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Citations de Luce d`Eramo (54)


J'avoue que les nazis, je ne les haïssais même plus. Instruments d'un pouvoir qu'ils ne comprenaient pas, ils se donnaient l'illusion de ne pas être des marionnettes par leurs initiatives de cruauté que n'imposait aucun réglement. Les clouer à leur esclavage, tout était là. Ne jamais oublier qu'on leur rendait service chaque fois qu'on désespérait. (p. 361)
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Je marche jusqu'à un cimetière désolé et accueillant. J'entre : pas une croix, pas un cyprès. L'endroit ressemble au parc abandonné d'un château enchanté dont tous les occupants auraient été pétrifiés. Je me promène lentement, je prie au hasard, comme quand j'étais petite et que, postée à la fenêtre, je m'amusais à regarder les passants et à réciter mentalement l'Angélus pour des silhouettes fugaces choisies selon mon caprice.
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Le procès de Nuremberg n'avait pas seulement provoqué une recrudescence de la haine contre les Allemands, il avait également introduit parmi nous, les étrangers, un état de surveillance politique, comme un réexamen de nos positions respectives, ce qui avait exacerbé les sentiments nationaux. (p. 201)
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J'étais tellement accablée par ma propre destruction que je la voyais partout. Dans les décombres. Chez les travailleurs étrangers encore ébahis d'être sortis vivants des Lager et des bombardements, hésitant à faire main basse sur la nourriture et les vêtements qui leur avaient été si longtemps refusés. Ces millions de va-nu-pieds de toute l'Europe qui avaient appris à se reconnaître les uns les autres et qui retournaient chez eux rien qu'avec l'auréole de l'esclavage qu'ils avaient subi, aussi dispersés qu'avant, à la disposition de la prochaine guerre qui les mobiliserait de nouveau, les ballotterait de nouveau, les déverserait encore sur des fronts adverses, pour qu'ils se mutilent et se mettent en bouillie jusqu'à la trêve suivante où, une fois de plus, ils devraient dire merci aux vainqueurs. (p. 379)
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J'avais la même sensation qu'en Allemagne : on faisait beaucoup de tapage après la Libération, mais en fin de compte on conservait intact tout le vieux système des hiérarchies sociales. On brandissait des croisades idéologiques pour mieux dissimuler tout ce qui n'avait pas changé.
Je comprenais bien qu'une guerre ne suffise pas pour saper les préjugés, mais je ne comprenais pas qu'elle ne suffise pas non plus pour saper une structure sociale alors que celle-ci porte déjà en elle les facteurs de sa propre désagrégation.
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Une nuit je me réveille et je la vois debout sur le socle en bois. Dans le noir, elle est en train de trafiquer avec la grille qui sert de plafond à la cellule. Je comprends qu'elle attache quelque chose. Mais oui, ses bas, que je pense tout d'un coup (le soir, quand elle les retire, elle les caresse et les embrasse longuement). Elle enfile sa tête dans le nœud coulant qu'elle a confectionné. Je bondis, je la saisis aux jambes. Avec ses mains, elle s'agrippe à la grille du plafond et tente de ruer. Moi je la tiens serrée aux genoux, debout, ma joue collée contre son ventre. Je sens le fœtus remuer lentement à travers le tissu et la peau tendue.

« Me touche pas », souffle-t-elle à voix basse, étranglée de dégoût. Elle vomit une substance liquide qui colle à mes cheveux, glisse sur mon front vers la bouche, des litres et des litres me semble-t-il, de l'acide.
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De ce matin-là, je me souviens seulement que j'ai flâné dans la ville, que j'ai regardé les gens. Rien que des visages sans guerre. Achète donc une pêche, que je me disais en lorgnant les montagnes veloutées chez les marchands de fruits. Je m'approchais d'une femme et mon sourire d'entrée en matière fondait devant son visage fermé. Rien que des dialogues et des gestes qui ne me concernaient pas, où j'étais étrangère. (p. 320)
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Avertissement de l'éditeur

