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Citations de Léonor de Recondo (1079)


Elle étend le pull sur la brouette pour qu’il sèche. Elle le lavera et le
mettra un jour prochain. Elle pourrait encore chercher, mais ce qu’elle a
trouvé lui suffit, c’est même trop. Elle retourne à la tente, boit une rasade
d’eau, touche l’enveloppe dans sa poche et se poste de nouveau devant la
porte, paumes à plat cette fois-ci, posées sur le battant à la peinture écaillée.
Des monologues, elle en a dit, mais celui-ci est particulier. Unique
auditrice, unique tirade, porte close, mains tendues.
la dernière image que j’ai de toi, c’est sur un lit, perdue au milieu des
draps vert pâle ; j’ai l’impression que tu flottes ; je m’assois au bord du
matelas, sans enlever mon blouson, je reviens du collège et je m’assois ;
je veux tes yeux ;
chaque jour, je me persuade, en montant l’escalier, que tu vas me
regarder, m’écouter ;
aujourd’hui, c’est bon ;
et je suis joyeuse sur le chemin du retour ;
aujourd’hui c’est bon, je me dis ;
anecdotes, notes, je recommence chaque après-midi ; j’y crois ;
mais quand je referme la porte de ta chambre derrière moi tout
doucement, parce que le bruit pourrait te casser, je me dis que ce sera
demain ;
si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain et je suis prête à
recommencer sans fin ;
mais tu es partie ; sans prévenir, tu es partie ;
chaque jour, ensuite, je me suis passée de toi, tu m’y as forcée ;
j’ai respiré sans toi, tu m’y as obligée ;
du jour au lendemain ;
j’existais, je n’existe plus ;
j’étais la prunelle de tes yeux, tu deviens aveugle ;
j’étais ton cœur, il bat ailleurs ;
c’est aussi simple que ça ?
chaque jour, j’ai pensé que tu étais morte, que ce n’était pas possible
autrement ; on ne le savait pas encore, mais tu étais morte loin, tu avais
disparu dans une grande cascade ou tu t’étais perdue dans la forêt, j’avais
plein de théories sur ta mort ;
je te les énumérerai bientôt ; tu les écouteras bien sagement quand je te
verrai, quand ce sera ton tour de t’asseoir au bord du matelas ;
Tout le corps de Magdalena s’effondre le long de la porte. Elle pleure
les années passées à attendre, ces années perdues à errer à la quête d’un
amour qui viendrait combler le vide béant. Toutes ces années à croire qu’un
regard peut remplacer celui qui s’est détourné.
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Debout devant la tente, bouteille de vin à la main, Magdalena se dit
que cet anniversaire était le plus beau jour de sa vie. Ce jour-là, elle s’était
sentie protégée et choyée comme jamais. Une figurine de porcelaine posée
sur de la ouate – c’est l’image qui lui vient à l’esprit. Tout cet amour qui
l’avait irriguée, celui de ses parents qu’elle croyait inaltérable, et celui
bruyant de ses amis dans l’euphorie des cadeaux et des bonbons. Une joie
brute et entière.
Et maintenant ? Elle balaie cette question d’un geste de la main.
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Belle petite troupe. Apollonia, un peu à l’écart en robe légère, souriait
et se revoyait au Chambon, des décennies auparavant, avec d’autres enfants.
Leurs rires, leurs fous rires. Elle avait 4 ans. La petite troupe qu’ils
formaient alors, les danses, les rondes, leurs jeux. La neige de son cœur
avait fondu à l’arrivée au village. Elle avait tout oublié du voyage. Elle se
souvenait seulement du sourire de Magda, ce sourire qui les avait accueillis.
L’autre Magda. Magda Trocmé. Ils rêvaient tous qu’elle soit leur mère,
qu’elle les prenne dans ses bras, qu’elle les cajole en leur murmurant des
mots venus de loin, d’Italie ou de Pologne. Elle était belle, si belle. Par le
miracle de son regard, tout revenait à la vie. Grâce à Magda, la troupe
d’enfants n’avait plus peur. Grâce à Magda, Renée et Antoine l’avaient
hébergée. Ses parents. D’avant, elle ne se souvenait que du blanc et du
froid.
Apollonia regardait sa fille, Magdalena, fêter ses dix ans. Elle qui avait
avorté de si nombreuses fois – son jardin secret, ses enfants perdus – ne
regrettait pas d’avoir gardé celle-ci. La petite s’était accrochée. En la
contemplant aujourd’hui, ses angoisses la laissaient en paix.
