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Citations de John Haines (48)


Au loin, sur l'autre rive de la Tanana, à un mille ou plus au sud, une meute de loups chantait. Je dis bien "chantait et non "hurlait", car c'était bien ce que cela évoquait. Nous distinguions trois,quatre voix peut-être, un peu tremblantes, qui s'élevaient de concert, modulées l'une sur l'autre avant de s'interrompre en un chœur désordonné. Leurs voix retombaient en échos lointains sur la rivière glacée avant de reprendre. Un vent léger, incertain, soufflait de ce côté et le chant s'élevait ou retombait selon que l'air le portait vers nous ou l'entraînait plus loin au sud. C'était comme s'il avait traversé un milliers d'années de glace et de neige tassée par le vent. C'était comme s'il voyageait à la façon des étoiles, éteintes depuis longtemps quand leur lueur nous parvient.
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Qui sont ceux qui viennent dans cette blancheur, ce lieu distant et glacé, en quête de ce qu'ils ne peuvent nommer? Non pas l'or, sans doute, mais une fortune spirituelle, une fraîcheur qui leur est déniée là d'où ils viennent. Le Nord brille de tous ses éclats, la terre s'obscurcit de nouveau, et la lueur fugitive de la lanterne éclaire les ombres.
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Il m'est impossible de piéger et de tuer sans pensée ni émotion, et il se peut que chaque mise à mort m'inflige à moi aussi une blessure légère, peut-être fatale. La vie ici se partage entre le soleil et le givre, entre le sang vif et la sève des choses, entre leur déchéance et leur mort soudaine.
Tout ceci est parfois dur et cruel mais ne nous voilons pas la face. Je mets à mort une bête dans mon seul intérêt, comme le lynx tue le lapin, la martre l’écureuil, la belette le mulot. La vie est pleine de contradiction, confuse et hésitante au cœur de l'homme, sinon elle vole droit au but comme une flèche.
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Prendre la piste sans un regard en arrière. À pied, en raquettes, en traîneau, s'enfoncer dans les collines de l'été dont l'ombre est encore tiède. Un grand feu, une empreinte dans la neige donneraient à voir ma course. Au reste de l'humanité de me trouver si elle le pouvait.
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J'appris à lire une piste animale, l'empreinte laissée sur la neige par la patte, l'aile ou la queue. D'une certaine façon, étrange et intuitive, c'était comme si je m'initiais à une langue étrangère où le moindre détail, le moindre accent avait une signification particulière. Cette langue m'amenait pas à pas dans un monde que j'avais, me semble-t-il, connu naguère avant de l'oublier -un monde rempli d'ombres, hanté par les visions encore à moitié présentes du passé. J'y trouvais mes marques, plus ou moins certain -même si j'étais seul, loin de tout ce qui avait entouré mon enfance- que j'étais là où je devais être, à faire ce que je devais faire.
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Prendre la piste sans un regard en arrière. A pied, en raquettes, en traineau, s'enfoncer dans les collines de l'été dont l'ombre est encore tiède. Un grand feu, une empreinte dans la neige donneraient a voir ma course. Au reste de l'humanité de me trouver si elle pouvait.
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Je repose mon ouvrage: la lumière est trop basse, je tends l'oreille. Une voiture passe lentement avant de disparaître de l'autre côté de la colline. Elles ne sont pas si nombreuses en fin d'année.
Les saisons, les années. Le soleil se lèvera sur la colline au printemps prochain, le froid reviendra, il tombera plus ou moins de neige. Si je reste assez longtemps dans ce pays, je pourrai peut-être observer une nouvelle migration des peuplades d'Asie. Ici, plus bas, il y a ce long corridor de terre qui donne accès au continent, un accès encore ouvert jusqu'à ce que la glace le recouvre à nouveau.
Je suis seul, dans ma trente-troisième année, étranger à moi-même et aux quelques hommes que je fréquente ici. Dans ce silence et cette solitude qui ne connaissent pas de bornes, mon enfance me paraît aussi lointaine que cette ère où vivaient mastodontes et paresseux, mais elle demeure vivante en moi, dans cette vie que j'ai choisi de vivre. Je suis ici et nulle part ailleurs.
