Citations de Juan Ramón Jiménez (47)
Si proche déjà de l’âme
ce qui est immensément loin
des mains encore !
Comme une lueur d’étoile,
comme une voix sans nom
apportée par le songe, comme le pas
de quelque coursier lointain
que nous entendîmes, ardemment,
l’oreille à terre ;
comme la mer au téléphone…
Et la vie se fait
à l’intérieur, avec la lumière inextinguible
d’un jour délicieux
qui brille ailleurs ?
Oh, quelle douce, quelle douce
vérité sans réalité encore, combien douce !
NOUVELLE VIE
Joie que tu tiens de moi !
— Ah, claire et bonne après-midi !
Vivre, vivre à nouveau !
Arrière, arrière, arrière ; recommencer ;
loin, plus loin — moi, j’ouvre, les bras
en croix, le monde — loin le commencement ;
et loin, loin, loin, la fin !
La vie entière, de nouveau, au milieu !
Et toi, toute d’âme et cristal !
Ah ! course heureuse et diaphane !
PATRIE
D’où vient une feuille
transparente de soleil ?
— D’où vient un front
qui pense, un cœur qui désire ? —
D’où vient un torrent
qui chante ?
Par les chemins creux de l'été, tapissés de doux chèvrefeuille, comme nous allons lentement! Je lis, je chante, je récite des vers au ciel.
Cet arbre-là qui me partage
Chaque fois j'entends un peu mieux
cet oiseau qui vit solitaire
dans les branches de ma prison.
Chaque fois tout devient plus clair,
avec mon esprit bien en place,
en mon arbre où monte mon chant.
Chaque fois plus uni à moi,
mon oiseau s'épanche un peu plus
hors de mon vert qui souffre et saigne.
Chaque fois mon arbre produit,
multipliant les cris d'espoir,
plus de fruits de réalité.
Chaque fois mon oiseau se fait
un peu plus moi et, ce faisant,
plus moi fait mon arbre intérieur.
Chaque fois cet arbre, mon arbre,
entre un peu plus dans mon espace,
occupant un peu mieux ma mer.
Chaque fois, source de salut,
cet oiseau-là que je deviens
est un peu plus l'oiseau de Dieu.
Chaque fois avec tous ces plus,
cet arbre-là qui me partage
se transforme en ma liberté.
Feu unique
Dans la vie que tu as vécue
à travers l'espace et le temps,
vivre avec toi fut mon destin,
étoile des constellations.
Et tout mon vivre aura été
ainsi caressé par le feu :
flamme rouge, or, violette, blanche,
bleue, grise et noire pour finir.
Si tu ne m'avais allumé,
je ne sais ce que j'aurais fait.
Le mérité-je, flamme unique ?
Impossible de le comprendre !
(1952)
En regardant ses mains
[...] regarde la main sensible, la main pensive. Comme elles se prennent et se déprennent, comme elles se mêlent et se démêlent. comme elles caressent, comme elles lèvent, comme elles attaquent, si courageuses, si douces aussi ! Et puis regarde-les tenant un livre, accompagnant en paix, par-dessous mais si parfaitement disposées, l'écriture. [...]
SONGE
La lune, qui naissait, d'or et grande,
nous fit dormir pleinement
en ce paysage de printemps.
- Le monde était ce songe.
Tout le reste était
ouvert et vain. -
Avec quel respect regardaient
les gens éveillés qui passaient !
Ils demeuraient là, extatiques,
- sans plus aller à leurs affaires -
en notre sommeil profond, que la lune
bordait d'or et de perle
Ils nous regardaient endormis,
voyant dans les choses
ce que jamais avant ils n'avaient vu.
Leurs lèvres se faisaient
douces, et leurs yeux
devenaient infinis.
- Les étoiles cueillies par nous,
qui dormions
en leur sein clair,
tremblaient dans leurs âmes éblouies
par la lune. -
Nous rêvions, nous rêvions
afin qu'ils puissent voir.
("Sueño") pp. 147-149
Elle parlait autrement que nous tous,
d'autres choses d'ici, mais jamais dites
avant qu'elle ne les eût dites. Elle était tout
Nature, amour et livre.
Comme l'aurore, toujours,
elle commençait de façon imprévue,
si loin de tout ce que l'on rêve !
Toujours, comme midi,
elle arrivait à son zénith, d'une manière
insoupçonnée,
si loin de tout ce que l'on raconte !
Comme le crépuscule, toujours,
elle se taisait d'une façon inconcevable,
si loin de tout ce que l'on pense !
Si loin, si près
de moi son corps!
Son âme,
si loin, si près de moi !
… Nature, amour et livre.
Le poème doit être comme l'étoile,
qui est un monde et paraît un diamant.
