Lionel-Édouard Martin -
Mousseline et ses doubles .
Lionel-Édouard Martin vous présente son ouvrage "
Mousseline et ses doubles" aux éditions du Sonneur. Rentrée littéraire 2014. http://www.mollat.com/livres/martin-lionel-edouard-mousseline-ses-doubles-9782916136769.html Notes de Musique : ?Peas Corps? (by Podington Bear). Free Music Archive.
Nous irons sous l’écorce...
Nous irons sous l’écorce avec le sang de l’arbre
nichant dans le feuillage en attendant que passe,
haleté par la mer, un nuage :
épousant son chemin de souffle et de vapeur,
nous quêterons les feux pour le simple repère,
survolerons l’amer sans y faire d’escale,
gréés tous deux d’essor et de plume vivante,
sans regret de la branche et sans regret du sol :
l’air nu pour unique demeure,
l’os léger de l’oiseau pour unique ossature.
"Écrire, Lire, Traduire" - Blog Lionel-Edouard Martin, 6 janvier 2012
Un homme qui a laissé des mots sur son passage comme le gastéropode sa trace vernie, on croit, naïf, qu'il ne peut pas entièrement disparaître, et qu'il demeure, de lui, forcément quelque chose dans les lieux où il a vécu : sa coquille au pied du chêne, parmi les glands et les cupules, ou cette odeur escargotière dans l'herbe humide. Mais c'est une illusion, la mort emporte tout ; et la vie se charge d'effacer comme une ardoise toutes ces nombreuses, vieilles années dont les générations nouvelles, prises des deux pieds dans l'argile de leur vie, se soucient bien peu -- n'ayant le coeur à faire volte-face ni à envisager ces pas qui, au fil des âges, ont pourtant tracé la route où elles se tiennent. p 79 (Sur les traces du poète Francis Jammes mort à Hasparren)

On a froid, sous ces ramures à peine bourgeonnantes, tout est gorgé d’eau ; sous la terre, doivent ramper des ruisseaux dépourvus d’yeux et de reflets, tout au plus chichement peuplés de bêtes aveugles, crevettes de source, mollusques : et c’est ça qui sans doute fait racines, parce que ces bois semblent morts, immobiles, on n’entend rien. La vieille s’arrête parfois pour humer quelque chose : le chien, qui la précède, s’en rend compte, fait demi-tour, lui octroie sa présence, se frotte à ses jambes. Ils sont là, tous deux, comme une espèce de double vie bancroche dans l’humidité. Crus, tous deux, dans cette bouche végétale, mais la manducation ne touche que le sommet des arbres : plus bas, contre terre, ça suce, laisse fondre. La vieille et Diurc – deux bonbons dans cette bouche – à moins qu’hosties ? La vieille se voit déglutie par le sol, avec le chien, dans une grande mêlerie de leurs viandes ; pourtant : rien, ça procède, promenade mouillée, dure, sous les frondaisons, comme, à pas maigres, on va noyer des chatons dans une mare. Mais la vieille n’a pas de chat dans ses poches : juste, comme bête, Diurc qui court devant elle et revient la flairer, elle-même chemin, route, pour l’animal, avec des pissements à chacune des stations. Et le chemin fut long. C’est qu’on n’avait aucune perspective, que la vue était de tous côtés bornée par les taillis, qu’on ne voyait pas le ciel – des branches en voûtes, comme des mains fermées –, qu’on ne savait où l’on allait. Sans doute, aussi, le domaine était-il vaste, et devait s’étendre au loin sur des kilomètres : et avait-on pris seulement le bon itinéraire, celui qui menait tout bonnement au château ? Car château, bien sûr, il y avait, perdu dans ces bois, forcément un château posé dans ces bois, avec un noble, un duc, un baron, marquis ou comte – on s’y perdait –, pris dans les murs calcaires de la bâtisse comme l’huître ou la moule dans sa coquille, l’huître plutôt, supposément perlière ; et ça donne, cette tumeur de nacre, un léger défaut de prononciation, fait un tantinet zozoter le monsieur : car comment penser qu’il parle le langage ordinaire, qu’il n’a pas, dans sa bouche, le petit quelque chose qui le distingue d’autrui, du vulgaire qui vit dans la maison banale, et parle comme on parle ? Pas que le sang, bleu supposément, qui fait saigner une espèce de rupture parmi les autres hommes au sang rouge comme celui des bêtes, la volaille en premier : mais aussi la langue, qui doit être bleue comme est noir le gosier des chiens de race ; et la langue bleue, ce n’est pas une couleur, mais une manière de parler, comme moi je cause avec mes cheu cheu, mes yeu yeu.