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J'ai trouvé un papillon ce matin, le premier que j'ai vu cette année. Je l'ai trouvé posé sur la route humide et encore à moitié gelée, comme pétrifié dans l'ombre. J'ai reconnu un morio à ses ailes sombres, brunes et violettes, presque cendrées, ourlées d'un rouge frémissant. Je l'ai ramassé et exposé au soleil en le réchauffant de mon souffle jusqu'à ce que ses ailes s'assouplissent et qu'il puisse s'envoler.
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Ne rien faire, n'être rien: ce serait une belle vie. Rester immobile comme pierre au soleil. A courir après la vie, à se mettre en chasse, on n'en finit pas: on abat les arbres, on coupe le bois pour se tenir chaud, on fait fondre la neige et la glace pour avoir de l'eau. On s'en va traquer la viande, on la porte sur des miles jusqu'à la maison avec le traîneau et les chiens, on apprend comment vit un animal dans la neige pour lui ôter la fourrure du dos. On mange, on se lave, on trouve le temps de dormir. On se réveille dans la froide pénombre de l'aube, affamé et pensif.
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Que fait un homme dans un lieu comme celui-ci, si loin et si désert ? Pour commencer, il observe le climat : les étoiles, la neige, le feu. Ce sont les livres qu'il lit la plupart du temps. Et tout ce qu'il fait - du moment où il apporte du petit bois et des seaux de neige à celui où il jette les eaux usées - l'oblige à se tenir sous le ciel nu, loin de ses murs, hors des livres écrits par les hommes, à l'abri de ses pensées pendant un moment. Tandis que je reste là, rafraîchi par le silence et la nuit proche, je me dis que cette vie est la bonne.

p.106
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Les forêts disparaissent sous la hache, la scie, la charrue, pour ressurgir, lorsque la main humaine relâche son étreinte.
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Voici déjà un moment que dans les bois, loin du soleil, dans les creux et ravins où le sol est d'ordinaire humide, la terre a noirci et qu'elle est devenue froide et dure. Les mousses épaisses se raidissent sous les ombres, et des petits cristaux de glace parsèment leur surface velue.
L'eau a baissé dans les flaques des sentiers. Sur les hautes pistes des crêtes, les petites fondrières sont cerclées d'un filet de glace transparent, parfois couvert d'échardes blanches lorsqu'un animal de passage y a laissé sa trace. Un anneau de glace alourdi de feuilles entoure une flaque d'eau laissée par la rivière qui coule en contrebas.
Les eaux se glacent. Des hauts-fonds plantés de roseaux jusqu'au centre des flaques au bord de la route: de la glace noire, claire et dure, avec des bulles blanches. Des plaques de glace opaque qui se brisent facilement sous le pied. Les derniers canards qui hantaient le centre de ces bassins tant qu'il y avait de l'eau ont disparu. Des mottes d'herbe rêche s'y dressent, profondément enracinées, jetant leur ombre sur la glace du soir.
A présent que le gel s'installe, je songe à la rivière. C'est le moment de se promener sur les barres de sable et les îlots tant que la neige y est encore éparse. On est fin octobre, il y a longtemps que les petits cours d'eau de cette grande rivière aux multiples affluents ont cessé de couler, laissant derrière eux des flaques qui ont gelé. Plus loin, derrière la grande île boisée, il reste un bras de rivière qui charrie l'eau. Le son de cette eau, quoique lointain, est puissant, il parcourt cette terre sèche saupoudrée de neige. Un son profond, étouffé, comme si la rivière avait un glaçon dans la gorge.
Un après-midi, je descends le sentier escarpé qui mène à la rive. Je franchis des barres de sable et de glace poussiéreuse pour accéder à la grande île, je longe des piles de bois flottant blanchi par le froid, je passe entre des saules et des aulnes qui m'arrivent à la taille, et j'accède enfin à la rive caillouteuse, semée de neige, où coule l'eau profonde. Je chemine un temps sur la rive couverte de glace où je reste à contempler l'eau. Un petit vent parcourt la grande rivière et les barres gelées, il sent l'hiver.