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Elle aimerait boire un thé bien chaud et puis se doucher. Elle pense à
son appartement parisien, où elle aurait dû revenir après son rendez-vous
chez la dermato. La théière est restée sur la table de la cuisine – le sachet
trempe dans le fond d’eau refroidie –, assiette et couteau sales gisent dans
l’évier. Magdalena n’est pas sûre d’avoir rangé le beurre dans le frigo.
Paris, hier. Vingt-quatre heures et un basculement.
Elle se passe de l’eau minérale sur le visage, met deux paires de
chaussettes, enfile un pull sur sa chemise, ajoute sa veste. Elle veut refaire
le tour de la maison. On ne sait jamais. Peut-être qu’Apollonia est rentrée
pendant la nuit. Elle se serait réveillée de son long engourdissement, telle la
belle au bois dormant, attendant le baiser providentiel de sa fille pour
réapparaître des années plus tard, et recommencer à zéro, là où l’amour
avait cessé.
Y avait-il eu un instant précis où sa mère, à l’équilibre mental si
fragile, avait définitivement sombré et plongé dans l’isolement ?
Magdalena cherche un mot, une situation qui auraient tout déclenché.
Elle ne se souvient pas, évidemment qu’elle ne se souvient pas, elle y a
pensé de si nombreuses fois. Elle préfère se rappeler un anniversaire
heureux, ses dix ans, en plein été, bien avant Marcelle&Michel. Le samedi
après-midi, ses parents avaient organisé un goûter en son honneur. Chasse
au trésor, piñata, avec les enfants qui n’étaient pas partis en vacances, une
journée pour son bonheur à elle. Le fils d’un ami était venu faire des tours
de magie et des acrobaties. Les enfants ébahis s’exclamaient, s’empiffraient
de bonbons. De la joie en barre.
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Quand Magdalena se réveille, les dernières particules de la nuit se sont
dissipées. Des ténèbres subsiste la réminiscence du rêve. Sous peu, il
s’évanouira dans la clarté du jour, mais résiste encore quelques instants à la
conscience de celle qui dormait.
Le rêve a le visage diaphane d’Héloïse, Ismène dans Antigone, amour
et amie adolescente. Pourquoi les chemins tortueux de sa mémoire la
mènent-ils à cette première pièce de théâtre, à ce qui s’était joué dans le
préau, à la manière dont elle avait été prise et déprise d’elle-même ?
Le lien qu’elles avaient créé avec Héloïse, sœur de scène, s’était tissé
dans l’ambiguïté du texte. Au fil des répétitions, l’amitié s’était transformée
en intimité profonde. Et un dimanche après-midi, alors qu’elles rabâchaient
leurs répliques, dans la fougue et la fraîcheur de leur jeunesse, elles
s’étaient offert un baiser émerveillé où la curiosité charnelle, s’invitant
entre elles, les avait dénudées.
Baskets, jeans, pulls et sous-vêtements de coton s’étaient retrouvés sur
la moquette synthétique de la chambre d’Héloïse, et leurs deux corps, dans
une danse d’abord hésitante, s’étaient agrippés, puis soudés. Le petit lit de
l’enfance devenait brusquement l’archipel de leur désir.
Magdalena trouvait dans l’étreinte d’Héloïse une tendresse qui pansait
la blessure de l’abandon. En toute innocence, la jeune fille prenait aux
autres. Elle se remplissait de parcelles d’autrui, les volait, les faisait siennes
pour se métamorphoser.
À force, elle parviendrait à faire peau neuve.
Quand Magdalena se livrait tout entière à la tendresse d’Héloïse,
quand elles se caressaient d’une peau l’autre, l’ardeur qui en résultait leur
offrait la possibilité d’une halte, la possibilité d’un silence aussi furtif soit-il
dans le vacarme brutal de leurs adolescences.
Tu es tellement belle, lui disait Héloïse. J’aimerais savoir ce que ça
fait, un jour seulement, d’être dans ta peau.
Je ne suis rien et ça ne fait rien, lui répondait Magdalena.
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La nuit est profonde, substance marine mêlée de noir, qui noie les
étoiles à cette heure-ci. Ciel d’encre, lune absente. Jordan est avalé tout
entier par l’obscurité qui le saisit au sortir de la tente. Il va se délayer et
s’égoutter dans le canal, se désintégrer dans le paysage de son enfance.
