Julien Daluis

Je tente de l’appeler et entends, à travers le volet fermé de notre chambre, la sonnerie de son portable. Elle raccroche. Je tente une nouvelle fois. Répondeur. Je n’ai pas le coeur d’enfoncer la porte et, de toute façon, je n’en ai pas la force. Et puis il ne vient à l’idée de personne de vouloir raccrocher un fruit mûr à sa branche quand il est tombé.

Son regard et son cœur semblent creux, ou trop pleins. Elle se sent mal, un peu comme les minutes nauséeuses précédant un vomissement. Malgré la contraction de ses muscles, elle ne peut contenir le flot d’émotions qui la submerge d’un coup. Elle attrape son treillis, le met sur son visage et laisse finalement déferler la nuée de larmes, de suffocations, de spasmes et de douleurs. En hoquetant, elle pousse des cris sourds qui lui font du bien. Elle éprouve ensuite le besoin de voir son visage, d’affronter ses yeux gonflés et rouges. Pour passer à autre chose. Pour quinze jours au moins

Je la revois, lovée contre moi, dans ma petite chambre d’étudiant, plantant son regard implorant dans le mien. Je m’entends renier mes promesses, par confort, par trouille, par médiocrité.

Pas facile pour lui, car, faute de places adaptées, son établissement s’est peu à peu transformé en voiture-balai pour les jeunes « incasables », les « mineurs à besoins spécifiques », les MBS, comme on dit : ceux qui cumulent rupture familiale, scolaire, troubles psychiatriques, mise en danger et violence. Bonjour tristesse.

Bof, vous savez moi… Et puis, comme René dit toujours, la hiérarchie, c’est comme les étagères, plus que c’est haut, moins que ça sert !

Émilie parle toujours après l’amour, mais de mon côté, les « oui, oui » de circonstance n’y sont plus. La faute au temps qui passe, sans doute, et à la fatigue, aussi : les journées sont rudes et se finissent rarement avant le coucher des filles.

Ces derniers mots claquent, plus fort encore que la gifle, qui lui brûle pourtant l’oreille. Ils la prennent de l’intérieur et l’étreignent aux tripes.

L’éducatrice, une dame enveloppée d’une quarantaine d’années, arrive finalement en retard. Elle est une nouvelle fois vêtue d’un châle bariolé et de son bonnet large à grosses mailles – « des fringues pas comme tout le monde », comme dit Eddy. Elle a des cheveux bruns et un faciès rigide, dont le sourire est absent. Sa démarche masculine et ses yeux noirs lui donnent toujours l’air d’un chien en colère. Quand elle est là, Lili a l’impression que son père est à l’école. Il lui donne du : « Oui, madame. »

Sans vice, sans ambages, sans fioritures. On ne monte pas sur un ring par hasard. On n’y reste pas sans caractère. On ne finit pas sans dommages

— Et ça fait quoi, alors, chef de l’aide sociale à l’enfance ? questionne-t-il. — Chef de l’ASE ? Ça dirige le plus grand service du conseil départemental, celui qui traite les infos sur les gamins en danger, les arrache aux familles quand c’est chaud, les accueille et les accompagne. J’attaque demain. — Oulah ! Moi, je les placerais tous, ces petits. Quand on voit les parents… Tu es au courant quand même que dans un an, quand la droite va gagner les cantonales, ça sera la chasse aux sorcières ? Et pour eux, tu auras un nez crochu et un grand balai. Je le sais, oui, c’est le jeu. Guillaume semble réfléchir un instant, puis ajoute : — Tu sais aussi que c’est exactement ce qu’il ne te faut pas, comme métier ? Tout en décrochant ma dernière prise, je lui demande machinalement pourquoi. — Déjà, tu ne supportes pas l’injustice. Et dans le vrai monde, mon gars…

Et puis il ne vient à l’idée de personne de vouloir raccrocher un fruit mûr à sa branche quand il est tombé.

— Quand je pense que c’est maintenant que mon meilleur pote vend du Viagra que j’ai arrêté les conneries…

Je pense aux mots de mon formateur : "La protection de l'enfance, c'est comme la salade d'endives. On peut vous en parler pendant des heures, mais tant que vous n'y avais pas goûté, vous ne savez pas si vous en supporterez l'amertume."