Libérées de la boue charriée durant l'été, les eaux sont claires dans les hauts-fonds, d'un bleu profond, inouï, au milieu du courant. La glace chevauche l'eau en monceaux qui se bousculent, sombrent dans les rapides en aval et viennent racler les pierres du fond. C'est ici, où le courant ralentit en s'élargissant, que l'eau se fait plus lourde et plus lente sous la glace, toujours plus de glace.
Appelons cela une bouillie de glace, ou une galette de glace. Elle se forme de nuit et pendant les jours de froid, dans l'eau traînante des remous et des hauts-fonds: une gadoue froide qui prend forme, se fait pesante. Dérivant et tourbillonnant dans le courant principal et charriée en aval.
A présent, sur cette eau lourde, de grandes platées de glace arrivent, elles se brisent et se reforment, dérivant au long du courant ralenti: des beignets de glace hirsutes, des fragments carrés ou oblongs aux bords déchiquetés par les chocs de virage en collision, des îlots de glace parmi des lacs d'eau bleu sombre. Poussés tous ensemble vers la rive par le courant, ils raclent la glace de la berge avec un long "shsss" lorsqu'ils y adhèrent avant de reprendre leur chemin. Et avec chaque contact abrupt, un peu de cette gadoue glaciale adhère au bord extérieur de la rive gelée. La glace conquiert du terrain par strates, par crêtes blanchies, elle s'épaissit avec chaque nuit de gel, avec chaque petite vague qui déferle sur elle.
En scrutant les hauts-fonds, je vois se former la glace du fond, une masse spongieuse, informe, gluante qui recouvre les grosses pierres rondes peu éloignées de la surface: la rivière gèle aussi de bas en haut. De temps à autre, un noyau de glace, à force d'absorber l'eau, se détache pour remonter à la surface, ballotté par le courant. C'est une glace sale, grise et chargée de sable, de petites pierres et de débris végétaux.
A hauteur des rapides, eau et glace gagnent de la vitesse et font entendre un fracas rude et vaguement menaçant. Dans les jours à venir, à mesure que le froid augmentera et que le jour s'exilera, la glace flottante se fera plus dure et plus épaisse, ce fracas se changera en un grincement et un crissement plus agressifs. A présent, dans le courant lent qui passe sous mes yeux, j'entends surtout ce "shsss" continu, bouillonnement sonore qui recouvre un son plus ténu, comme de nombreux petits verres se heurtant les uns aux autres.
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Debout en ces lieux, regardant la glace descendre la rivière, je me rappelle les années passées où je venais pêcher le saumon dans un cours d'eau fort semblable à celui-ci, vers la mi-octobre, avec seulement un pouce ou deux de neige sur les barres de gravier. J'étais équipé d'une longue gaffe munie d'un crochet d'acier. Posté à l'endroit où le courant ralentissait en venant heurter la glace, immobile, silencieux, j'épiais les formes chatoyantes, rouges et roses, des saumons qui remontaient la rivière en cette fin de saison. Parfois j'en apercevais un vers le milieu du courant, hors de portée de ma gaffe. Mais souvent ils glissaient doucement le long de la glace, jouant des nageoires et se reposant, parfois presque immobiles dans le courant. Je calais ma gaffe tout contre la glace et l'allongeais prudemment, derrière le poisson. Un geste souple et rapide, une brusque poussée de la main, et je harponnais le saumon pour le rejeter hors des eaux sur la rive.
Ce gros crochet laissait une large entaille au flanc des poissons, dont le sang ne tardait pas à souiller la neige où je les entassais un à un. Si d'aventure il s'agissait d'une femelle lestée d'oeufs, ces derniers s'éparpillaient parfois du flanc déchiqueté pour rejoindre, roses et dorés sur la mince couche de neige, les corps vitreux et tachetés des saumons en train de geler.
