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Citations de Léonor de Recondo (1079)


Apollonia avait erré toute la journée, Magdalena rangé le salon et,
quelques instants avant que Jordan ne la surprenne dans sa contemplation
du canal, elle pensait à repartir. Dès le lendemain, reprendre la route, aller à
sa répétition de mercredi matin, l’air de rien, et se contenter de ce qu’elle
avait découvert.
Ma mère est en vie, le reste, ses mystères, ne m’apprendront rien. Ses
secrets lui appartiennent. J’abandonne. Mes tentatives d’énumérations sont
vaines. On ne sait jamais rien de l’autre. On espère simplement qu’il soit.
En fin d’après-midi, la maison était parfaitement ordonnée. Les chats
déroutés se cachaient sous les fauteuils, Magdalena assise devant la table se
servait un verre de vin qui, en deux jours, s’était oxydé. Il lui fallut trois
gorgées pour ne plus faire la grimace. Elle trempa un biscuit dedans qui
s’effrita. Elle le rattrapa de justesse, le laissa fondre dans sa bouche.
Quand elle pensait à Jordan, elle se disait qu’il faisait partie de cette
parenthèse et, que par sa présence, il lui donnait la certitude d’avoir été ici.
Il était le témoin de leurs retrouvailles.
Et Isidore ? Elle aurait pu le prévenir. Je suis avec Apollonia. Mais
pourquoi lui-même ne s’en était-il ni chargé ni soucié durant toutes ces
années ? Elle a toujours soupçonné son père d’en savoir plus, de lui avoir
caché des choses.
Le lien s’était tellement dégradé entre le père et la fille, qu’ils ne
s’appelaient que pour les anniversaires et Noël.
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Il conduit vers Calonges sans tire-bouchon ni bouteille, rien qui
viendrait préméditer sa visite. Quand il arrive, elle est debout près du pont à
contempler le canal qui passe sous la construction de métal.
Il s’approche, elle le regarde. Ni sourire ni joie dans ses yeux.
Et tout s’effondre en lui, la jungle, les corps, le désir, sa peau, sa
douceur, la tendresse qui le traversait un instant auparavant. Tout se noie.
Elle lui dit, ce n’est pas le moment, Jordan, je m’excuse.
Avant de se perdre à nouveau dans la contemplation de l’eau, et lui de
repartir sans un mot.
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cette journaliste, je l’avais croisée dans des soirées, toujours
sympathique, un peu trop ;
une femme qui croit qu’avec trois questions, elle peut te retourner, te
rendre aussi transparente qu’un lac suédois, qu’elle pourrait te piquer à vif,
et qu’une vérité en sortirait, une vérité que tu n’aurais jamais dite à
personne, qu’elle serait la première à obtenir ;
je l’ai vue venir, préparer le terrain avec ses sourires appuyés, pleine
d’éloges, je pensais qu’elle m’interrogerait sur mes amours, celles avérées
et peut-être même celles cachées, mais toi, ta disparition, ça m’a fauchée
comme une herbe au vent, j’étais estomaquée par son intrusion dans un lieu
si intime ;
ta disparition, je n’en parle pas, et si je le fais, je suis la seule à en
avoir le droit, l’unique pouvoir que j’ai sur cette histoire-là, c’est de la
raconter, tout le reste m’échappe, et ce pouvoir, aussi modeste soit-il,
personne, personne n’est autorisé à se l’octroyer ;
alors, je me suis levée et je lui ai dit d’aller se faire foutre ;
avec panache et bien fort, d’aller se faire foutre ;
ça ne m’a pas protégée de la peine, mais ça ne me faisait pas peur ;
Antigone n’a peur de rien ;
"Ceux-ci avoueraient tous que mon geste leur plaît sans la peur qui leur
tient la langue prisonnière."
comment t’expliquer comme Antigone m’a guidée ?