Retour à la source. Son corps arpenterait les sentiers, se mettrait en
mouvement dans l’eau. Son corps traversé par le désir. Jordan, matière
vivante, organes, veines, squelette, muscles et tissus, se déliterait dans les
ténèbres opaques. Il pourrait aussi bien marcher à l’intérieur de lui-même.
Il rentre chez lui pourtant, en voiture. Puis, tout habillé, il s’effondre
sur son lit pour quelques heures à peine.
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La fatigue s’abat soudain sur Magdalena. Elle est épuisée, elle voudrait
s’allonger pour dormir. Quand elle ne va pas bien, elle dort. Elle fuit, c’est
son puits sans fond.
Je vais dormir jusqu’à ce qu’elle ouvre la porte
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Jordan n’est pas un homme à prendre des risques. Il est né à
Marmande, y a fait ses études, a toujours aimé le sport. Surtout l’aviron sur
la Garonne ou le canal, ramer en cadence avec les autres, fendre l’eau, être
sur ce fleuve qu’il voit depuis sa fenêtre, dans lequel il nageait enfant. Ne
t’éloigne pas trop de la rive, à cause du courant ! lui disait sa mère.
Et ils riaient avec ses copains, s’éclaboussaient, ricochets de galets,
huile de merveilles qui dégouline sur les doigts, foison de hérons et de
petits poissons, et l’odeur de la vase qui sèche sur les pierres les jours de
décrue quand le fleuve se prend pour un ruisseau, quand les îles de sable
surgissent formant une constellation sur le lit soudain nu.
Le canal, c’est autre chose, c’est la mélancolie et la douceur des
platanes. Un paysage qui change peu, avec ou sans feuilles, d’ombre à
lumière, le tout rythmé par les ponts et les écluses. Une eau calme sur
laquelle on rame en avancées régulières. Jordan aime son pays, il n’en
partirait pour rien au monde.
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Pendant les premières semaines, seule avec ses grands-parents,
Magdalena s’était débattue contre tout. La rage tordait son ventre chaque
heure du jour, la nuit desserrait son étreinte, puis reprenait de plus belle au
petit matin. Elle allait se cacher dans le garage, Diego dans son poing, des
heures à se demander comment survivre. Peut-être devait-elle partir,
disparaître pour ne jamais revenir ?
J’irai faire un tour en forêt et ce sera fini pour de bon.
Elle ne mangeait plus, crachait dans ses céréales, éructait dès que
Marcelle lui adressait la parole, riait au nez de Michel, désemparé. Elle
écoutait, derrière la porte de la cuisine, les deux vieux se disputer.
Ça lui passera, disait l’une, elle a pas le choix.
Oui, mais ça fait quand même beaucoup pour la petite, rétorquait
l’autre.
Qu’est-ce qu’on y peut ? s’indignait la grand-mère. Aujourd’hui, les
couples savent pas tenir. Franchement, qui s’aime comme au premier jour ?
Nous, ça fait longtemps qu’on se tolère, hein, Michel ? Nous aussi, on
aurait pu tout bazarder, tout foutre en l’air. Et après, quoi ? On aurait été
plus heureux ? Non, ça aurait pas été mieux. On a tenu, on n’a pas tout
lâché à la première difficulté.
Magdalena ne trouvait de répit que lors des cours de théâtre. Avant de
se perdre en forêt et d’en finir pour de bon, elle jouerait Antigone. Elle
volerait les heures de cette jeune fille. Antigone lui appartiendrait.
Pendant les répétitions, Magdalena écoutait le prologue raconter
l’histoire en entier, une histoire sans aucune surprise, celle de sa mort
annoncée.
Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle
aurait bien aimé vivre.
Assise sur le banc, Magdalena se disait, oui j’aurais bien aimé vivre.
Elle entendait le texte, puis le malaxait. Anouilh avait écrit noir sur
blanc que ses deux frères Étéocle et Polynice s’étaient entretués pour qu’un
seul règne sur Thèbes. Le premier avait eu droit à des funérailles, le second
était laissé sans sépulture à la merci des charognes. Antigone allait, au prix
de sa vie, recouvrir de terre le cadavre de Polynice.
Magdalena épuisait le corps d’Antigone en s’immisçant dans son
esprit. Elle s’appropriait l’exaltation, le courage, le mépris, les désillusions,
la force et l’amour perdu. Elle se disait qu’en amour perdu, elle s’y
connaissait et que si elle venait à mourir, qui de sa mère ou de son père s’en
soucierait ? Et les larmes lui brûlaient les yeux.