Il y avait quelque chose de noble et de barbare dans cet acte primordial, tant de fois répété. Debout dans la neige et l'air froid vers la fin de l'année, brandissant un grand crochet juste au-dessus de la rivière couverte de glace, c'était comme si on se sentait partie prenante d'un rite si ancien que son origine se perdait dans le crépuscule des hivers: un sentiment exacerbé, enrichi par l'odeur de la glace et de cette bave froide qui recouvre les poissons , par les tons acier du ciel hiverna let la neige blanche souillée de rouge par les saumons: couleurs de la mort et de l'hiver. Et par-dessus tout cela, le noir puissant des corbeaux qui se rassemblaient tous les soirs quand je quittais la rivière pour purger la neige des oeufs et du sang versés.
Je prenais ces grands poissons un à un, marchant le long de la glace que j'observais calmement heure après heure. En l'espace de quelques jours, j'empilais deux à trois cents saumons en tas épars dans la neige fine et sèche de la barre, avant de les empaqueter par petits groupes pour les rapporter à la maison, lourds et gelés.
Je ne vois pas de saumon maintenant que je suis posté devant ce cours d'eau rempli de glace, sondant ses ombres vertes et caillouteuses et ses profondeurs bleutées pour y déceler cette étincelle rouge qui trahit le saumon. Peut-être cet automne est-il pauvre en poissons, peut-être suis-je arrivé trop tôt ou trop tard, peut-être les saumons ont-ils pris un autre itinéraire pour remonter la rivière?
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L'eau et la glace parlent d'une même voix, qui m'est devenue familière avec les années. Mais la glace fait d'autres bruits encore, dont un gémissement étrange, inquiétant, qui sourd de la glace neuve d'une flaque quand on marche dessus, comme si un esprit triste tout au fond de l'eau tentait de se faire entendre. Vers le milieu de l'hiver, une grande plaque de glace peut se fendre en frémissant lorsque la température change soudain ou que la strate inférieure bouge: le frémissement se propage vite, comme si la glace était passée au crible. Et le soir, ce cliquetis que fait la glace quand le froid chute au plus bas, bien en deçà de zéro degré, comme si un millier d'insectes cachés pépiaient en un choeur amer sous la glace et la neige. Et enfin, le choc et son fracas, la chute de cette plaque de glace qui se brise au printemps, sapée par l'eau en crue, ce son qui se propage à des miles comme si une grande bâtisse s'effondrait d'un seul coup.
La glace chante, elle gémit, hurle et siffle comme une créature vivante. Il y a des années, alors que je chassais le caribou dans l'Alaska Range, j'entendis la lamentation ancestrale de la glace. C'était au début d'octobre, et le gel descendait lentement sur la terre nue et ses nombreux lacs. J'étais là, seul, tendant l'oreille au bord de la route par un après-midi, quand j'entendis dans l'atmosphère quasi stagnante, comme s'il montait de la terre elle-même, un gémissement étouffé, esseulé, venu des lacs et des étangs. C'était un bruit sorti tout droit de la préhistoire, celui d'une créature blessée et abandonnée qui rendrait peu à peu son âme au froid. Il y eut des flammes fantomatiques sur la toundra, des ombres aux crinières blanches quand les bandes de caribous s'enfuirent devant quelque chose d'invisible. Et des détonations au loin, des coups de feu, le son d'un camion cahotant sur la route gelée.
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Ici, sous mes yeux, la rivière est éveillée, elle murmure et marmonne à mi-voix, elle jaillit encore, trace son sillon plein de glace sur le sable et le gravier nus. Mais un jour -- bientôt peut-être ou très tard, au solstice d'hiver, lorsque le soleil s'éloignera de l'horizon au sud -- tout ce jaillissement, ce grincement, ce déchirement, ce piétinement, tout cela cessera. Avec la neige viendra le grand silence -- et l'on entendra cet autre son de la glace qui équivaut presque au néant. Ce cours d'eau sera enfin comblé, la dernière veine d'eau figée, et la rivière se fera souterraine. La neige en rafales viendra couvrir la glace sur laquelle je me tiens.