si elle pouvait enterrer son frère sans craindre de mourir, alors je
pouvais t’enterrer sans craindre de vivre ;
les pièces, les rôles sont comme des petits trous en moi, des espaces où
je peux respirer, des bulles d’air, qui s’élèvent d’un endroit verrouillé par
ton départ, avec lequel il fallait que je vive, vivre tout en l’évitant, l’éviter
en sachant qu’il existe ;
je pouvais en parler avec d’autres mots, d’autres peaux ;
avec Sophocle, je me suis trouvée malléable, un bout de glaise qu’on
pouvait triturer, écraser, étirer ; je prenais toutes les empreintes, les marques
des mains qui me tenaient, parce que je n’ai pas peur, parce qu’il y a une
part de l’orgueil d’Antigone, que je comprends, et qui m’apprend, moi ;
avec toi en creux, parce qu’Antigone, c’est quoi sinon l’hommage à
l’absent bafoué ? tu es mon absente, tu étais mon absente ; et je croyais
pouvoir tout supporter puisque j’avais survécu à ton départ ; des histoires
d’amour crues, tellement crues ;
un metteur en scène pendant des années, je l’ai rencontré quand je
sortais du conservatoire, j’avais 24 ans et lui autant de plus ; il a tout de
suite vu la brèche, c’est son métier de voir la brèche, de considérer que c’est
quand tu parles de cet endroit-là que tu es la meilleure, là où tu es le plus
fragile, et toi, tu y crois aussi, parce que la brèche, c’est ce que tu as
toujours voulu cacher, mais en même temps, ça te rend furieuse que
personne ne reconnaisse la force que tu déploies, à chaque instant, pour
vivre comme si de rien n’était ; sans la brèche, tu n’es rien, et lui le sait ;
d’abord, il m’a dit que cette brèche, c’était ce que j’avais de plus beau,
pas la peau, les seins, les cheveux ni la bouche, pas ma beauté visible ; non,
il me répétait que cette apparence était un leurre, que la flamme à laquelle il
se brûlait était ailleurs ;
il était celui qui pour la première fois comprenait, ne se méprenait pas
sur ce que je croyais invisible ; il me répétait, je suis l’œil du prince ;
ensuite, il m’a persuadée que cette brèche me rendait unique ; n’hésite
pas, plonge, je te tiens, tu peux te désarmer, me disait-il ; plus je me
désarmais, plus il l’exigeait ; sur scène, ce n’était jamais assez profond,
assez juste, assez abandonné ; dans l’oreille, il me chuchotait, tu peux tout,
je le sais, je te l’ordonne, tu ne peux pas tomber ;
et j’ôtais armures, pelures, les unes après les autres, je restais à vif ; et
le succès venait ; et dans l’oreille, il me disait, tu vois j’ai raison, fais-moi
confiance, sois ma glaise, laisse-toi faire, il n’y a qu’une seule manière
d’être nue, c’est entre mes mains ;
j’étais dépliée sur scène, repliée dans la chambre ;
et ça se brouille, ça s’emballe, devient incohérent, il se prend pour toi,
tu ne peux plus vivre sans lui puisqu’il t’a dit que tu pouvais t’exposer sans
risques, mais seulement dans sa grâce à lui ; et il voit toute cette lumière qui
ruisselle sur toi, ça le rend à la fois heureux et fou, ton succès ;
et il te plie de plus en plus dans la chambre, en deux, en quatre, en
huit ;
tu n’es plus qu’un tas recroquevillé ;
je ne sais pas quand j’ai compris, un regard, un geste, et tu découvres
soudain que cet amour a la même racine que la haine, que la fleur hésite
entre pétale et épine ; et tu prends peur, tu réalises que tu n’es pas la
sculpture d’un autre, que c’est toi qui t’échafaudes de l’intérieur ;
et tu pars ;
tu avais oublié ta force ;
tu ne demandes pas ton reste, tu laisses les affres, les serments, les
menaces, et toutes leurs répliques ;
et tu claques la porte ;
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Magdalena range la revue. Elle pourrait la mettre sous le nez
d’Apollonia jusqu’à obtenir une réponse. Depuis quand tu t’intéresses à ce
que je fais ? Pour conclure par : pourquoi es-tu partie ?
Non, ne surtout pas prendre le risque de briser leur douceur, même si
elle est grevée de silence. On verra plus tard, le moment venu.
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Les ruines. Apollonia dormait, elle se sentait bien, enfin loin. Elle
pensait à sa fille et puis l’oubliait. Pendant ses brefs moments de lucidité,
elle se disait qu’Isidore ferait mieux sans elle, que Magdalena était en
sécurité avec Marcelle&Michel, que cette histoire, la sienne, le mensonge
de son identité, s’arrêterait avec elle. Grâce aux médicaments, plus de
ruines, plus de guerre, plus de frontières et une vie libre pour sa fille.
Qui peut se figurer Apollonia dans la grande salle commune, les jeux
de cartes, la cantine, les plateaux-repas, la chambre triste, les cris la nuit, les
amitiés folles ? Une nouvelle famille. La barrière qui s’érigeait avec le reste
du monde et l’impossibilité de la franchir.
Apollonia perdait la notion du temps. Elle était avec eux, ses parents,
sa famille, son enfance tendre, avant l’hiver de Łódź, la neige, la chute du
train, et l’oubli. L’oubli qui la sauve et la détruit à la fois.
Apollonia se glissait dans l’enveloppe de papier kraft en se disant
qu’elle y passerait le restant de sa vie, à la recherche des visages du temps
perdu.
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La chambre. Cette pièce l’inquiète. Dans la cuisine, le tri était simple,
des détritus et de la vaisselle sale, alors qu’ici, il y a des journaux, des
papiers, des lettres même pas décachetées. Elle se demande si elle a le droit.
Elle a peur de ce qu’elle peut trouver. A-t-elle vraiment envie de savoir ?
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Apollonia et Magdalena, sur le lit défait, commencent de se rejoindre.
Je vais m’occuper de toi.
Magdalena lui prend la main plus fermement. Le toucher est doux, la
main d’Apollonia fragile, un oisillon tendre, les os pourraient se briser sous
la peau plumée.
