Citations de Karoline Georges (20)
La mère m'avait souvent assuré que le poids du corps des expulsés doublait pendant la chute au seuil de l'Édifice, que cette lourdeur de la chair implosait immédiatement au cerveau en accès de folie.
on avait déterminé que l'inconnu inconnaissable était une singularité.
J’ai appris très tôt la valeur sacrée des images de la féminité.
Les femmes les plus célèbres du monde étaient toutes immobiles entre les pages des magazines. Ou divines à l’écran. Ou encadrées pour l’éternité dans les musées, j’allais le découvrir un peu plus tard.
Moi, je suis devenue une image sans m’en rendre compte. (p. 18)
Mon nouvel oeil se posait partout avec une attention d’une profondeur affolante. S’enfonçant sous chair, sous béton, pour s’ouvrir sur quelque chose d’imperceptible. Quelque chose qui augmentait les palpitations du coeur. Qui imposait le silence en tête. Quelque chose qui semblait m’observer
en retour. Avec la même attention.
Si l'existence à froid nous avait comblés par-faitement, on n'aurait pas eu l'idée de se trafiquer la conscience pour modifier notre perception du réel. Parce que l'existence n'est pas une obligation. Ça devrait être un privilège, une jouissance, un vouloir formidable. Pas une épreuve perpétuelle.
L'image est une forme absolue, de vérité totale qui se substitue aux mouvements des corps, de la matière, du temps. La photographie peut réinventer les traces qu'elle doit préserver.
Ce jour-là, je me suis avancé à la limite de mon siège, le corps en suspens au-dessus du béton, et j’ai précisé d’une voix si grave qu’elle semblait surgir directement du ventre :
Je ne comprends pas pourquoi je devrais continuer.
Continuer quoi, au juste ? a demandé la mère.
Continuer tout, à patienter, à faire répétitions jusqu’à putréfaction, ai-je murmuré.
Je me repliais sur moi-même, à comprimer mon corps jusqu'à n'être plus qu'un point de suspension qui oscillait contre le béton
Les mots c'est comme du maquillage : ça cache ça colore ça transforme tout.
J'ai souhaité que ma chair durcisse jusqu'à ne plus trembler du tout. Que mon cerveau épaississe jusqu'à ce que les idées s'y fossilisent, cerveau silence. J'ai imité le mur, immobilité totale, respiration minimale.
Moi, je n'avais ni envie de faire, ni envie de ne pas faire. Le pourquoi avait tout désaxé. Tout ce qui était implanté en moi, les méthodes, les obligations, le programme même du corps, son automatisme à respirer.
Je perdais le souffle.
Devant Le radeau de la Méduse de Géricault, oeuvre plus immense que le Louvre entier dans mon souvenir, j'ai eu l'impression d'un grand coup, puis d'un frisson. [...] Je suis restée là, longtemps, à penser aux miens, en contemplant Le radeau de la Méduse. À notre histoire, racontée en une seule image. Celle-là. Ce groupe à la dérive, en décomposition. Mais qui avance, encore. Sans destination. J'ai senti monter les larmes. Je venais d'éprouver mon premier choc esthétique. ou poétique. Ou philosophique, peut-être.
J'avais donc conclu que nous étions tous orphelins d'un monde qui s'était dissous en énigme à travers la succession de nos naissances silencieuses sous béton.
a création d’images est devenue une nécessité quasi biologique. Une routine. Travailler des formes et des couleurs, un point de vue, inventer chaque jour une gestuelle ; y intégrer un jeu de lumière. Puis recommencer, sans cesse, repousser les limitations, mieux me définir à travers Anouk, toujours nous transformer. Apprendre à dire «je», à travers tous nos différents visages. (p. 179)
Une image, en perpétuel devenir. (p. 185)
Ce jour-là pourtant, la question a semblé radicalement différente. Car sans avoir bougé du tout, sans que rien de nouveau ne soit venu perturber quoi que ce soit, subitement je me suis senti déplacé. Comme si je venais de basculer par-delà le regard automatique que je balayais d’ordinaire sur mon environnement, du réveil au sommeil. […]
Car ce n’était pas un pourquoi posé sur le pied fixe du père ou l’œil flou de la mère. C’était un pourquoi sans point de repère. Un pourquoi vertige.
Comme si l’Univers entier venait de se désaxer.
La mère parlait parfois de liberté. Pour s’assurer que je n’avais aucune idée similaire en tête. […]
Elle m’expliquait qu’à une certaine époque la liberté avait été envisagée comme l’aboutissement de l’évolution, le pourquoi des labeurs de l’espèce depuis son apparition.
Et la mère pleurait alors en silence.
À la fin de ma carrière de mannequin, j'ai peut-être vécu un moment de désillusion. Malgré toutes les images de moi qui circulaient, ça ne changeait rien à ma réalité. Je me trouvais encore et toujours du mauvais côté de l'écran.
Jusqu'à ce qu'une porte s'ouvre exactement là, au milieu de l'écran.
Enfin.
Je demande à voir ma mère. Il me guide aussitôt dans un labyrinthe de machines, de sondes de plastique et de fils électriques, sous un éclairage brutal, jusqu'à une civière autour de laquelle s'agitent deux infirmières protégées par des masques.
Et c'est en découvrant le corps qui repose sous un néon verdâtre que je comprends l'effroi de mon père.
Je vois bien un ovale de visage sans couleur, des narines, une fine ligne là où devrait se trouver une bouche. Je remarque l'enchevêtrement de rides qui s'allonge entre l'amas de cheveux gris et le col de la jaquette d'hôpital, un tissu de plis, de bosses, de trous. Je distingue la sonde qui s'enfonce entre ses jambes et les cathéters dans ses deux bras.
Mais je ne vois pas ma mère.
Tandis que le père immobilisait d'un pied sur ma gorge ma tête contre le sol, j'ai été foudroyé. Le point d'interrogation a été d'une telle gravité que mon regard s'est déformé sous la pression, l'oeil subitement ouvert trop grand :
Pourquoi?