7 février 2010 :
Mot de l'éditeur :
L'Eden Engloutie :
Dans L'Éden englouti, prélude à Rouge décanté, Brouwers se souvient de tempo dahulu, le paradis perdu des Indes néerlandaises qui dans son souvenir sont devenues « le pays des rêves ». Il y évoque son enfance merveilleuse, marquée par la présence de sa mère souveraine et celle de son formidable grand-père musicien, avant l'invasion japonaise des îles de la Sonde. Ce « temps de sa somnolence », où il était encore en bas âge, fut partagé entre l'épanouissement de ses sens devant le spectacle fascinant de la nature indonésienne et l'apprentissage du langage, crucial pour cet écrivain-né. Il prit fin brutalement lorsque Jeroen fut incarcéré au camp de Tjideng avec sa mère, sa grand-mère et ses soeurs.
Rouge décanté :
Rouge décanté est une évocation incantatoire des deux années de la Seconde Guerre mondiale que Brouwers a passées au camp de Tjideng, à Batavia, durant l'occupation japonaise de l'Indonésie néerlandaise, avec sa mère, sa grand-mère et sa petite soeur. Témoin de scènes effroyables, Jeroen Brouwers, qui y resta de quatre à six ans, ne faisait pas alors la part du bien et du mal. Ni le rire ni la fascination pour les Japonais ne sont absents de ces visions d'enfant. le portrait de sa mère est celui d'une femme admirable, quoique jamais héroïque. Tout le texte est, non seulement un éloge à son courage, à sa beauté, au sourire dont elle ne se défait jamais, mais aussi, sous couvert d'impassibilité, un magnifique et douloureux témoignage d'amour.
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(De loin en loin, ces dernières années, ma mère m'appelait mais dès que j'avais prononcé mon nom, elle disait : "Excusez-moi, je me suis trompée de numéro". Je reconnaissais sa voix à son timbre et à son accent des Indes, il y a des millions de mères dans le monde et il n'y en a qu'une seule qui soit la mienne. Avant que je n'aie pu répondre, elle raccrochait, et j'en restais là : - j'avais entendu la voix d'une mère qui s'était trompée de numéro en téléphonant à son fils.)
Être sans certitudes, c’est se trouver dans la situation d’un lecteur qui, alors qu’il est plongé dans un livre, s’aperçoit soudain que des pages en ont été arrachées, ou, qu’ayant été caviardées, des parties du texte lui sont devenues inaccessibles. Page 220
Ce camp s'appelait Tjideng. C'était le camp d'un commandant très redouté qui avait une sinistre réputation : le capitaine japonais Kenitji Sone ; condamné pour crimes de guerre, il a été exécuté en 1946 ; je me souviens de lui ; il a rossé ma mère personnellement et lui a donné des coups de pied avec ses bottes éperonnées, et j'ai assisté à cette scène personnellement.
"C'était une reine." "Ils ont battu ma mère jusqu'à ce qu'elle reste étendue sur le sol, à moitié morte." " Ma mère était la plus belle des mères, j'ai cessé de l'aimer à ce moment-là." C'est ainsi que j'ai consigné cela, de même que j'ai consigné ceci : "si elle meurt un de ces jours, je n'irai pas à son enterrement."
"Faire comme si" une chose n'est pas ce qu'elle est, mais "autre chose", peut-être les gens qui en sont capables sont-ils "heureux", sereins et immunisés contre l'angoisse.
Début août 1945, je me trouve, mais je ne le sais pas encore, dans un épicentre de l'histoire mondiale : ce qui se produit change la face du monde, dieu est dé-divinisé, désormais la vie ne sera plus jamais comme avant, car d'un coup toutes les époques prennent fin et la fin est marquée par la cicatrice, que des siècles ne suffiront pas a rendre invisible, d'une brûlure sur la peau du monde et de l'humanité entière.
Dans une de ces maisons, au n°7 de la Tjitarumweg, nous logions, avec une dizaine d'autres personnes, dans la cuisine- nous habitions dans l'évier. Ma mère dormait dessus, et ma grand-mère, ma soeur et moi dessous: ma grand-mère sur la planche qui divisait l'intérieur de l'évier en une moitié supérieure et une moitié inférieure, ma soeur et moi "au rez-de-chaussée", en dessous de ma grand-mère.
"La nostalgie de l'Insulinde" - chez moi ce mal n'est pas de nature topographique. Ma nostalgie n'a pas pour objet "Les Indes néerlandaises" mais l'époque où je vivais sans penser, j'ai la nostalgie de ce qui en moi s'est perdu et dont je ne sais plus exactement moi-même ce que c'était - clarté qui s'est changée en trouble, eau qui s'est changée en pensées d'asphyxie et de mort.
Il m'arrive de penser : ce mélange de bruits que j'entendais entre le crépuscule et la nuit, avant de m'endormir, avant mes trois ans, bruits de somnolence, bruits de rêve - c'est tempo dahulu. Les bruits du Pays doré. L'Atlantide n'est pas encore engloutie.
page 70
La bure irrite ma peau.
Les moines qui sont dans cet ordre portent le même habit. Muni d'un capuchon ça pèse sur les épaules et arrive jusqu'aux pieds , entoure le corps entier d'un brun fécal, l'étoffe est grossière et rèche. Il faut porter un vêtement en dessous pour ne pas être pris de chatouillements, qui démangent la peau nue comme les termites.
Je m'assied sur mon lit, le matelas de paille craque sous mon derrière et je regarde les murs. Quatre murs blancs. Mes coudes à mes genoux je contemple mes orteils nus comme des objets posés sur le carrelage.
Tous les œufs de maman canard viennent d'éclore, sauf un, cet œuf -là est plus gros que les autres, de cet œuf-là sort un canard différent de ceux qui sont sortis des autres œufs. Mon poing est serré lorsque j'entends que tous les canards ordinaires harcèlent et ridiculisent et chassent du jardin ce canard différent, vilain avorton, l'obligeant à pénétrer dans le monde hostile où il n’y a pas de beauté ni de belle musique, mais une guerre permanente, des bombardements, des camps d'internement, la faim, la haine...
Pendant toute ma vie, j'ai été un canard différent.