********* LA MEMOIRE *********
Quelle tristesse de voir passer
le débit de chaque jour
virant en haut et en bas
par le pont de la nuit
virant en bas et en haut
vers le soleil du lendemain !
Qui saurait
laisser sa cape , content
dans les mains du passé ,
ne plus chercher ce qui fut ,
entrer de front et ravi ,
tout nu dans la libre
allégresse du présent !
¿Dónde está la palabra, corazón,
que embellezca de amor al mundo feo;
que le dé para siempre -y sólo ya-
fortaleza de niño
y defensa de rosa?
Où est le mot, mon coeur,
qui embellira d'amour le monde laid ;
qui lui donnera pour toujours - et seulement alors -
une force d'enfant
et une défense de rose ?
AMOR
El olor de una flor nos hace dueños,
por un instante, del destino ;
el sol del cielo azul que, por la tarde,
la puerta que se entreabre deja entrar ;
el presentir una alegría justa ;
un pájaro que viene a la ventana ;
un momento del algo inesperado...
No hay en la soledad y en el silencio
más que nosotros tres :
-visita, hombre, misterio-.
El tiempo y los recuerdos
no son nudos de atajos,
sino de luz y aire. Andamos sonriendo
sobre el tranquilo mar. La casa es dulce,
bellas sus vistas...
Y, un instante, reinamos, ¡pobres! sobre nuestra vida.
AMOUR
L'odeur d'une fleur nous rend maîtres,
pour un instant du destin ;
le soleil du ciel bleu que, le soir,
la porte qui s'entrouvre laisse entrer ;
le pressentiment d'une juste joie ;
un oiseau qui vient sur la fenêtre ;
un moment de quelque chose d'inattendu...
Dans la solitude et le silence,
nous trois seulement :
- visite, homme, mystère -.
Le temps et les souvenirs
ne sont pas chemins de traverse,
mais de lumière et d'air. Nous marchons, souriant,
sur la mer tranquille. Douce est la maison,
belles ses vues ...
Et, un instant,
nous régnons, pauvres ! sur notre vie.
Sé que mi Obra es lo mismo
que una pintara en el aire;
que el vendaval de los tiempos
la borrará toda, como
si fuese perfume o música;
que quedará sólo de ella
-sí arruinado en nóes-
el gran silencio solar,
la ignorancia de la luna.
Je sais que mon Oeuvre est pareille
à une peinture dans l'air ;
que la bourrasque des temps
l'effacera toute, comme
si elle était parfum, ou musique ;
qu'il ne restera d'elle
- oui déchiré en mille non -
que le grand silence solaire,
l'ignorance de la lune.
En ces filets si fins
comme l'âme se berce
ah, mon printemps!
Branches de saule, dans
la lumière seule encore du bourgeon;
ah, fraîche jeunesse!
Amandiers, dans l'aube seule
encore d'une rose candeur
ah, divin matin!
COUCHANTS
Ciel en toi, cristal ; plus ciel
que le ciel, parce que je ne peux
saisir en ton vert écho,
le vrai insaisissable !
Ne pas détruire la lumière...
Laisser l'heure mauvaise
s'écouler, tomber seule enfin
sous l'acacia en fleur du sentiment,
sous le ciel étoilé de l'idée.
Rien ne vaut le bonheur
de se comprendre, enfin, sous le front et le coeur,
pleins de bonté !
Puis,
dans un lent et souriant retour,!
recouvrir d'une âme fleurie
les fosses entrouvertes,
y entasser les roses
- toutes, toutes les roses ;
car l'âme bien taillée
ne cessera plus d'en donner ! -
Bonheur ; quel arbre invisible, infini
donne-t-il ton fruit, que l'âme parfois
cueille, en sa plénitude ?
De ces idées lesquelles sont tes branches,
de ces sentiments lesquels sont tes fleurs,
de ces chants quels sont tes oiseaux,
de ces sourires quels sont tes arômes ?
Qu'est-ce qui nourrit tes racines ?
Comment, par où, pareil à ce citron,
pénètres-tu par ma fenêtre,
en notre plus profonde chambre,
y effleurant, tout doucement, le cœur ?
Toujours plus vivant, oui
- plus profond et plus haut -
plus nouées les racines
et plus libres les ailes !
Liberté de l'enraciné !
Sûreté du vol infini !
JE NE SUIS PAS MOI
Je ne suis pas moi.
Je suis celui
qui va à mes côtés sans le voir
que parfois je vais voir
et que parfois j’oublie.
Celui qui se tait serein quand je parle
celui qui doucement pardonne quand je hais
celui qui se promène où je ne suis pas
celui qui restera debout après ma mort.