Maman, je vais te laver.
Apollonia la regarde maintenant, mais semble ne pas comprendre, ses
yeux peinent à la fixer.
Viens.
Magdalena se lève, debout devant sa mère toujours assise, elle lui
prend l’autre main.
Viens.
Et, dans un mouvement lent, Apollonia se lève à son tour. Elles se font
face.
Viens.
Elle la soutient par l’épaule, délicatement.
Dans la salle de bains, alors qu’Apollonia attend, Magdalena lui dit,
est-ce que tu veux que je t’aide à te déshabiller ?
Apollonia ne bouge pas, les yeux dans le vague. Qui a déshabillé sa
mère, le moment venu ? Qui a posé un dernier regard sur son corps nu ?
Maman ? Je vais t’aider.
Et Magdalena le fait, comme si ce geste avait toujours eu lieu. Elle
l’aide à retirer le pull et son haut en polyester, puis elle s’accroupit, afin
qu’Apollonia s’appuie sur ses épaules pour ne pas tomber. Elle enlève le
jean et la culotte en coton, laisse les habits en tas.
Apollonia semble soudain toute petite, chétive, les jambes pâles, les
poils de son pubis sont blancs, sa taille n’est pas marquée, elle monte toute
droite des hanches aux côtes, alors que ses seins s’étendent sur son ventre.
C’est la première fois que Magdalena voit sa mère nue.
Elle murmure à présent, viens.
Quelques pas jusqu’à la baignoire. Magdalena l’aide à enjamber le
rebord. C’est plus simple qu’elle ne l’aurait imaginé de laver sa mère à
l’eau tiède, c’est même tendre.
En passant le savon sur le ventre, elle pense, je suis née là, de cette
peau.
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Magdalena la voit, jambes ballantes, qui mange des biscuits à même le
paquet. Elle s’assoit à côté d’elle sur le matelas.
je me souviens que tu aimais les gâteaux ;
je me souviens quand j’étais toute petite et que tu faisais des sablés au
pavot ; ça me revient d’un coup le goût ;
Apollonia continue de manger ses biscuits, les uns après les autres, le
regard dans le vide.
ça me revient d’un coup le goût ; je te vois dans la cuisine, les mains
pleines de farine et comme tu souriais ; ça, c’était avant, quand je croyais
que rien ne pouvait nous arriver ; quand j’aimais encore aller chez
Marcelle&Michel en vacances ;
j’étais insouciante ;
je ne savais rien ;
Les épaules de Magdalena se voûtent, elle s’affaisse un peu sur elle-
même.
je les ai détestés ; j’en ai voulu d’abord aux vieux, je pensais que
c’était de leur faute, qu’ils n’avaient pas su te garder, pire, qu’ils avaient fait
en sorte que tu partes ; Michel avec ses yeux mouillants et elle à gueuler ;
toi, tu étais comme une reine triste ; on aurait aimé te protéger, se
battre pour toi, mais tu ne nous laissais pas approcher de ta tour ;
après j’en ai voulu à papa, pas tout de suite, mais une fois qu’il est
parti lui aussi, je me suis dit qu’il avait sans doute tout manigancé, que ça
l’arrangeait bien, une de perdue, dix de retrouvées ;
et moi ? qui me retrouverait ? on s’en foutait bien ;
Apollonia, muette, a cessé de manger des biscuits, le paquet est vide
sur ses genoux. Magdalena l’observe.
ça devait être de ma faute, d’une manière ou d’une autre de ma faute ;
Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a
plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris comme un rat, avec tout le ciel
sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, – pas à gémir, non, pas à se
plaindre, – à gueuler à pleine voix ce qu’on ne sait peut-être même pas
encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi.
elle m’a sauvée ma première Antigone ; tu imagines entendre le chœur
dire ça après ta disparition ? je n’avais plus qu’à me laisser aller, à être
porte-parole, ils semblaient tellement justes ces mots, tellement puissants ;
alors que ma réalité était nulle, rasée, absente ;
j’avais beau gueuler à pleine voix, tu ne revenais pas ;
j’ai des tas de fragments de texte en mémoire ; je les appelle mes
débris ; je ne les ai pas écrits, mais je les ai appris, ils se sont incrustés dans
le dur de mon cerveau ; et ça surgit toujours au moment opportun, sans crier
gare ;
Tu as fini les gâteaux ?
Magdalena saisit le paquet vide, carton déchiqueté, barquette en
plastique sortie.
Tu les caches où ? Je n’ai rien trouvé dans la maison.
En prenant la boîte, elle a frôlé la jambe d’Apollonia, ça lui a fait
comme une décharge électrique. Apollonia n’a pas bougé.