« Nous devons la découverte du présent ouvrage à ce bref passage des Carnets intimes de Goliarda Sapienza : « Fini de lire –Le Détour- de Luce d’Eramo, assurément le plus beau livre de ces dix dernières années et peut-être un chef-d’œuvre absolu ; cela m’obligera à relire –Si c’est un homme- et –Le dernier des Justes-, pour vérifier ce que je soupçonne. C’est-à-dire que le livre de Luce est le plus actuel sur ce sujet, le plus durement approfondi dans la démonstration de l’aventure nazie, le plus polémique et courageux ».
La valeur du –Détour- tient de fait autant à ce que vécut Luce d’Eramo durant la Deuxième Guerre mondiale qu’au singulier processus de remémoration dans lequel elle s’engagea par la suite , et dont le livre témoigne.
Les textes qui composent ce récit ont été écrits successivement en 1953, 1954, 1961, 1975 et 1977. Conformément au choix de l’auteure, ils sont présentés dans l’ordre chronologique de leur rédaction, non nécessairement dans celui des événements qu’ils décrivent. La confusion qui en résulte parfois pour le lecteur répond à celle que connut Luce d’Eramo, aux esquives de sa mémoire et aux détours qu’elle emprunta avant de retrouver la cohérence de son histoire. «
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Déjà, dans le wagon de marchandises qui roulait vers Dachau, j'ai appris ce que voulait vraiment dire «être de l'autre côté de la barrière». Une cinquantaine de déportés "aryens" (les Juifs étaient dans un autre wagon), entassés les uns sur les autres pendant quatre jours, avec pour tout bagage un panier de fruits, fromage et pain qu'on avait distribué à Vérone et le regret cuisant de ne pas avoir ingurgité assez d'eau au cours de l'arrêt-boisson qu'on nous avait concédé avant de nous charger sur le train. À chaque halte, on se ruait sur les portes blindées pour implorer à boire dans un vacarme assourdissant, puis on se taisait, on s'immobilisait, anéantis dans une interminable et vaine attente. Au bout d'un temps infini, le train se remettait à grincer et à tressauter sur les rails. Nous, on recommençait à tourner en rond comme une meute de chiens en cage.
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Mais j'étais mieux avec les folles. Je devais veiller à ne pas donner l'impression d'avoir des préférences (...)
Toutes les neuf étaient espiègles, farceuses, indécentes et ombrageuses. Elles ne comprenaient pas ce que je disais mais elles sentaient l'état d'âme qui était derrière. Je devais toujours rester sur le qui-vive, comme un dompteur avec ses tigres. Elles exigeaient que je rende la justice et s'en remettaient à ma sentence pour le moindre litige. (p. 217)
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Pendant les années fascistes de ma jeunesse, j'avais forgé une formule: vivre avec le courage du diable car Lucifer, lui seul, avait risqué le tout pour le tout. Petit à petit, j'avais affiné mon principe: prendre des risques était loin de suffire, il fallait aussi se battre avec raison, pour un but juste et généreux, et mon expérience m'avait appris que le bien était toujours gagnant. Si, au premier abord, le mal avait du succès, c'était à cause des valeurs positives qui le rendaient efficace: sa charge de plaisir de vivre, son intelligence du monde, son absence de préjugés, sa hardiesse. Si, apparemment, le bien était opprimé, c'était à cause de sa torpeur, de son sentimentalisme, de son ignorance de la réalité. Il n'avait donc pas à pousser les hauts cris, après, quand il se décidait enfin, mais trop tard, à ouvrir les yeux: il avait manqué d'énergie, il n'avait pas été vraiment du bien mais seulement de la passivité. (p. 162)
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Le sifflement des oiseaux, avant l’aube, le bruissement des feuilles le soir, les cris excités des enfants mutilés et estropiés qui jouaient dehors avec une énergie barbare, tout et rien me serrait la gorge, me faisait monter les larmes aux yeux, me réchauffait, me remplissait d’un « oui » intime et diffus.
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À Dachau, une longue bande de terre aride et inculte sépare le camp de triage du camp de concentration.

Du dehors, les deux Lager sont pareils, un seul petit détail les distingue: un courant électrique à haute tension passe dans les barbelés qui entourent l'enceinte du second.

La plaine environnante cst déserte, le climat dépressif, le ciel lui-même semble un rideau prêt à tomber et engloutir l'horizon. On se croirait sur une terre lointaine et inaccessible, on oublie qu'une grande métropole grouille à quelques kilomètres.

Tant que j'étais au camp de concentration, j'ignorais l'existence même de l'autre camp tout à côté. Je viens seulement de l'apprendre.

