Citations de Louis Gardel (93)
A gauche du bordj, derrière la haie d'aloès qui dissimule les communs, le grand Mouloud tourne la broche du méchoui, accroupi dans le sable, la tête entourée d'un chèche pour se protéger de la chaleur qui monte du lit de braises. Un petit garçon que je ne connais pas - j'apprendrai tout à l'heure que c'est le fils de Mouloud et qu'il s'appelle Abdelkader - trempe dans un seau de zinc un bouquet de laurier attaché à un manche à balai. Son pinceau géant tendu à bout de bras, il enduit le mouton d'huile et de beurre fondu. Des cloques se forment sur la peau grillée. Le gras goutte sur les braises. Ça crépite.
Les colons n'ont pensé qu'à s'enrichir en faisant suer les burnous. Entreprenants d'accord, mais au fond des bourgeois bornés, avec leur intérêt pour seule ligne d'horizon. Il aurait fallu éduquer les Arabes, les traiter en frères, construire partout des écoles et des églises.
Les mains posées à plat sur la nappe de chaque côté de son assiette, il déclare que l'insurrection algérienne n'est qu'un épisode de l'offensive communiste contre le monde libre. Les Soviétiques, arrêtés sur les frontières de l'est par les Américains, contournent l'Europe par le sud. Parallèlement, ils minent ses défenses de l'intérieur, grâce aux syndicats révolutionnaires et aux mouvements pacifistes qu'ils contrôlent. Les grands principes qu'ils affichent, l'émancipation des peuples colonisés, la justice sociale, la paix, ils s'en moquent. Ce sont des armes pour assurer leur hégémonie.
Les écrivains sont parmi les hommes qui émergent du lot commun, les seuls que j'admire.
Vers la droite, aussi loin que le regard porte, des kilomètres de sable beige. Pas une maison, pas un poteau télégraphique, pas une plantation : un rivage d'avant l'homme.
La houle éclate sur les hauts fonds. Les lignes de rouleaux blancs se succèdent.
Je lui fais admirer la forêt de roseaux qui couvre la falaise, derrière le cabanon. Quand le vent souffle, les hampes cognent et les feuilles mugissent.
- C'est très particulier comme bruit. Ça se mélange à celui des vagues. C'est la nuit qu'on peut vraiment en profiter.
L'humidité a imprégné les fibres du parquet et lui a donné une consistance spongieuse, délicieuse sous la plante des pieds, le genre de sensation inscrite en vous pour la vie.
Disposer d'une villa au Club des Pins reste, plus encore qu'aux temps coloniaux, un gage d'élitisme. Les bulldozers et les bétonneuses ont beaucoup fonctionné, au détriment des pins. C'est enceint de grilles et de barbelés. Des soldats patrouillent devant les portails en acier, un gigantesque hôtel cache la mer. Mais est-ce moins moche à Miami, sur la Costa Brava ou en Algarve ?
Après l'indépendance de l'Algérie, Surcouf et les plages voisines de Jean-Bart et de Suffren ont été abandonnées aux pauvres gens. La nomenklatura algérienne à investi les ghettos de privilégiés. Disposer d'une villa au Club des Pins reste, plus encore qu'aux temps coloniaux, un gage d'élitisme.
Dans la baie, les cargos attendent les remorqueurs qui les tracteront à quai. Les grues soulèvent les palettes dans des filets.
Comme je ne sais rien d'Ovide, je lis la rubrique qui lui est consacrée. "Exilé sur la mer Noire pour une cause restée obscure, chassé de Rome, séparé violemment de tout ce qu'il aime, relégué dans un monde étrange et inconnu de lui, il se révolte, pousse quelques cris passionnés de mélancolie et de colère. Ses regrets ne sont pourtant pas ceux d'un patriote exilé mais d'un mondain qui s'ennuie. Cependant, il a quelque part ce mot très beau : "mens non exultat", "l'âme ne peut être exilée."
J'ai du mal à m'y intéresser jusqu'à ce que je tombe sur cette citation : "Omnibus historiis se meus aptat amor." "Mon amour s'adapte à toute espèce d'histoires." Ce vers qui, je ne sais pourquoi, à cet instant, me touche a été écrit par Ovide.
Il nous tient en éveil parce qu'il échappe aux catégories. Complexe, contradictoire, à double ou triple fond, il casse nos certitudes, ébranle la rigidité de nos jugements sur les gens et le monde. Il ne nous fournit pas des bagages pour affronter la vie avec efficacité. Il fait mieux : il nous fait aimer Proust.
Marco me tape sur l'épaule. Il est décidément très à l'aise dans ce que Suzanne, au déjeuner, a appelé le "fantastique social".
Surgir où on ne l'attend pas ne semble pas l'embarrasser. C'est moi que ça trouble. Marco, plus que tout autre, prend à revers ma propension à cataloguer les gens, à les réduire à ce qu'il montre, à me faire d'eux une image à une seule dimension.
Elle me parle de la jalousie, seul révélateur de l'amour, ou même seule forme d'amour selon Proust.
En mangeant l'omelette de Zoé, Suzanne m'explique le mécanisme du temps retrouvé grâce aux sensations qui, dans l'instant où on les éprouve, vous transportent dans le monde où on les a autrefois éprouvées.
- C'est le coup de la madeleine trempée dans le thé ! Dans le thé ou dans la tisane ? J'ai un trou. Tu vérifieras !
Il est sans doute en vitrine depuis plusieurs jours, mais c'est aujourd'hui que son titre me frappe : l'Afrique romaine. La couverture est ornée de la photographie pleine page d'un temple : cinq colonnes et un fronton dressés sur fond de mer, bleu intense. Un olivier est enraciné dans la pierre. Des asphodèles et des acanthe ont poussé dans les creux, à l'abri des embruns.
Dans le tramway qui me ramène chez moi, la tête échauffée par les récits de Marco, je me rêve Romain d'Afrique.
Quel soulagement, si tous ici, Arabes, Berbères, Juifs, Européens que je vois se croiser sur la rue d'Isly, étaient comme autrefois des citoyens égaux par le droit, unis par la langue latine.
Dès ses premiers cours, pour nous rendre proche le latin, il nous a longuement parlé de la période où l'Afrique du Nord faisait partie de l'Empire romain. Il a comparé les burnous d'aujourd'hui aux toges de l'Antiquité, disserté sur la civilisation de l'huile d'olive, mère de la démocratie, évoqué les routes pavées par les légionnaires sur lesquelles on circule encore et les ruines qui, partout au Maghreb, témoigne d'un passé encore inscrit dans notre terre. Il nous a exposé les principes de la pax romana, quand chaque habitant né dans l'Empire pouvait accéder à la citoyenneté . Il nous a appris que l'Algérie a donné trois empereurs à Rome.
Il replace sur son crâne sa mèche qui a glissé et les relit, articulant chaque syllabe, battant la cadence d'un doigt. Nous restons stupéfaits que si peu de mots d'une langue morte contiennent tant de richesse et éblouis d'y avoir accès.