Si je devais cheminer ici vers le milieu de l'hiver, le seul bruit que j'entendrais sans doute serait le vent qui dissémine la neige à fleur de glace. Ce n'est que de temps à autre, en marchand sur les hauts-fonds gelés, que j'entendrais sous mes pieds un filet d'eau se frayer tant bien que mal un chemin dans la glace. Plus tard encore, lorsque celle-ci fera plusieurs pieds de haut, comblant l'affluent le plus vaste, il se peut que j'entende tout au fond d'une crevasse enneigée le murmure et la houle profonde de la rivière qui court sous mes pieds.
Car la glace et la rivière sous la glace ne restent jamais très longtemps immobiles. Encore et encore, durant ce long hiver, l'eau se fraiera un chemin vers la surface. Elle creusera une veine liquide, d'où elle surgira pour se répandre à la surface de glace et de neige avant de geler de nouveau, formant une strate fragile. Le vent apportera sa charge de neige poudreuse pour polir la glace brute, lui donner un lustre sauvage. Des fleurs délicates de givre viendront éclore à sa surface, légers pétales recroquevillés sur la glace grumeleuse, que balaiera le premier souffle de vent. Et sur cette étendue de glace neuve, le silence se fera de nouveau, le silence de la glace, inchangé depuis le premier hiver sur Terre.
Mais tout ceci reste à venir, aujourd'hui comme hier. L'hiver se met en route dans la contrée, par monts et plaines, marécages et plateaux, à travers lacs et bassins, affluents et embouchures. Il a cheminé lentement cet automne, d'un pas égal, majestueux, gagnant un peu de givre chaque nuit, perdant un peu de chaleur chaque jour. En attendant, l'eau profonde de la rivière coule à mes pieds, lente et chargée de glace, et le son profond de cette eau remplit le paysage tout autour de moi.
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Je fais demi-tour pour regagner la rive dont j'aperçois à un demi-mile au nord les grandes falaises jaunes, encore dépourvues de neige. Je retrouve mon chemin par où je suis venu en traversant des barres de sable poussiéreuses, des vieux cours d'eau, des buissons de saules. Le soleil froid d cette fin d'après-midi perce sa couverture de nuages, parsemant de raies claires le sable gris mêlé de neige.
Comme elle n'a cessé de baisser ces dernières semaines, la rivière a laissé derrière elle de nombreuses flaques déjà couvertes de glace. En m'approchant de la grande berge, j'approche de l'une d'entre elles non loin de la rive boisée. La neige ténue d'il y a quelques jours s'est déjà dispersée, la glace polie est suffisamment large pour que j'y pose les deux pieds. J'en vois le fond sans difficulté, comme à travers un verre épais et sombre.
Je me penche, observant les débris pris dans cette strate de glace noire et translucide: je vois quelques brindilles et de nombreuses feuilles. Des feuilles d'aulnes en dents de scie, à moitié vertes encore, des feuilles de bouleaux et de trembles plus délicates, de grandes feuilles lisses qui proviennent des marronniers, et les feuilles étroites des saules. Elles sont là, éparses ou tassées selon qu'elles sont tombées de l'arbre en douceur ou que le vent les a chassées dans l'eau glacée. Certaines ont gardé leurs belles couleurs, un jaune ou un orange luisant. D'autres sont piquetées de gris et de brun. Quelques feuilles plus âgées gisent, noires et creuses sur le lit fangeux de la rivière. Ca et là, un galet de quartz miroite sous l'eau. Mais rien ne bouge. Univers froid et figé, un peu comme la nuit, doté de ses planètes et de ses étoiles immobiles.
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C'étaient là de grands rêves flous que je n'ai jamais réalisés, même si je les rêvais dans le moindre détail: les camps que j'allais bâtir, les pistes que j'allais tracer, les chasses d'automne tôt venues à la lisière des arbres. Mais pour moi, somme toute, le rêve avait ses limites. La sphère domestique avait elle aussi son emprise -- cet autre monde de livres et de pensées qui allaient bien au-delà des expériences immédiates comme la chasse et les pièges, qui s'en allaient rejoindre un pays bien à eux. J'allais rester là où j'étais et tirer parti de ce que j'avais.