Maman, tu es vivante ? parce que je ne sais plus très bien…
Avec appréhension, Magdalena maintenant touche la main de sa mère,
lentement, elle la pose sur la sienne, elle voudrait vérifier.
maman ;
La main. Et Apollonia, si loin, frémit quand la grande paume de sa
fille se pose sur sa main fripée. Apollonia pense à celle de sa mère qu’elle
n’a pas pu toucher. Elle pense à la main de sa mère qui était sortie de sa
mémoire et qui était revenue dactylographiée dans l’enveloppe. Elle aurait
voulu sentir sa paume une dernière fois. Elle aurait voulu voir sa peau, son
regard avant qu’elle ne meure. Qui s’est octroyé le droit de la dernière main
posée ? Ça la hante. Trop de mains peuplent son silence.
Elle perçoit le toucher de Magdalena sans savoir tout à fait de quelle
femme il s’agit. Si elle se retournait et l’observait pour de bon, elle se dirait
que c’est peut-être sa mère qui est revenue, sa mère assassinée là-bas, si
loin, en Pologne. Si loin, qu’elle l’a oubliée. Si loin qu’elle a cru être une
autre. Une autre histoire, des parents différents. Passé occulté, tassé,
congédié.
Apollonia s’est perdue entre les lignes dactylographiées. La lettre lui
décrivait quelque chose qui ne pouvait pas exister sans l’interdire à la vie,
l’anéantir. La tuer.
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Elle marche sur un chemin qui ne ressemble en rien à celui du canal,
mais qui l’est par le pouvoir du rêve. L’heure est au crépuscule, entre chien
et loup. Une brume humide recouvre le paysage. Magdalena marche seule,
habillée comme lors de sa fuite, escarpins compris, chevilles qui tanguent
sur les irrégularités du sol. Ses cheveux sont complètement blancs. C’est
bien elle cependant, à son âge actuel, qui se dépêche sur le chemin. Elle doit
faire vite, quelqu’un pourrait la rattraper. Qui et pourquoi ? Sensation
d’oppression, elle a peu de temps. Soudain, une grande prairie toujours
noyée dans la brume s’ouvre devant elle. À chaque pas, Magdalena se
baisse pour ramasser un à un les cailloux qu’elle a semés jusqu’à la maison
éclusière pendant des années. Des milliers de cailloux gris qu’elle jette au
loin pour être sûre de se perdre et de ne jamais retrouver son chemin.
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L’amour qu’ils viennent de faire lui offre une joie inattendue. Sa vie,
ces jours derniers, n’en fait qu’à sa tête, la ballotte d’un lieu à l’autre, d’un
temps à l’autre. Elle pense aux luxueux hôtels où elle a souvent séjourné,
aux literies moelleuses, sourires polis, bouquets déposés à son attention au
concierge. Son image et sa notoriété sont ici balayées. Jordan ne l’a pas
reconnue, et ça lui plaît.
Elle a toujours été attentive à ne pas oublier d’où elle venait, à
continuer de prendre le métro, faire ses courses, aller au marché, en se
cachant parfois derrière lunettes et bonnet quand elle était à ses heures
glorieuses du cinéma. Il y a dix ans ou un peu plus, elle a perdu le compte
de ces descentes et redescentes, elle avait été envahie par un grand vague à
l’âme, pour ne pas dire dépression. Une histoire d’amour qui se finissait
mal avait tout déclenché. Elle ne supportait plus l’écartèlement entre les
sourires d’obligation, ce qu’on attendait d’elle tout le temps, vraiment tout
le temps – elle pense que les autres ne comprennent pas ce que veut dire
tout le temps. Sourires figés, photos, creuset de désir, puits à fantasmes,
coquille vide, mots gaspillés, tirades ratées, engrenage putride. Je ne suis
pas celle-là, mais je suis forcée de l’être, je gagne ma vie comme ça. Je
laisse croire que mon image est une et bien lisse, sans aucune suture, alors
que dedans je ne suis que fragments épars.
Elle s’épuisait, avait claqué la porte, elle finissait toujours par claquer
la porte. C’était sa force. Pendant des mois, elle ne répondait pas au
téléphone. Elle s’en foutait, elle disait, je m’en fous. À Adèle, elle répétait,
laisse-moi tranquille.
Et puis, l’envie revenait. Elle ne savait jamais par quel mystérieux
mécanisme elle sombrait et refaisait surface, mais l’un comme l’autre
advenait. Elle mettait du temps à remonter la pente, à se regarder dans la
glace sans dégoût, à se reconstituer une image qui lui semblait potable, à
retourner sur les planches, à accepter d’être aimée pour ses rôles, à ne pas
croire tout le monde hypocrite et servile.
Quand elle rappelait Adèle, elle demandait ce qu’elle avait à lui
proposer, du théâtre, pas de cinéma. Adèle riait, elle la connaissait avec ses
sautes d’humeur, alors elle laissait filer, elle savait qu’un jour ou l’autre,
elle changerait d’avis, qu’on ne se défait pas si facilement de l’œil de la
caméra qui caresse si bien, qui creuse parfois, mais qui caresse. Elle
acquiesçait, d’accord, tout ce que tu voudras, Magda.
Et Magdalena reprenait vie un temps, jusqu’au gouffre suivant.