En m'évadant, je comptais quitter la région, m'éloigner des souvenirs aussi.
Au lieu de ça je me retrouve encore dans les parages de la mort organisée, dans ce camp de transit, Dachau, à deux pas du Lager d'où j'ai fui avec tant d'espoir.
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J'avais compris que je me trouvais en face d'esclaves et cela me donnait une force infinie, me libérait du besoin de riposter du tac au tac aux nazis comme s'ils avaient été responsables de leurs propres actes. Alors qu'ils ne l'étaient pas. Ils étaient les exécutants de ceux qui avaient désagrégé leur conscience à partir des années vingt, dans cette chute vertigineuse du mark qui avait mis sur le pavé des millions de petits épargnants ruinés, des millions de travailleurs allemands. Le tout était de ne pas se laisser impressioner par le ton autoritaire que les esclaves-tyrans se donnaient. C'était un masque derrière lequel il n'y avait rien? Il fallait les clouer à leur esclavage.
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- Bien sûr ! C'est un des rites édifiants du culte du corps pratiqué dans le temple nazi du Palais des sports: l'homme vrai est sain, la nudité est saine. Ma mignonne, ils ne font rien sans une bonne cause ! Ils doivent réformer l'humanité, oui ou non ? Et ils débordent de justes motifs pour avaliser leurs brutalités . (p. 106)
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C’est vrai, j’ai seulement dix-neuf ans mais je l’oublie toujours. Chaque fois que je m’en souviens, c’est comme une découverte. Sur le coup, je suis contente car je me vois toute une vie devant moi, mais aussitôt après, je deviens triste, l’avenir me panique, il me semble que je ne pourrai plus vivre après tout ça.
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Obsédantes, les bombes me suivent et se brisent comme les rouleaux d'une mer en furie. Je n'ai plus peur, chaque déchirement est un peu mon complice.
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Ce fut incroyablement facile de s'évader.

Au camp de Dachau, j'appartenais à l'équipe chargée de nettoyer les égouts de la ville de Munich. Entassés dans des camionnettes en pelotons de vingt personnes armées de bâtons et de balais-brosses, nous descendions tous les matins en ville.

L'entretien des canalisations est un travail complexe, beaucoup plus varié qu'il ne paraît.

Souvent, il s'agit de soulever la plaque métallique d'un trottoir et de se glisser dans la fosse qui s'ouvre au-dessous. Celle-ci est traversée par un gros tuyau d'où dépasse verticalement un col court et fermé. On retire le couvercle de ce col, on enfile le bâton et on l'agite pour bloquer les excréments qui se sont amassés. Il faut les secouer et les malaxer jusqu'à ce qu'ils s'écoulent à nouveau.

D'autres fois, on nettoie les W.C., les conduites d'évacuation des usines et des locaux administratifs. Ou bien les Allemands nous expédient au grand canal de la décharge publique, percé de hublots par où on repousse les ordures enlisées, puis on jette dessus des acides corrosifs et de l'eau. On voit alors toute cette décomposition méphitique s'embalIer brusquement comme un bouillon infernal. Ensuite, on fixe les brosses aux bâtons et on frotte les parois du canal.

Mais le pire c'était quand on nous emmenait dans des villages pour vidanger les fosses d'aisances; là, pas de canalisations: quand la fosse était pleine, il fallait la vider avec des seaux. À la fin, on devait même descendre dedans. C'était seulement à ce moment-là qu'on nous distribuait des masques et des gants en caoutchouc et nous pataugions dans la mélasse jusqu'à ce que la fosse soit vidée.

(INCIPIT)
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A présent je me demandais : si notre abrutissement , je l'ai imputé aux nazis, l'abêtissement des nazis à qui je dois l'imputer ? Ils sont à leur tour les Untermenschen de qui ? Ils se défoulent sur nous parce que nous leur avons été désignés comme sous-hommes ou plutôt, ils nous ont assumés comme tels. Mais eux, sont-ils des hommes libres ? Ils en sont réduits aux plus basses corvées de négriers, de geôliers, d'exterminateurs, de pillards, de tortionnaires et donc d'ultra sous-hommes. Pour le compte de qui ? Il doit bien rester quelque part des gens qui ne font pas ces choses-là, sans qu'ils soient pour autant des victimes. (p. 357)
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Je retourne vers la baraque en inspirant l'inconstance des choses dans la brume qui se lève. Je m'approche des barbelés pour regarder le camp de concentration au loin. Les baraques minables et bon asses se dessinent à l'horizon. Que peuvent bien faire mes compagnes en cet instant ? Je les vois encore, le visage apeuré, vantard et angoissé, transformées en un essaim d'insectes effrayants et merveilleux. (page 97)
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