Monsieur Berthelot était troublé par le désespoir de cette jeune élève.
Il y avait certes sa beauté et sa fraîcheur, mais surtout cette vaine fierté qui
l’habitait. Il la regardait faire un tour de piste héroïque, la démarche
innocente et altière. Il se disait que c’était ce qui lui avait manqué pour
devenir comédien : cette nécessité absolue. Professeur de français lui
convenait et il s’en sortait plutôt bien. Il aimait transmettre, donner le goût
des mots, voir les visages s’éclairer et les esprits s’échauffer à la découverte
de nouveaux textes.
Pour Magdalena, c’était autre chose. Elle incarnait les mots. Ils
prenaient chair, bougeaient, résonnaient dans son corps. La jeune fille ne
voulait sentir que cela. Marcelle&Michel alors disparaissaient, elle
ensevelissait ses parents, les deux d’un coup, ensemble pour toujours. Tout
partait en fumée. C’était un croisement, un mélange, une identification
profonde qui lui permettait de ne pas sombrer. Sur scène, elle vibrait, ne
voulait plus sortir de cet espace sacré. Écouter, depuis le banc, le prologue
raconter son destin la galvanisait.
Et quand monsieur Berthelot leur demanda, est-ce que toutes les
histoires sont déjà écrites ?
Elle lui répondit avec assurance, évidemment, monsieur, évidemment.
Elle pensait être un réceptacle à destins, pas en forme de livre, mais en
forme de corps. On ne choisit pas ceux qui vous traversent. On peut changer
de rôle, mais les destins vous rattrapent toujours, ils vous collent à la peau,
vous scalpent, parfois vous sauvent.
Durant cette année de troisième, sous le regard tendre de monsieur
Berthelot, Magdalena sauvait sa peau. En créant son propre monde, elle
s’élaborait en glaise, se façonnait en pied, armatures dedans. Bien droite.
Quand elle entra sur scène pour la première et unique représentation –
le préau transformé en salle de spectacle, fenêtres tendues de noir, chaises
prêtes à accueillir le public, loges installées dans les toilettes pour filles,
gloussements et transpirations – le sol s’échappa, aspiration du vide, elle
exécuta alors sa danse sur le fil. Adolescente funambule et bouleversante, la
robe qu’elle serrait dans son poing, le texte qui tournait en boucle dans sa
bouche, ses mains moites, sa gorge sèche, sa respiration altérée, ses
poumons réduits de moitié.
Marcelle&Michel spectateurs émus.
Magdalena se dit – elle se le dit distinctement, comme un engagement
qui a valeur de promesse –, c’est la première fois, et ça pourrait bien être la
dernière, mais sur scène, sur ce territoire enchanté, hors de portée de ma
propre destinée, je suis libre, libre et puissante, puissante et en vie.
La jeune fille joua, puis salua comme dans un songe – elle ne se
souviendra de rien après. Ce fut si bref, que déjà, elle était de retour dans
les loges, se cognait contre les autres, avec pour seul désir d’y retourner.
Elle pleura dans les bras d’Ismène, sa sœur grecque, elle pleura la fugacité
du temps, la perception aiguë qu’elle en avait eue et qui ne la quitterait plus.
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Le cœur congelé. Apollonia. Depuis trente ans, la poudre de riz figée,
le regard noyé dans les anxiolytiques et les somnifères pour effacer les
visages qui bombardaient son esprit nuit et jour. Le paradis devenu enfer.
Enfer de neige, enfer de bruits, enfer de haine. Vacarme qui délitait son
cerveau, alors qu’elle tentait de reconstruire l’histoire avec les fragments
qui lui avaient été donnés. La lettre expliquait tout si clairement, mais ça se
brouillait. Elle ne comprenait pas ce qui était écrit. Les médicaments
l’aidaient à mélanger les noms et les lieux. Elle restait assise sur le trottoir
de sa conscience en regardant les convois passer. Elle voyait le vrai et le
faux se mêler intimement jusqu’à ensevelir la vérité. Elle ne savait plus qui
elle était. On lui avait menti depuis toujours sur son identité ? Elle aurait pu
tenter de comprendre, parler, accepter. Dire aux autres ce qu’elle venait
d’apprendre et recommencer sur une belle page blanche. Une nouvelle
Apollonia. La vraie. Mais elle avait baissé les bras, s’était tue. Personne ne
saurait rien. Elle avait abandonné. Tout. En laissant son cœur à l’arrêt.
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Elle place, à l’intérieur, le matelas en forme de planche de surf.