Ce soir, c’est autre chose, elle retourne à son origine. Il n’y a ni gouffre
ni planches. Dans ce présent, qu’elle goûte sans pudeur, il y a un couloir
encombré avec une tente plantée.
Le chat noir la rejoint, il marche sur les jambes de Magdalena, se frotte
un peu à ses mollets, puis s’allonge près d’elle et entreprend sa toilette. Elle
sourit, somnole, se demande si Apollonia se lèvera cette nuit, si elle butera
contre la toile, si elles auront des rêves en commun. Un lieu de l’inconscient
où elles pourraient se rencontrer et se raconter.
Il y a quelques mois, Magdalena avait consulté, par téléphone, une
voyante, sur les conseils d’une amie qui lui avait dit, tu verras, elle est
géniale ! Et cet argument lui avait suffi. Elle se sentait de nouveau perdue,
la dépression la guettait, et ce nouvel abattement l’inquiétait. L’histoire
d’amour qu’elle vivait la décevait. C’était toujours la même chose, la
répétition des idylles précédentes, elle se trouvait prise au piège de l’ombre
et de la lumière. L’impossibilité d’être reconnue dans sa vie intime,
d’exister officiellement. Reconnue comme actrice, niée en tant que femme.
C’était ce qu’elle ressentait profondément. Un paradoxe absurde,
inimaginable pour les autres, qui l’exténuait.
Sur une impulsion, elle avait appelé. Sa question était simple : est-ce
que cette crise est passagère ou définitive ? Elle avait ajouté sans ciller, je
suis prête à changer de vie, de lieu, à tout foutre en l’air, moi comprise. Et
la voyante, sibylline, après avoir tourné autour du pot, lui avait prédit :
bientôt, il y aura un avant et un après.
Magdalena s’endort sous sa tente, en se disant qu’elle est au « et ».
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C’est au milieu de la cuisine qu’il l’embrasse. Entre les croquettes
pour chat, la table où s’empile la vaisselle et le néon au-dessus de l’évier.
C’est là, dans le foutoir de ma vie.
Magdalena voit à la suavité de son regard qu’il s’apprête à la prendre
dans ses bras.
À cet instant, Magdalena fracassée, en mille morceaux dedans, bribes
de Sophocle, lambeaux d’Antigone et de roses, laisse le geste se faire.
Main qui saisit sa tasse et la pose, regard qui s’est suspendu au sien, un
bras qui se déploie pour entourer sa taille, l’autre qui, avec la même
ampleur, vient l’étreindre, l’approcher jusqu’à ce que poitrine contre torse
soit, et que leurs lèvres dans ce mouvement, à l’unisson, se touchent. Les
lèvres sont goulues, dans ce baiser à la fois inattendu et tendre, avec ce qu’il
fait naître d’espoirs, de répit, d’abandons, ce que ces mots comportent
d’ambivalence et d’épreuves, de brides abattues, puis perdues. Joie
d’explorer un nouveau monde, celui de l’autre, ce qu’il promet d’irrésolu et
de grâce, lorsque les peurs se recroquevillent au cœur de ce baiser, le
premier. Magdalena dedans fracassée, mille morceaux à terre, le foutoir,
Magdalena nuque relâchée et yeux clos, livre sa bouche entière.
Lui est à l’affût des secondes. Il a senti, contre son avant-bras, la taille
ployer, le basculement de la colonne vertébrale, une cambrure se creuser,
puis à l’approche des hanches, le pubis s’incruster à sa cuisse, et les seins
simultanément se poser. Alors les digues lâchent, sa timidité valse aux
orties. Il est devancé par son geste.
Quand les seins touchent son torse, quand il devine les côtes de
Magdalena qui se soulèvent pour respirer, corps vivant contre le sien, il
réalise qu’il l’embrasse. La rencontre des deux souffles agit comme une
déflagration. Explosion du désir chez lui, perte de tous repères
géographiques, temporels, rien sauf elle dans ses bras, et l’envie folle, par
folle Jordan entend impérieuse et ardente, de parcourir ce territoire
nouveau, encore inconnu quelques jours auparavant, dont l’existence lui
échappait, et qui maintenant le dévore tout entier – pensée obnubilée et
obligée par cette femme. À sentir la palpitation de la poitrine contrainte
sous les habits qui la recouvrent, son imagination se déploie en vertiges.
Vertige de sombrer dans ce corps inexploré, de caresser sa peau, il a déjà
pris ses fesses à pleines mains – la connaître avec ses paumes. Grâce aux
fesses qu’il agrippe et à l’empreinte des seins, il cède à la fureur de son
désir qui détruit la cuisine et son foutoir, la maison éclusière et ses volets
fermés. Décombres aussitôt balayés par une réalité plus belle encore :
l’apparition d’un monde vierge réuni fragment après fragment dans
l’étreinte.
Une jungle maintenant flamboie sur les ruines du précédent.
Les respirations s’altèrent, se saccadent, puis s’imbriquent, se posent
un instant dans le creux de l’oreille avant de percer un lieu tendre de leur
conscience qui s’ouvre pour bientôt se dilater.
