la représentation, un étrange rapport aux danseurs, fait de tendresse, de prévenance, de sollicitude. Nous les rhabillons sentimentalement pour, probablement, sortir de la déception de la place des voyeurs (il n'y a rien à voir) et maintenir les danseurs dans un rapport d'égalité, annulant ainsi la position dominante qui nous était assignée.
Un livre sur ce qui s'est absenté, l'enfant non né, qui existe comme ce qui n'a pas eu lieu existe, car il y a une existence des choses qui n'ont pas eu lieu. Sans doute parce que ça pousse en nous comme le vivant pousse en nous.
La forme hasardeuse et absurde du vivant.
Il y a ce qu'on ne me dit jamais pour ne pas me faire de peine. J'y pense. Les douceurs, les fiertés, le retrait de soi permanent et ce qui s'ensuit de croissance, d'avancée. Les corps qui s'allongent, se façonnent, se forment, le tout pareil et le très différent. Les hésitations, les tracées qui s'affirment. Être à ce qui advient.
Ne pas avoir d'enfant, rien devant, c'est avoir trop de passé, trop dans l'ascendance. Quand je pense "vieillesse", il me semble voir quelque chose d'infranchissable, un mur immense, tous ceux de l'arrière, les innombrables, l'infini du passé.
Ce sentiment aigu que le passé est infini et le futur obligatoirement limité.
Ne pas avoir d'enfant, rien devant est un mur.
Rien devant est un mur.
Lorsque je croise une petite fille dans un parc qui déclare, à propos de son petit chien à d'autres enfants, "c'est le chien tendance", je mesure la triste contrefaçon qui ne laissera jamais dans sa vie une place à un brave corniaud pour illuminer l'enfance et assigne au chien la place d'un objet de mode.
Elle se lève tôt et demande à sortir. Il faut lui ouvrir la fenêtre de la chambre qui donne sur le jardin de la résidence. Elle sort, respire l'air gris de l'aube, regarde si par hasard un insecte se présente à la chasse, grimpe sur un bac à fleurs et observe. Que voit-elle dans cette heure qui m'est si difficile ? A la tristesse intrinsèque que génére l'aube pour moi s'ajoute celle de ne pas pouvoir aimer cette heure-là dont je comprends tous les charmes sans pouvoir les atteindre.
Elle est d'une beauté non pareille, le pelage dit "écaille de tortue", et il y a effectivement les juxtapositions d'un brun fauve et clair sur un anthracite profond, quelques brefs coups de blanc au pinceau, dont un juste sur le menton, un orteil presque rosé. Des yeux d'un vert tilleul et un regard qui ne vacille jamais ; des oreilles petites et bien écartées sur la tête qui arrondissent la physionomie. Elle est souvent pressée, va d'un point à l'autre avec détermination, faisant claquer ses pas, les pattes longues, fines, surtout les pattes arrières toujours tenues cuisses serrées avec des oscillations de chevilles qui font irrésistiblement penser à une adolescente en talons hauts.
Habits, habiter, habitus, être là, vivre ici. Et avoir un manteau. Je crois les avoir tous en mémoire, sans doute parce que leur achat était un geste lourd en mémoire, sans doute parce que leur achat était un geste lourd dans mon enfance. Un investissement "immobilier", non seulement du fait de son prix élevé, mais parce que le manteau est bien une sorte de maison, un enclos, une hutte contre les froids de nos hivers, mais qui permet de sortir, d'être dehors, de devenir une passante. Le manteau me rend passante dans les rues froides de la ville.
Une fille qui sortait avec un Cambodgien était une traînée . mais les hommes non , à condition qu'ils n'en fassent pas leurs épouses , qu'ils ne les substituent pas à la légitimité du sang blanc . La pureté du ventre des femmes , c'est ça la patrie , la patrie perpétuelle , le viol des femmes par les guerriers , la queue plantée dans leur corps , une terre prise , dans le mouvement même de la conquête et de la souillure . (page 59 )
Le pain arrivait dans des sacs de jute hissés dans les étages à dos d’hommes. Son odeur, la bonne odeur du pain, familière, familiale, le pain rompu pour l’amitié. Tout cela venait rappeler combien cet univers était anormal et inhumain.
Le même sentiment m’a assaillie lorsque j’ai vu ma collègue enceinte dans les coursives. Ce n’était pas elle l’élément d’étrangeté, mais le reste qui paraissait monstrueux, hors de la vie.
La présence d'un animal et sa sensibilité invitent à vivre plus silencieusement et à goûter ce soulagement.
Le simple fait d'aimer rend singulier, unique et irremplaçable tant l'amoureux que l'aimé.
Un livre sur ce qui s'est absenté, l'enfant non né, qui existe comme ce qui n'a pas eu lieu existe, car il y a une existence des choses qui n'ont pas eu lieu. Sans doute parce que ça pousse en nous comme le vivant pousse en nous.
La forme hasardeuse et absurde du vivant.
Avoir un feu et un lieu, avoir foi et loi, c’est ce qui a longtemps compté pour avoir une place au monde. Il fallait être pris dans cette résille de l’emplacement, de la filiation, de l’appartenance. Être issu de son village, de sa lignée, de son seigneur, de son dieu. Tout cela très unique et immobile.
(p. 17)
J’ai quitté, je pense, définitivement l’idée et l’envie d’avoir une voiture, pour des raisons que tous les Parisiens connaissent, le temps de la balade automobile en ville étant tout à fait révolu. J’aurai beaucoup aimé circuler à Paris avec une petite voiture qui se faufile et énerve tout le monde, comme on le fait maintenant avec les vélos, la ville était belle, je ne voyais qu’elle, je pouvais chanter à tue-tête, fumer, crier des injures. Avoir un autoradio a été une fête, la nuit était particulièrement attirante, les lumières bien sûr, surtout aller sans nécessité de l’une à l’autre, comme une phalène, claquer une portière, allumer une clope. Zou.