Chaque renflement de plastique patiemment gonflé à la force de ses
poumons, lèvres serrées sur l’embout. Elle est fin prête. La forteresse à
assiéger est une porte écaillée qui verrouille un lieu froid, glacé même, celui
de sa mère.
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Magdalena repart sous la pluie. Elle connaît le chemin, n’allume pas le
GPS, avance tranquille. Elle a sa tente et ses chaussettes, a même pensé aux
barres protéinées. Elle se sent forte. Dans cette situation impossible, à peine
croyable, elle parvient à garder le cap. Elle conduit vers ce cap, sa mère. Et
Magdalena est prête à tenir le siège devant la petite maison éclusière, le
temps qu’il faudra. Tout le temps qu’il faudra.
Bientôt, elle longe le canal. Les brumes légères qui courent sur l’eau
sont percées par les gouttes de pluie. Platanes tranquilles, canal indifférent à
ce que pense cette femme, au drame familial qui pourrait, dans de brusques
éclats de voix, venir rider, puis déchirer un instant la surface lisse de ce
miroir d’algues et de crapauds.
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Elle lui répond, oui, et ajoute, je rends visite à ma mère.
Elle adore le dire, c’est la première fois. Il ne se doute de rien, ça
semble si normal. Elle répète plus fort et bien distinctement, je rends visite
à ma mère à Calonges, elle habite la maison éclusière sur le canal.
Elle peut pas vous héberger ?
Ça la prend au dépourvu. Elle hasarde :
Je dors toujours sous une tente, j’ai juste oublié la mienne.
Complètement cinglée, pense Jordan en posant la tente sur le tapis de
caisse.
Vous êtes bien équipée maintenant, madame.
Et elle lui sourit. Lumineux, radieux, extraordinaire sourire.
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Elle s’assoit dans le seul petit carré d’herbe disponible, le malaise se
dissipe. Vraiment, elle n’imaginait pas l’endroit comme ça. Elle aurait
voulu être émerveillée. Mais tout ce qu’elle voit autour d’elle ressemble
plus à une décharge qu’au Pays des merveilles. À la place du lapin, ce chat
noir.
Elle respire profondément, se relève, reprend ses esprits, se frictionne
les cuisses et les bras, continue de murmurer, merde, merde, merde, puis
contourne la maison et se demande quoi faire. Elle ne va pas repartir.
Maintenant qu’elle est là, elle reste. Il lui faut seulement s’équiper, avoir de
quoi attendre, peut-être même tenir un siège.
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Elle accélère encore le pas. Ça lui plaît de courir sur les plantes
trempées, de prendre le risque de glisser – de plonger et de la rejoindre à la
nage ? –, de se couper pour de bon sur un tesson de bouteille abandonné. Ça
lui plaît cette nouvelle blessure au pied, ça ne l’empêche pas d’avancer,
c’est son petit calvaire. Magdalena foule toutes les années de supplice,
piétine les nuits passées à supplier sa mère de revenir. Elle saccage
l’absence, l’enjambe. Et chaque pas la rapproche de la maison éclusière.
Magdalena la distingue nettement à présent. Là-bas.
Un cycliste s’arrête, lui demande si tout va bien.
Et comment ! Et comment !
La bâtisse est à quelques mètres, de l’autre côté du canal. Elle reprend
son souffle. Il lui suffit de traverser l’écluse et d’aller frapper. D’ici, elle
voit que les volets sont fermés. C’est une toute petite maison, presque une
cabane. Une porte en son centre flanquée de deux fenêtres de chaque côté.
Une cheminée et une vieille antenne télé sur le toit. Un peu plus loin, il y a
des ruches, une dizaine. Les alentours sont en friche. La peinture turquoise
pèle sur les persiennes. Sensation triste et humide. Délabrée.
Elle laisse tomber ses escarpins sur le sol, traverse l’écluse en passant
la chaîne qui en interdit l’accès.
Devant la porte, Magdalena se fige. Elle grelotte, ses dents claquent. À
la place de la sonnette, un trou dans le mur gris d’où pendouille un fil
électrique.
Elle frappe d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Elle attend,
écoute. Rien. Pas une réponse, pas un bruit. Seulement un chat noir qui a
surgi de nulle part et se frotte à ses jambes. Il a un collier, elle ne perd pas
espoir.
Elle frappe encore, attend, écoute.
Rien.
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"S’il te semble en ce jour qu’en folle j’ai agi,
peut-être est insensé qui me croit hors de sens."