Magdalena effleure le cou de Jordan, passe son doigt dans le sillon de
la nuque à la base du crâne, dérivant lentement. Elle se dit, je suis sur un
radeau. Elle se voit en pleine tempête sans autre boussole que ce baiser qui
la maintient debout contre lui.
La jungle se déploie à la vitesse de la lumière, faisant voler en éclats
non seulement la maison, mais aussi le canal et les champs environnants,
pour déposer délicatement Magdalena sur la banquette arrière de la voiture
blanche.
Sans trop savoir comment, corps titubants, mains tenues, yeux attentifs
aux obstacles, Jordan l’a menée vers sa voiture, ouverture à distance,
connaissance précise de l’habitacle pour l’avoir de nombreuses fois
pratiquée. Il l’allonge. D’un geste rapide, elle est jambes nues.
Ébloui par la blancheur de cette peau, incrédule face à ce sexe offert, il
y plonge la langue.
Un baiser dans le baiser.
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Magdalena voit ses membres rougir. Elle passe tout son épiderme à
l’épreuve de la chaleur. Une légère brûlure colore son ventre et sa poitrine.
Sentir sa peau comme sa matière première lui permet de se délimiter, de
revenir à elle, de se savoir saine et sauve dans son corps, sans égratignures
ni entailles, dans son intégrité.
Elle n’a pas peur des coups que pourrait lui porter Apollonia, non, elle
a peur de ceux qu’elle pourrait se porter à elle-même. Une saturation
d’émotions qui ne se résorberait que par un écoulement de sang.
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Tout l’attirail du campeur gît dans le couloir. Magdalena veut dormir
sous la tente. Elle se dit que ça la protégera un peu des fantômes, des chats
et de sa mère. On ne sait jamais.
Au croisement donc, encombrant l’espace et empêchant le passage, la
tente est dressée, Magdalena remet matelas et duvet dedans. Elle a
maintenant sa chambre dans la maison d’Apollonia.
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Le temps d’un instant, dans le petit miroir rectangulaire du
supermarché, elle voit l’intérieur de sa gorge serrée, rouge, elle voit son
poumon chasser l’air à un rythme rapide, son cœur, aux mouvements de
pompe réguliers, irriguer tout ce qui est invisible, tout ce qui est maintenu
ficelé par la peau, tendu et prêt à jaillir à la moindre égratignure, à la
moindre entaille. Un monde grouillant dans les tréfonds de sa gorge alors
qu’elle aligne un à un les articles sur le tapis de caisse, en se disant, elle doit
être encore allongée, elle m’attend, elle m’a entendue, elle n’est ni aveugle
ni sourde, elle est juste folle.
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Et Magdalena se souvient de Sophocle, de ses amis, de sa chambre, de
son lit, et ces images freinent un instant sa course intrépide à l’assaut du
foutoir. Une vie maintenant détachée d’elle, et elle doute d’avoir la force
d’y retourner, alors qu’Apollonia est vivante, et qu’elle-même est à nouveau
une enfant, une fille.
Maman, elle peut lui dire maman.
Et la route qui l’attend les jours prochains est vierge, papier blanc,
feuille immaculée. Et son agenda ailleurs est couvert de rendez-vous, de
points d’exclamation, de panneaux de signalisation. Existe-t-elle encore,
cette Magdalena qui se déplace d’un lieu à l’autre de Paris avec des horaires
de début et de fin, avec ou sans texte, rencontres professionnelles ou
amoureuses ? Est-il possible que sa vie soit bouleversée alors que celle de
ses proches reste inchangée ?
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Apollonia est toujours allongée, ses yeux sont fermés, elle semble
s’être endormie. Magdalena ne doute pas d’avoir été entendue. Comprise
elle ne le sait pas, mais entendue, elle en est certaine.
Elle reste longtemps assise, la tête posée sur les genoux, les yeux clos,
les reins soutenus par le mur. Ses mots circulent, ils viennent se glisser dans
le silence d’Apollonia. Il y a de l’hostilité, de la colère, mais aussi de la
lenteur et une douceur inattendue. La possibilité d’être avec elle et de le lui
dire.
Ce qu’il faut, à présent, c’est s’apprivoiser. Chaque pas compte,
chaque geste, chaque mouvement pour se rapprocher.
Magdalena regarde la pièce, elle va tout nettoyer, ranger. C’est une
attaque, une conquête en bonne et due forme. Prendre le territoire pour le
comprendre.