Quand on vieillit, c'est s'abstraire du temps que de regarder pousser les plantes : on s'adosse à la nature, une serfouette entre les paumes, on se déprend du cours des heures. Gilles était homme de jardin. Et creusant, taillant, émondant, il renouait en toute conscience avec les gestes des siens -- de ses grands-parents, surtout, qui l'avaient élevé à la campagne, et des lignées d'ancêtres qui, ayant vécu de la terre, y étaient paisiblement retournés, morts bien au chaud dans un habit de chêne, nourrissant la fleurette où venait picoter la mésange ou le merle ; et sur leurs tombes au bon soleil... les mouvements des ailes tressaient de fugaces croix d'ombre. p 29
L'office du tourisme ouvre sous des arcades une porte et une vitrine voûtée en plein-cintre. On dirait, de l'extérieur, l'entrée de ces chapelles romanes, basses de front, qui ruminent l'ombre et le vieil encens. On y pénètre à grand silence ; pour un peu on se découvrirait. C'est une simple pièce, profonde, avec des tables jonchées de prospectus, comme à l'entrée des églises on a parfois de la lecture, aussi, près du bénitier. P 80
Le gros-plant, tôt le matin, quand on n’a pas l’habitude, ça secoue.
Je l’écoutais causer, embobeliné dans une vapeur. Plus je buvais, plus le brouillard s’épaississait.
Notre réel, le réel du moment, le bon vieux réel de ce jour à fondrières, à chemin défoncé, voici qu’il prenait, au fil des verres, une autre tournure, et que je me glissais dans l’oeil de Beauze. Doucement j’épousais son regard, je voyais par ses prunelles. Ça crée une aise, d’aller dans des yeux bleus. Je l’écoutais, je voyais ce qu’il disait. J’étais avec lui sous ses paupières. Un peu pompette. Une espèce d’envol, c’était du ciel, son oeil, hop deux ailes, je voletais dans une extase. p 45
Ce calme et ce silence, comme si les hommes avaient interrompu toutes formes d'activité, comme si les bêtes humaient l'air et la terre, tâchant de comprendre, et que l'air et la terre maintenant se reposaient.
Quel éveil pour la pierre endormie de tes reins ?
Quel éveil pour la pierre
endormie de tes reins ?
Mes lèvres ou mes paumes
sinueusement claires
sur la nuit de ta peau,
faisant chemin,
posant lumière
sur ton sol familier, tes sentiers, tes collines,
ouvrant ta terre au feu ?
– aurore en pluie
glissant sur ton argile :
au toucher de tes feuilles,
à leur branle fluide,
tes lombes mouleront la forme d’un oiseau :
une nichée de cailles
dans l’épaisseur des chaumes
fluant à son envol en source de duvet –
gourde offerte à ma bouche
d’arpenteur assoiffé…
in « Écrire, Lire, Traduire », Site de l'auteur, 2011.
C'est ainsi qu'on va, dans le noir du petit matin, traçant la houache sur le papier : quêtant de la papille son itinéraire, goûtant chaque mot, croisant, du bout de la langue, d'un terme à l'autre -- et le goûter, le mot, c'est en saisir le sens pour naviguer à vue, tirer vers le port improbable où sans doute à peine fera-t-on relâche, pourtant -- si fort nous appellent d'autres partances à mêmes voix de sirènes. p99
(houache = sillage que laisse un navire sur la mer)
Son feu s"entretenait de beau bois, de boulets de charbon, c'est là qu'on était bien pour attendre la mort, près de la vraie flamme rouge, imprévisible et goinfre, un plaisir de lui voir mordre les rondins et le cul de la poêle invétérée, acafouie sur son rond de fonte.