Elle appelle Sophocle à l’aide quand sa pensée est paralysée par une
émotion qui la submerge.
"est insensé qui me croit hors de sens." Plusieurs fois, les lèvres qui
bougent dans le silence de la voiture, avant d’ouvrir les yeux et de ravaler
ses larmes.
Elle attend, puis démarre pour aller dire à sa mère, en ce jour lointain,
en folle tu as agi. Et chacun de mes jours en a été la conséquence. Et
maintenant que je suis à une heure de toi, je ne sais plus comment t’appeler.
Maman ? Alors que j’ai passé des années à hacher menu ce mot. Te dire,
maman pourquoi m’as-tu abandonnée ? Et ainsi entrer dans une tragédie
trop humaine où Sophocle n’aurait pas voix au chapitre ?
Maman est tombée nue dans le silence de l’absence.
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Ça la déprime de devoir répondre de son désir en amont. Elle aimerait
éprouver de la joie chaque fois, mais n’y parvient pas. Adèle lui répète,
c’est formidable tu sais, tous ces gens qui veulent travailler avec toi ! Elle
ne tarit jamais d’éloges sur les metteurs en scène et les réalisateurs. Lui dit
qu’elle devrait tourner plus. Mais Magdalena n’aime pas le cinéma. Devant
une caméra, il faut qu’elle soit une personne, pas un personnage. Elle
déteste ça. Au théâtre, elle peut jouer. Elle veut jouer. Elle aime le texte, elle
veut toujours plus de texte. Au cinéma, il y a trop de silence. Un
mouvement de paupière, un sourire, un soupir à peine esquissés, et ça suffit.
Elle a le sentiment d’être disséquée par les caméras – trop près, trop
profond, trop de peau –, la pellicule capte un espace d’elle-même inconnu,
et le garde en mémoire. Elle a beaucoup tourné au début de sa carrière,
maintenant elle préfère la fugacité du théâtre. L’intensité du présent. Elle
aime sentir la salle, les spectateurs, les tensions sur le plateau et en
coulisses. C’est dans cette communion qu’elle est tout à fait vivante.
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Ce qu’Isidore avait longtemps pris pour un mystère, une part cachée
que sa femme ne lui laissait jamais entrevoir, était un lieu désert. Il mit plus
de deux décennies à se le formuler. Il n’y a pas de mystère, il n’y a rien.
Apollonia cachait du vide et il lui en voulait. Il se sentait floué. Et la
dépression avait fini d’achever leur amour.
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C’est Antigone qui l’a sauvée, pas celle de Sophocle, non, celle
d’Anouilh. Le premier personnage à l’avoir percutée de plein fouet.
Antigone est devenue son amie, son autre. Celle espérée qui comprend tout,
prend tout, ne se sépare jamais, n’abandonne pas, n’y pense même pas.
Celle qui l’avait traversée tout entière d’un bout à l’autre, à bras-le-corps
s’était emparée de son esprit, de sa mémoire, de sa bouche, des phrases qui
en sortaient, celle qui façonnait ses gestes. Elles étaient ensemble.
Magdalena n’était plus seule.
Magdalena entrait en vie comme d’autres en guerre, son armée
intérieure déployée en ordre de bataille. Sur scène de même, étendard au
vent, mots engloutis, rabâchés, malaxés, pris et appris, joués et déjoués.
Chaque réplique d’Antigone, quand elle avait débuté l’atelier théâtre
en classe de troisième, était taillée pour elles deux. Mêmes corps, mêmes
langues.
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Elle posait, chaque matin, les mêmes questions tout en sachant qu’on
ne lui répondrait pas. Dès le premier jour, elle avait compris qu’elle ne
reverrait pas sa mère de sitôt, peut-être jamais. Elle se répétait, peut-être
jamais, sur le chemin du collège, et elle donnait des coups de pied dans les
fleurs de prunus amoncelées sur le trottoir.
Il lui fallait quinze minutes pour rejoindre l’établissement, au centre-
ville, depuis la maison en périphérie. C’était son temps à elle. Un moment
où elle n’avait pas à contrôler les expressions de son visage, son désarroi,
l’immense tristesse qui la submergeait, la prenait au dépourvu, au coin
d’une rue, pendant les cours. La nausée.
Au collège, personne n’était au courant, personne ne saurait rien. Elle
garderait le cap, notes incluses, sans sourciller, avec panache. Elle
rafistolerait son radeau autant qu’il le faudrait, mais elle tiendrait bon.
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