Citations de Léon Frapié (40)
Pourtant, depuis le début de sa récréation, le petit Georges Mélie se tient tout près de mademoiselle Bord, de côté, sous son bras gauche, et il reste là parce que sa plainte n’obtient pas satisfaction.
C’est un blondin de cinq ans et demi, pâlot et déguenillé ; sa figure triste et timide exprime une sorte d’entêtement doux ; il fait penser à un malade qui ne veut pas mourir.
Voilà cinq jours qu’il n’a pas quitté mademoiselle à aucune récréation. Le premier jour, elle a essayé, selon sa coutumière méthode expéditive, de lui répondre et de le renvoyer, mais il s’est obstiné avec une telle force de désespoir qu’elle a renoncé à se défaire de lui.
D’ailleurs, elle finit par ne plus s’apercevoir de sa présence ; il est si menu, si peu bruyant, si effacé qu’il ne la gêne pas du tout.
Et aussi il n’est pas exigeant, il se contente de bien peu, cet enfant ; il sait ne prendre qu’une part bien raisonnable : il raconte sa peine au tablier de mademoiselle.
Oui, il lui parle d’une petite voix posée, gentille, en le regardant, en lui souriant avec tristesse, en le touchant amicalement. Il babille sans interruption, trottinant à mesure que mademoiselle se déplace et ne s’émouvant pas des cris, des rires, des gesticulations de ses deux cents camarades.
- Moi, dit-elle, j'ai au moins cet avantage de "vouloir". Seulement, je ne discerne pas quelle est ma meilleure aptitude. Je sais bien que je ne serai pas supérieure en étant simplement la femme de mon mari, eût-il cent mille francs d'appointements par an, et d'autre part je sais aussi que pour être une femme méritante, je n'ai pas besoin d'accomplir des actions d'éclat, ni de faire des découvertes savantes, je puis être telle, sans sortir de ma sphère, par bonté agissante... Alors, Berthe, toi qui me connais, indique-moi mon génie... Ce je ne sais quoi de généreux dont la révélation me fera distincte des femmes quelconques?
Mme Charmin se récria:
- Oh! mais non!... Ta sensibilité dominante, il faut que tu la trouves toi-même! Il serait sans effet de te l'indiquer (en admettant que je ne me trompe pas), il faut que tu la vibres.
Aline fit une moue piteuse:
- Mais, ma chérie, comment veux-tu que je trouve? Il y a trop d'aspirations en moi...
Elle taquinait du doigt le sucrier, le pot à crème, les pièces délicates du service à thé comme si elle tâtait ses aspirations diverses, et sa voix pleurait presque:
- Savoir, c'est comparer. Au physique, parbleu, on a des miroirs pour connaître son image; mais comment se regarder l'âme? Comment voir, - afin de le cultiver, - ce qu'on a de plus beau en soi?
Elle apercevait son visage et celui de son amie dans la glace enguirlandée d'un panneau; elle comparait sans trop de désolation, car un sourire lui vint:
- Voyons Berthe, on éveille l'enthousiasme conquérant de son mari, par son charme plastique... eh bien, on doit éveiller la puissance intellectuelle de ce monstre aimé par sa beauté d'âme... je cherche quoi dévêtir de mon âme pour rendre Charles fort et généreux de pensée...
Mme Charmin se renversa au dossier de son fauteuil et répliqua lentement, le front haut et ensoleillé par la clarté blanche venant du jardin.
- Tu brûles, ma jolie; voici le secret: il y a des miroirs à âmes, comme il y a des miroirs à visages... les miroirs à âmes s'appellent les livres.
Je me rappelle, en effet, la mère Fondant amenant ses trois enfants à l’école et poussant à part l’aîné Gaston.
– Celui-là, madame, n’ayez pas peur de taper dessus, c’est un sale enfant ! il a tous les défauts !
Elle criait ces mauvaises paroles avec une passion sincère, saisissante.
Pauvre bambin inerte ! « Tous les défauts » Il ne parlait pas, n’agissait pas, il ne cherchait qu’à se cacher ; sitôt lâché par sa mère, il se réfugiait effaré dans les jupes de la maitresse présente. Pareil à un chien qui discerne les personnes amies des bêtes, il m’avait devinée, sa préférence était pour moi
On peut plaisanter une fois et n’être pas disposée à continuer indéfiniment.
...Tricot [...]est en guenilles : sa chemise passe au derrière, ses genoux de pantalon sont arrachés, son tablier sans bouton échappe aux épingles, sa figure est en mauvais état, ses cheveux semblent avoir servi à balayer.
Virginie, la cantine ?
– Madame, maman m’avait donné mes deux sous, mais, en route, v’là papa qu’avait plus de tabac, alors, il m’a dit : « Tu raconteras à l’école que tu les as perdus. »
– Si tu veux me garder encore, je te mènerai voir où qu’on vend des gâteaux… tu sentiras comme ça sent bon… tu verras qu’on met du sucre dessus avec une boîte à sel… tu verras…
J’éteins le bec de gaz au-dessus de ma tête et je me moque :
– Tu verras… tu sentiras… en v’là un beau régal.
