Citations de Jonathan Littell (228)
On pourrait presque dire sans exagérer que Paris semble garder plus de traces de la Seconde Guerre mondiale, sur les murs de calcaire de ses ministères ou de ses musées , que Groznyï de ses deux conflits.
L'enfer est devenu confortable, mais c'est toujours l'enfer.
La gestuelle de ces hommes est frappante, c'est la même que celle des rebelles tchétchènes d'autrefois ; cette façon de se saluer, se donner l'accolade, rire, parler, glisser de l'un à l'autre, en un ballet élaboré mais ostensiblement informel, a aussi un sens, elle signale qu'ils ont beau servir un gouvernement prorusse, ont beau être de fait des bureaucrates russes, on n'est pas ici en Russie, et eux sont non pas des Russes mais des Tchétchènes.
Puisque Ramazan Kadyrov, le jeune président de la Tchétchénie, est, comme tout le monde le sait, "le plus grand constructeur du monde", c'est un heureux hasard qui fait arriver le visiteur étranger à Groznyï un 27 avril, la veille du Den stroïteleï, la "Journée des constructeurs", ainsi désignée pour fêter le cinquième anniversaire du ministère du Bâtiment.
Pour les Russes comme pour nous, l'homme ne comptait pour rien, la Nation, l'Etat était tout, et dans ce sens nous nous renvoyions notre image l'un à l'autre. Les Juifs aussi avaient ce sentiment fort de la communauté, du Volk : ils pleuraient leurs morts, les enterraient s'ils le pouvaient et récitaient le Kaddish; mais tant qu'un seul restait en vie, Israël vivait. C'était sans doute pour ça qu'ils étaient nos ennemis privilégiés, ils nous ressemblaient trop.
Et je considérais ces nuques avec le regard d’une femme, comprenant soudainement avec une netteté effrayante que les hommes ne contrôlent rien, ne dominent rien, qu’ils sont tous des enfants et même des jouets, mis là pour le plaisir des femmes, un plaisir insatiable et d’autant plus souverain que les hommes croient contrôler les choses, croient dominer les femmes, alors qu’en réalité les femmes les absorbent, ruinent leur domination et dissolvent leur contrôle, pour en fin de compte prendre d’eux bien plus qu’ils ne veulent donner. Les hommes croient en toute honnêteté que les femmes sont vulnérables, et que cette vulnérabilité, il faut soit en profiter, soit la protéger, tandis que les femmes se rient, avec tolérance et amour ou bien avec mépris, de la vulnérabilité infantile et infinie des hommes, de leur fragilité, cette friabilité si proche de la perte de contrôle permanente, cet effondrement perpétuellement menaçant, cette vacuité incarnée dans une si forte chair.
Enfants, nos corps grêles se ruaient l’un sur l’autre, s’entrechoquaient avec fureur, mais c’étaient comme deux cages de peau et d’os, qui empêchaient nos sentiments de se toucher à nu. Nous n’avions pas encore saisi à quel point l’amour vit dans les corps, se niche dans leurs replis les plus secrets, dans leur fatigue et leur pesanteur aussi.
Elle m’avait parlé de la peur permanente des femmes, cette vieille amie qui vit avec elles, tout le temps. La peur quand on saigne tous les mois, la peur de recevoir quelque chose à l’intérieur de soi, d’être pénétrée par les parties des hommes qui sont souvent égoïstes et brutaux, la peur de la gravité qui tire la chair, les seins vers le bas. Il devait en être de même pour la peur d’être enceinte. ça pousse, ça pousse dans le ventre, un corps étranger à l’intérieur de soi, qui s’agite et pompe toutes les forces du corps, et l’on sait que sait que ça doit sortir, quelle horreur.
Et je considérais ces nuques avec le regard d’une femme, comprenant soudainement avec une netteté effrayante que les hommes ne contrôlent rien, ne dominent rien, qu’ils sont tous des enfants et même des jouets, mis là pour le plaisir des femmes, un plaisir insatiable et d’autant plus souverain que les hommes croient contrôler les choses, croient dominer les femmes, alors qu’en réalité les femmes les absorbent, ruinent leur domination et dissolvent leur contrôle, pour en fin de compte prendre d’eux bien plus qu’ils ne veulent donner. Les hommes croient en toute honnêteté que les femmes sont vulnérables, et que cette vulnérabilité, il faut soit en profiter, soit la protéger, tandis que les femmes se rient, avec tolérance et amour ou bien avec mépris, de la vulnérabilité infantile et infinie des hommes, de leur fragilité, cette friabilité si proche de la perte de contrôle permanente, cet effondrement perpétuellement menaçant, cette vacuité incarnée dans une si forte chair.
Tout le monde a une origine, la plupart du temps rêvée. Nous en avons discuté. Pour les Tats, elle est perdue dans le temps et les légendes. Même si c'étaientre vraiment des Juifs venus de Babylone -- disons même une des tribus perdues -- ils se seront entre-temps tellement mélangés avec les peuples d'ici que cela ne voudrait plus rien dire.