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Et tout cela me traversa l'esprit avant de s'évanouir. Je revins au présent, à la tâche que j'avais devant moi -- un simple raccord, et c'était bon d'apprendre comment faire. Je retrouvai tout ce qui entourait mon travail: le mica étincelant dans le sol de glaise sablonneuse, les lambeaux de mousse entre les interstices des rondins. Rien d'autre sous mes yeux que le bois du mur, fendu et noueux, patiné de gris à force d'années. Je vis ma main sur la truelle et la boue humide et brune, amoncelée sur la palette que je tenais de l'autre main; et tout en bas, contre le mur de l'écurie, le grand visage rougeaud d'Allison dans un rayon de jour qui passait par là. J'entendis l'eau et la terre barboter dans la cuvette étincelante, la binette racler doucement l'étain tandis qu' Allison brassait le mélange.
Je me concentrais sur cet instant pour en savourer le moindre détail. Mais ne pressentais-je pas déjà que Richardson, monde paisible et rural encore peuplé de quelques résidents aux outils vieillots, installé sur un segment de route couvert de gravier, était en voie de disparition alors même que j'en faisais la connaissance? Peut-être une partie ignorée de moi-même le savait-elle déjà. Et savait que, d'une certaine façon, je contribuais à ce changement en cours. Mais pour l'instant il y avait cet instant, cette journée, la promesse d'autres journées à venir: un rêve flou mais tangible qui s'accomplissait dans la lumière tiède et déclinante d'un début d'automne.
Le temps passe. Le travail avance tranquillement et mon esprit s'égare dans l'avenir, à quelques jours ou quelques semaines d'avance. Puis c'est de nouveau l'après-midi et le soleil voilé est beaucoup plus bas au sud, il répand sa lumière froide et grise sur la rivière et les champs. Au sol une neige éparse, à peine un pouce de neige sur les herbes rases glacées de givre.
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De passage dans les champs, le soleil se décomposait lentement sous les coups de la pluie d'été. Sous mes yeux stupéfaits, une image des hasards qui frappent la nature. Un instant de calme inexplicable, comme par ce jour d'hiver froid et lumineux où je trouvai un sizerin gelé sur un talus de neige, à l'entrée de la route qui menait à ma concession, sans un indice qui explique pourquoi l'oiseau était venu mourir ici. Peut-être étourdi par une rafale de vent, au passage d'un véhicule. Peut-être gagné par le sommeil alors qu'il se nourrissait des graines semées par le vent et les quelques plantes qui perçaient la neige en se réchauffant un instant au froid soleil. Son corps ne portait pas de trace de coups, chaque plume était à sa place. Des petits pieds raidis sous le duvet léger, des yeux à moitié fermés, de cristal noir, et de part et d'autre du bec, une légère barbe de givre. Le petit crâne couleur de rouille était vivement coloré, la gorge rouge semblait presque chaude au toucher. Mais elle était absolument figée, la poitrine et le coeur se confondaient en un seul glaçon. Je gardai l'oiseau un instant dans mes mains avant de le reposer doucement dans la neige. C'était comme s'il ne pesait rien du tout.
Dans cette poignée de vie minuscule que j'avais sous les yeux, un oiseau comme une feuille lâchée au passage par le vent, c'était comme si j'éprouvais notre chair commune, également friable. Cette vulnérabilité pressentie en ce seul instant, avec sagesse et ferveur, puis trop vite oubliée. Oubliée peut-être à bon escient, cat il deviendrait vite intolérable d'être en permanence confronté à cette découverte: l'identification nous atteindrait trop douloureusement.
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Tout le pays se couvre d'ombres. Ombres montées du sol, de la poussière et des ossements désordonnés de la terre. Ombres des arbres qui hantent les paysages boisés de notre enfance, la peur au bout des branches. Ombres des pierres dans le désert, ombres des nuées sur la mer et les collines d'été, porteuses d'eau. Jeux d'ombres dans les étangs et les sources, formes vagues dans la lumière jaune sable.
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