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j’ai cru que tu étais morte ; j’ai cru qu’il ne pouvait pas y avoir d’autre
raison à ta disparition ;
tu sais ce que c’est la disparition ? tu le sais vraiment ?
c’est quand il n’y a rien, pas de corps, rien ; aucune réalité à toucher ;
pas de cadavre, rien ;
au début, tu te dis que s’il y a disparition, il y a réapparition ; c’est
tangible, tu aimes, tu y crois, tu as soudain foi dans tout ce qui est tangible ;
alors, tu attends ;
je t’en voulais, j’en voulais à tout le monde, mais je t’attendais ; je leur
demandais où tu étais ;
chaque jour, elle est où maman ?
silence ;
le silence, c’est un peu comme la disparition ; tu guettes des mots qui
viendraient le briser, et quand ils ne viennent pas, tu te répètes en boucle la
dernière phrase qui a été prononcée ;
ma dernière phrase à moi, c’était une image : toi sur le lit, comme
aujourd’hui ; toi sans force qui ne vois rien depuis longtemps, qui ne parles
à personne, même pas à ta fille ;
tu t’en souviens ?
je suis là, tu me vois ?
non ;
des décennies à essayer de t’oublier ; tu étais une braise dans ma
mémoire et je voulais qu’elle se consume le plus lentement possible, qu’elle
ne détruise pas tout, d’un coup de flamme, lance-flammes, roquette, ce que
tu voudras, qu’elle ne détruise pas tout ce qui l’entourait ;
j’en ai pris des chemins de traverse pour éviter le moindre mouvement,
pour t’éviter ;
je croyais que tu rentrerais pour moi, parce qu’on ne quitte pas sa fille ;
on ne te l’a jamais dit ?
on ne quitte pas ses enfants ;
on reste ;
on m’a répondu que tu étais partie te reposer ; te reposer ? te reposer
de quoi ? qu’est-ce que tu faisais en haut à part te reposer ? le lit n’était pas
assez grand ? on te dérangeait peut-être ?
j’ai cru à une blague ; et j’ai compris que non, et après, je n’ai plus rien
compris du tout ; je pleurais, j’étais en colère ; tout le monde me mentait ;
pourquoi on me mentait comme ça ?
j’ai cru que c’était ma faute, que je devais le mériter, quelque chose qui
ne tournait plus rond, un boulon qui avait dû sauter et tout l’engrenage
s’était grippé ;
j’ai cru que j’étais le boulon ;
j’ai tout fait pour penser à toi le moins possible ; partir à Paris, faire du
théâtre, ne presque plus parler à Isidore, à Marcelle&Michel ; tu t’en fous
de savoir ce qu’ils sont devenus ?
j’ai coupé les ponts ; tu avais décidé de me laisser seule, alors autant
l’être avec ceux que je choisirais ; mais comment choisir quand on se sent
insignifiante ?
je me trompais d’amis, d’histoire d’amour ; ça venait confirmer les
raisons de ton départ, lui donner même de bons arguments ; pourquoi
serais-tu restée pour si peu ?
j’avais le droit d’être mes rôles, c’est tout ; sur scène j’étais libre,
partout ailleurs, enfermée ; ce serait trop simple de réduire mes échecs à ton
départ, ce serait trop simple de dire que je ne me suis jamais autorisée à
aimer parce que tu étais partie ;
cause à effet ;
or tout est complexe, épais, j’ai bifurqué, j’ai nagé dans le brouillard,
j’ai été heureuse, terriblement parfois ; tu n’avais plus d’importance, je
faisais sans toi ; et personne ne s’apercevait du brouillard ; je donnais le
change avec le succès ; dans la rue, les sourires appuyés de ceux qui
pensent te connaître, alors que tu ne connais rien de toi-même ;
je ne savais rien, sauf que je ne voulais pas d’enfant ;
pas d’enfant, pas de cet amour-là ;
pas de cet abandon ;
mais regarde-moi, aujourd’hui ;
j’ai tout laissé à Paris, je n’ai rien pris ;
un coup de fil avec une adresse, et je suis là ;
alors que je croyais avoir coupé net ;
j’ai pris le métro et le train ;
j’ai cassé le carreau ;
ça fait combien de temps que tu vis au milieu de ce foutoir ?
je suis devant toi et tu es exactement dans la même position qu’il y a
trente ans ; plus vieille, moins belle ; plus sale, au milieu du désordre ; tu es
un monstre ; un monstre gavé par l’attente ;
et moi, je te parle et je te regarde comme avant, et tu ne dis toujours
rien ;
je pourrais repartir, mais je vais rester ;
le mouvement du départ, c’est moi qui le ferai ; par orgueil, je
claquerai la porte et je rentrerai à Paris ; quand on me demandera, tu étais
où ?
je dirai, nulle part ;
j’avais imaginé la violence et le désordre, mais pas ça ;
je vais me faire une place dans ce nulle part ;
et toi, reste allongée, c’est toujours comme ça que je t’ai vue ;
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Magdalena marche et se rappelle qu’une répétition l’attend dans quatre
jours. Elle devrait allumer son portable, se raccorder au monde réel. Mais
aujourd’hui, la seule réalité qui compte est la porte close de la maison
éclusière.
Personne n’est rien avant d’être aimé.
La phrase de Rosa dans La Rose tatouée de Tennessee Williams lui
revient d’un coup en mémoire.
Elle a joué cette pièce peu après sa sortie du conservatoire, elle avait
passé l’audition et décroché le rôle de Rosa.
