Citations de Karim Berrouka (259)
Dans l’appartement règnent un silence pesant, une vibration oppressante de l’air. Ni Marc-Aurèle ni Etienne ne sauraient mettre un mot sur le malaise qui les saisit. Peut-être que le lieu n’est pas feng shui, ou un autre délire ésotérique du cru. Jaspucine, elle, sans s’embarrasser de pertinence sémantique, leur livre la solution :
« Ça pue le nuiton, ici. »
Apparemment, le pseudo-môme pourrit littéralement l’atmosphère.
Le voilà caméléon post-apocalyptique, mystificateur ultime, jouant de la duperie tel un Iago face à un peuple d’Othello zombies.
Le Grand Veneur de l’Apocalypse fait alors face à ses troupes après avoir escaladé un toboggan. (…) – Armée errante, combattants électriques du monde de cendre, le temps est là de votre gloire ! Nous allons entrer dans la citadelle, nous le peuple des laissés pour morts. Nous châtierons ceux qui cultivent le mal, l’aliénation, ceux qui rongent le monde de leur fausse pureté. (…) Ô Armée errante, le Grand Veneur vous guide, soyez sa chasse fantastique, soyez ses cohortes de morts à nouveau vivants !
Je suis consciente que vous ne partagez pas mon enthousiasme concernant cette révolution et le renversement de valeurs qu’elle semble avoir opéré dans la société des hommes. Je vous assure que je n’ai aucune sympathie pour ces idées dites révolutionnaires. Non, loin de moi de vouloir souligner une quelque forme d’inégalité dans notre Royaume. Les fées sont égales et supérieures, les féaux sont inférieurs et égaux entre eux, la vermine des non-royaumes est encore plus inférieure, et son égalité est le moindre de nos soucis. Ainsi notre credo, ainsi les Usages, et je m’y tiens sans jamais questionner ni leur valeur ni leur justesse.
Marc-Aurèle s’approche du planton, qui mécaniquement s’interpose. La procédure avant tout.
« L’heure des visites est terminée. »
Tiens, un petit nouveau qui fait du zèle.
« Je viens voir l’inspecteur Petiot. Je suis attendu.
— L’inspecteur Petiot n’est pas ici. Revenez demain. »
Sympa, le jeunot. Il maîtrise avec une assurance militaire les préceptes de l’antipathie. Tout y est, le regard méprisant, le ton hautain, la posture menaçante.
Laissez-moi sortir de cette putain de cage que je vous apprenne la soumission, bande de sous-fientes de lutin glaireux !
C’en est trop pour lui. BCE, c’est Brigade des Crimes Extrêmes, pas Barnum, Couillonnades et Élesdé.
Le lendemain matin.
Enfin, un poil tardif le matin, parce qu’il est presque une heure quand Eva vient réveiller les deux punks destroy qui ont fini par s’endormir sur le toit, et ont continué à roupiller comme des papes malgré la lumière vive et la chaleur. La drogue, c’est peut-être mal, mais ça permet de faire abstraction des rares désagréments de l’été.
Elle jette un coup d’œil dans la rue. Les couillons de la BAC sont toujours retranchés dans leur resto classieux. Enfin pas tous. Il y en a deux qui errent, la gueule arrachée, les membres ballants et l’uniforme déchiqueté, lâchant des borborygmes peu inspirés. Ceux-là n’ont pas tenu la nuit. La faute à Deuspi et à Fonsdé ou à la fatalité? Elle soupire. Rien à foutre.
- Tu crois l'homme mauvais?
- Je ne crois rien. J'observe. Depuis longtemps. Si longtemps. Je sais ce qu'il en est de lui.
( L'histoire commence à Falloujah)
-Ouais...réponds Mange-Poubelle, on fait pas trop la révolution,là. On essaye juste de ne pas se faire bouffer et de niquer le patronat.
L'ange, après un long soupir, lâche un nuage immaculé par les narines.
-Tu dois m'écouter, la situation est grave. Le Temps est en avance. Il y a des forces obscures à l'oeuvre. L'Harmonie a été corrompue.
[...]
-Je compatis. Pour les forces obscures, je connais un ou deux groupes gothiques, ça pourrait aider ? Tu veux que je te dessine un mouton ?
-Putain, y a pas une autre manière de faire. on est obligé de les aplatir ?
-On n'est obligé de rien du tout. Mais là, j'ai pas d'autre solution. T'as qu'à te dire que c'est tous des enculés du MEDEF.
Eva réfléchit un moment puis hausse les épaules.
-On a qu'à dire ça...Ça sera un peu moins horrible.
Ils se contentent de suivre le mouvement, tant que ce dernier se barre dans tous les sens.
C'est sympa, on croirait une reformation des Bérus, en version punk trash progressif. Un seul morceau de près de trois heures, trois accords en boucle, avec, pour paroles, des passages de L'Art de la guerre de Sun Tzu scandés, entrecoupés de quelques slogans revendicateurs plus ou moins personnels. Du genre :"Viande à caserne, chair à canon, cervelle en berne, troupeau d'moutons", "La guerre, la guerre, mais qu'est-ce qu'elle a fait de moi la guerre ?", "On ne peut abolir la guerre qu'en sniffant de la colle !" C'est très concept. Et c'est long, surtout pour du punk, mais le génie créateur se moque des conventions et des contraintes stylistiques.
Et les années avaient passé, Kropotkine s’était lancé dans diverses activités militantes, s’accrochant à ses convictions malgré le peu d’intérêt des masses laborieuses pour son discours – masses plus séduites par la promesse du confort bourgeois et la possibilité de s’abrutir devant leur télévision que par l’idée de construire une société où elles ne seraient plus le dindon de la farce néo-libérale.
— Bon, les mômes, va falloir qu’on s’organise.
Eva, Deuspi et Fonsdé se figent. L’organisation, c’est pas trop leur truc. Surtout quand elle est imposée. Elle doit être spontanée. Naturelle. Sinon, c’est le début de la dictature.
Au sud, avec vue imprenable sur Paris, une maison de trois étages. Au rez-de-chaussée, une grande pièce qui devait servir de salle d’expo et un bureau. La première a été aménagée en salle commune, le second ne sert à rien. Probablement que les années passées par l’ancien patron à comptabiliser ses bénéfices ou pertes ont dû laisser leur empreinte dans la pierre. La pièce a gardé une sorte d’aura malsaine, celle du capitalisme foireux, des rêves d’expansion et de conquêtes de marchés.