– Je… je te raconterai une histoire, veux-tu ? Je te raconterai la fête de Ménilmontant ; pendant ce temps-là, maman arrivera.
– Non…
– Dimanche, je t’emmènerai à la fête. Tu verras les manèges de cochons, il y en a de gros comme un cheval… et des noirs… mais les blancs sont bien plus drôles, avec la queue en ficelle…, et tu sais… la tête remue pour de vrai !
– Non.
Quel malheur, quand la normalienne ne pénètre pas dans les ténèbres des petites intelligences, ou quand elle ouvre aux enfants un aspect trop compliqué de son intelligence, à elle ! On croirait voir quelqu’un offrir de bonne foi des couleurs à un aveugle et attendre qu’il choisisse.
– Et moi, tu ne m’aimes pas non plus ?
Silence. Il crache moins loin. Puis, un signe furtif, entre nous deux seulement, indiquant que, tout de même, il a un sentiment pour moi.
– Tu m’aimes parce que je te donne des bonbons ?
– Non.
– Parce que je t’apporte ta gamelle, je te débarbouille ?
– Non.
– Pourquoi alors ?
Il me regarde, mécontent, rechigné, puis, les paupières baissées, il dit sans amabilité :
– Parce que y a des images dans tes yeux.
– Tu aimes bien ta mère ?
Signe de tête négatif.
– Comment ! tu n’aimes pas ta mère ?
– Non, a’ m’bat. (Brèche-dents, il crache à distance, en soulevant à peine les lèvres.)
– Et ta tante, que j’ai vue une fois, tu l’aimes ?
Hochement négatif.
– A’ m’bat.
– Et ta grande sœur ?
Même jeu.
– A’ m’bat.
Il crachote froidement, d’un air de millionnaire qui regrette mais ne saurait vous accorder ce que vous demandez.
– Et ton père ?
– Y bat maman… il lui jette les assiettes à la tête, elle lui rejette les morceaux
Par compensation, aucun tableau poétique du monde ne saurait être égalé à celui offert par la mignonne Louise Guittard, la tête penchée sur l’épaule, les yeux en velours, les lèvres tuméfiées, chantant de toute sa bonté convaincue :
Petit papa, c’est aujourd’hui ta fête…
Des oreilles décollées deviennent si drôles, montrées par un gamin qui glapit :
– Madame ! i’ n’a pas lavé ses garde-crotte !
En a-t-il fallu des réitérations pour que des coins de visage restent de travers, pour que les joues gardent l’air giflé, pour que l’apparence de renifler des larmes s’installe définitivement, même quand l’enfant rit !
Petit papa, c’est aujourd’hui ta fête…
J’avais des fleurs pour couronner ta tête…
Cette fois, un père amenait sa fille à force de gifles et de poussades ; une troupe d’élèves accourus de tous les bouts du quartier formait cortège ; il y eut un envahissement tumultueux. L’enfant battue fut projetée la première dans le préau. Je l’ai vite prise par le bras et conduite au lavabo, sa figure de pauvre mouton, barbouillée de larmes, était enflée, labourée d’ecchymoses.
C’est abominable ce qu’il a fait là, et il n’a pas d’excuse, il venait de déjeuner ; et quand même il aurait eu faim, jamais, jamais il ne devait manger les petits oiseaux.
Mistigris rampait, levait à moitié sa tête sournoise ; il voulait faire croire qu’il ne savait pas : on lui avait appris que c’était bien d’attraper les souris, alors il attrapait toutes les petites bêtes.
Non ! la dame disait qu’il ne devait jamais tuer, même des souris ; car les souris sont de pauvres animaux qui ne font pas grand dégât.
Et elle le chassa en jetant son dernier caillou :
– Allez-vous-en, vilain monstre !
Par ce froid terrible, les enfants apportent des têtes violacées et pochées d’ivrognes pleurards. Des petites filles clopinent raidies, cassées en deux comme des vieilles, les mains ramenées au creux de l’estomac, un panier au coude, au lieu de cabas. Je dénoue les grands fichus de laine attachés derrière le dos ; des avortons allongent leurs mains tuméfiées devant mon tablier bleu, comme ils les approcheraient d’un poêle brulant.
...il enfonce sa tête dans mon tablier, frotte ses cheveux, relève son museau qui voudrait lécher et, plusieurs fois, avant d’atteindre sa place, il se retourne, s’arrête sur une patte et me contemple, souriant de bonté espiègle.
– Chantons !
On dit qu’il est un petit vieux
Cent bouches s’ouvrirent, rondes, d’où jaillit un son unanime :
On dit qu’il est un petit vieux
Qui vient le soir jeter du sable
Dans tous les pauvres petits yeux
Des enfants qui sortent de table.
Je l’ai compris plus tard : dans les bureaux, j’aurais dû rire bêtement et complaisamment en tortillant la pointe de mon corsage, les paupières baissées, l’air subjugué ; j’aurais dû peut-être laver moins mes mains, répandre sur ma robe un peu d’eau-de-vie, de façon à présenter l’odeur de ma condition ; sait-on les choses qui donnent confiance à l’administration ?