Magdalena sentait bien que la voix de cette adolescente révoltée contre
sa mère lui permettait de se délivrer un peu de sa propre colère. À ce
moment-là, elle croyait encore que tout ce dont elle parviendrait à se libérer,
les non-dits, les années de silence, la violence de ce silence, sa solitude, le
sentiment d’abandon profond dans lequel elle s’était trouvée, le désamour
aussi, que tout ce qu’elle exprimerait à travers un rôle la soulagerait. Elle
espérait débusquer une réponse, une raison. Chaque fois, elle était déçue. Il
n’y avait rien à comprendre.
Rosa était un masque, un beau masque de jeune fille en colère.
L’interstice entre la peau et l’artifice était délicat, et Magdalena ne tremblait
pas de le poser sur son visage à vif. Son reflet alors se brouillait,
RosaMagdaRosaMagda. Jamais, cependant, elle n’oubliait que le rôle lui
offrait un simple moment de répit. Sur scène, elle incarnait le subterfuge.
Puis de retour dans sa loge, elle laissait Rosa sur la table et, pour que
l’illusion dure un peu, allait boire des verres avec les autres comédiens –
des répliques tourbillonnant encore dans son esprit –, plusieurs bières
d’affilée, avant de rentrer chez elle, avant de se retrouver seule et nue.
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Depuis combien d’années n’a-t-elle pas eu de temps à elle ?
Minutes, heures, journées vouées aux autres, à leurs mots, à leurs
désirs. Adèle jamais à court d’arguments pour louer une production. Ce rôle
est fait pour toi ! Tu verras, insiste-t-elle. Mais Magdalena ne se leurre pas,
elle sait que c’est elle qui se fait aux personnages.
Vous imaginez chaque rôle comme une extrapolation, une exagération
d’un trait qui serait le mien ? Vous croyez découvrir une nouvelle facette de
moi, une minuscule parcelle d’un vaste portrait qui ne serait jamais
complété ? Et si je vous disais, au contraire, que chaque personnage est un
manque de plus, un effacement du trait, un détour sur le chemin, un sentier
sauvage à défricher, une bifurcation, une excuse, une halte, encore une,
pour ne pas s’approcher du cœur, du poumon, et rester en lisière de soi, de
son propre désir, se remplir du regard des autres, pour le prendre en
embuscade, le séduire, s’en emparer, afin d’éviter toujours d’être soi-
même ?
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La maison éclusière ne faisait pas partie des énumérations de
Magdalena. Elle a imaginé toutes sortes de territoires, de saisons, de
peuples indigènes. Elle a imaginé la noyade délibérée dans un fleuve ou une
rivière – elle y a songé à maintes reprises –, persuadée que sa mère avait dû
lester son corps, les poches remplies de pierres.
Quand elle entendait des histoires de cadavres repêchés, gonflés
comme des baudruches, elle voyait, le temps d’un éclair, la peau
d’Apollonia tendue et pleine d’eau. Puis l’image se désintégrait, par la
grâce de l’oubli et de sa volonté, Magdalena reprenait le cours de ses
pensées brièvement éclaboussées.
Elle avait espéré que sa notoriété lui ramène l’absente. Plusieurs fois,
elle s’était dit, alors âgée d’une vingtaine d’années, elle me verra à la télé et
elle m’appellera. Surtout après la cérémonie des Césars où elle avait été
récompensée comme révélation féminine. L’arrivée au théâtre des Champs-
Élysées, les photographes. Tous ceux qu’elle connaissait, le petit milieu, la
grande famille, tous dans l’effervescence et les angoisses.
Et puis, l’électrochoc à l’annonce de son nom.
Magdalena se lève, sculpturale dans sa robe très courte Saint Laurent à
paillettes grises, sa beauté incandescente travaillée, maquillée, coiffée, à
l’apogée de l’âge tendre. Quand les regards suspendus n’aspirent qu’à faire
allégeance, quand la caméra elle-même hésite un instant à laisser sa
pellicule s’exposer au flamboiement du visage, au grain de la peau, à sa
blancheur frémissante, aux yeux verts qui chavirent sous une larme, la jeune
femme, elle, chancelle lorsqu’une pensée se fracasse sur son corps, une
pensée qui remplace son nom par une appellation imprononçable et
interdite : maman.
Maman, murmure-t-elle en se déplaçant dans l’allée entre les fauteuils
de l’orchestre.
Maman, en tanguant sur les marches qui la mènent sur scène.
Maman, quand elle lit maladroitement le discours qu’elle a gribouillé
sur un papier. Merci, merci à tous. Sans oublier personne, sauf une.
Dans les coulisses, elle se dit, peut-être que tu m’auras vue.
Éblouissante et fragile – toi seule le sais –, fragile de ton absence. Si tu
m’as vue, tu ne vas pas résister, parce que tu es fière. Fière de mon succès.
Mais aucun signe n’était venu. À quoi bon ? avait alors pensé
Magdalena en se repliant sur elle-même et, dans l’incompréhension
générale, elle avait commencé de refuser les propositions de scénarios qui
affluaient, préférant retourner sur les planches.
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