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* Extrait d'un entretien avec la revue l'OBS de mars 2018 *
-- En 2007 , vous disiez qu'il faudrait du temps pour expliquer le succès des " Bienveillantes " . Et maintenant ?
-- Ça a clairement quelque chose à voir avec le nazisme . Après " Les bienveillantes " , il y a eu toute une vague de livres sur cette question là ...... On devrait davantage s'intéresser à ce qui se passe maintenant . les nouveaux nazis ne ressemblent plus aux anciens . Ils ont bazardé tout l'attirail et le kitsch , le flambeau et les uniformes à deux balles . C'est plus subtil . Plus insidieux . Trump en est une manifestation parmi beaucoup d'autres . Certains sont beaucoup plus doués . Victor Orban par exemple . Ou la petite frappe autrichienne . Ou Poutine .
***>Extrait d'un entretien de l'auteur avec la revue L'OBS ( mars 2018 ) ***
-- Pourquoi cette nouvelle version " D'une vieille Histoire " ?
-- Après " Les bienveillantes " , j'ai publié 4 livres chez Fata Morgan qui sont passés royalement inaperçus , et c'est très bien . Ça m'a permis d'être tranquille , de faire ce que javais envie de faire sans me poser de question, de développer des choses sans aucune pression . Parmi ces textes , il y avait
" Une vieille histoire " . Je l'avais publiée parce que je pensais qu'elle était aboutie et achevée . Puis je me suis rendu compte qu'il restait encore beaucoup de possibilités qui avaient été ouvertes par ce premier récit et n'avaient pas été explorées . Le récit a continué à travailler jusqu'à ce que je m'y remette .
--Vous auriez pu continuer ce texte indéfiniment .
-- le roman comporte 7 parties , mais pourrait aussi bien en comporter 20 .
C'est comme jouer des parties d’échecs simultanées . Chaque fois qu'on déplace une case , on bouge les systèmes de relations transversaux , les affects qui circulent , les pièces qui reviennent . J'ai du faire beaucoup de calculs pour ne pas me perdre avec les éléments récurrents ( Le chat , les pommes , l'électricité .... ) . Depuis " Les bienveillantes " , mes livres sont plus expérimentaux et formalistes . Ils ne fonctionnent plus selon des logiques narratives réalistes , mais selon une logique proche des rêves . ce qui m'intéresse ici , c'est la discontinuité dans les rêves entre le contenu manifeste et le contenu latent . J'ai voulu travailler sur les processus plutôt que sur les contenus qui sont , dans ce livre , presque interchangeables .
Plus rien n’était obscur pour moi et il n’y avait plus rien à déchiffrer ; tout baignait dans une lumière crue, aussi blanche que celle de la piscine
Je ressentais envers cet homme et son corps une grande affection, mais cette affection elle-même s’était détachée de moi et, plaquée tout contre lui, vivait d’une vie autonome, me laissant isolée, pleine d’effroi, à l’affût de quelque chose dont je ne pouvais déterminer ni l’origine, ni la forme, ni le but.
Le miroir ne reflétait que la partie inférieure de mon corps, qui, malgré la petite verge recroquevillée sur les bourses, m’apparaissait presque comme un corps féminin, image qui ne me causait aucune inquiétude mais bien plutôt un sentiment de plaisir diffus et caressant.
Face au miroir, je me sentis tout d’un coup vieux : mon corps, le beau corps puissant et ferme de ma jeunesse, s’affaissait, fondait, s’en allait. Je me jetai de l’eau sur le visage et les cheveux, me coiffant à la hâte avec les doigts, et ressortis me rhabiller. La matière lisse et soyeuse du survêtement glissait agréablement sur ma peau, c’était réconfortant.
Je ne ressentais aucun désir, même la moiteur de son sexe, dans lequel j’avais à contrecœur poussé mes doigts, n’éveillait rien en moi, mais je ne voulais pas qu’elle parte.
La présence de la fille me troublait, et malgré une attraction violente pour son corps élancé je me sentais aussi éloigné d’elle que de son reflet brouillé dans les vitres.
Affirmer que je n'étais pas typique, cela ne veut rien dire. Je vivais, j'avais un passé lourd et onéreux, mais cela arrive, et je le gérais à ma manière. Puis la guerre est venue, je servais et je me suis retrouvé au cœur de choses affreuses, d'atrocités. Je n'avais pas changé, j'étais toujours le même homme, mes problèmes n'étaient pas résolus, même si la guerre m'avait posé de nouveaux problèmes, même si ces horreurs m'ont transformé. Et une chose en entraîne une autre : j'ai commencé dans le cadre du service, puis, sous la pression des événements, j'ai fini par déborder ce cadre. Dire que s'il n'y avait pas eu la guerre, j'en serais quand même venu à ces atrocités, c'est impossible. Je vis, je fais ce qui est possible, il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis un homme comme vous !"
Longtemps, on rampe sur cette terre comme une chenille, dans l'attente du papillon splendide et diaphane que l'on porte en soi. Et puis, le temps passe, la nymphose ne vient pas, on reste larve, constat affligeant, qu'en faire?