Citations de Martin Dumont (86)
Je déshabille mon fils et le cale sur le canapé. Suspendue près de la fenêtre, ma guitare me fait face. J'observe ses formes, son ombre projetée sur le mur. Marc a raison, il faudrait se lever, la décrocher et m'installer sur l'accou- doir. Fermer les yeux peut-être, prendre une inspiration et jouer. J'ai des tas de morceaux que je pourrais chanter. Je l'ai fait tant de fois.
Pourtant je ne bouge pas. Dans la pénombre, Élie me dévisage. Est-ce qu'il devine? Est-ce que je lui fais honte? Il doit bien se rendre compte que je suis un pauvre type. Un chanteur sans public, un musicien raté dont les chansons n'intéressent personne. Un perdant. Un père incapable de jouer pour son fils.
Je joue. La nuit tombe et moi je joue toujours. Ne pas revenir trop tôt, surtout ne rien gâcher. Et mon couple là-bas, peut-être qu'ils s'embrassent. Si ma chanson les touche et leur donne envie de s'aimer. C'est possible après tout. J'y mets tellement de moi. Tellement de cette envie de bouleverser les gens, comme tant de musiciens m'ont bouleversé avant. Cest pour ça que j'écris. Pour dire commme la musique est belle, comme elle peut nous sauver. Comme elle est essentielle. Je joue, encore et encore. Et seulement pour eux maintenant. Parce que Louis avait raison. On n'a pas tout perdu si un seul vous écoute. Si l'on provoque un début d'émotion. Même minuscule, même un rien éphémère. On n'a pas tout perdu si l'on fissure un mur.
J’ai le fracas de la vie qui s’efforce d’être heureuse.
À force de jouer, on avait fini par se faire un nom. Sur scène, il y avait un bel équilibre. Alex solaire et apaisée, Rémi aussi carré dans la vie que derrière sa batterie. Louis jouait les feux follets tandis que j’assurais derrière. Il fallait souvent rattraper un refrain, couvrir une fausse note ou s'assurer que le morceau aille jusqu'au bout. Au-delà des concerts, j'avais parfois l'impression de tenir le groupe, de me battre pour nous faire avancer, pour nous recentrer sur notre musique. Alex me surnommait «papa» et Louis me reprochait d'oublier de m'amuser. Je ne relevais pas. J'étais persuadé qu'on pouvait percer, aller plus haut, plus loin. p. 102
— Je viens à peine d'envoyer les démos. C’est trop tôt pour avoir un retour... Je sens l’exaspération poindre à travers ses phrases.
Il ajoute qu’il faut être patient et d’un seul coup la colère me submerge. Elle fait vibrer ma voix, l'élève à des hauteurs qui ne sont pas les miennes. Je réponds que j'ai été assez patient comme ça, que je ne veux plus attendre. Que rien ne vient jamais et que je ne peux plus jouer pour des gens qui s’en foutent. Que j'ai besoin de fric et peur de perdre Anna. Une trouille pas possible. Est-ce qu'il peut comprendre ça?
Le silence retombe lourdement. Il n'y a plus le moindre bruit derrière. Ni voix ni gloussements. J'entends sa lente respiration à l’autre bout du fil. Il finit par murmurer qu’il comprend, qu’il sait bien que c’est difficile. p. 98
On s'imaginait sur une scène immense. Public en feu et colonnes d’amplis dans le dos. Louis faisait semblant de haranguer la foule tandis que je lançais des «Bonsoir!» et des «Merci!» aux murs à chaque fin de chanson. On bossait comme des dingues. On voulait progresser, constituer un set et se produire. Le samedi était le plus beau jour de la semaine. Une fois épuisés, on rangeait les instruments, on débriefait, puis on sortait faire la fête. p. 44
J'ai répondu que je passerais puis j'ai écrit à Maëlys pour prendre des nouvelles d'Agathe.
J'avais besoin de savoir où elle était, ce qu'elle était en train de faire. Elle vivait tant de choses loin de moi, il me semblait que sa vie m'échappait. J'aurais donné n'importe quoi pour la voir plus souvent, pour avoir droit à un peu plus de temps, mais le pédiatre nous répétait qu'il fallait éviter de la perturber. J'avais des arguments pourtant, mais Maëlys n'écoutait pas. Elle suivait l'avis des médecins sans jamais se poser de questions.
- Léni ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Je n'ai pas eu le temps de répondre. Un cri a traversé le salon et s'est planté dans ma poitrine.
- Papa!
Ma princesse est arrivée en courant, a contourné sa mère et s'est jetée contre mes jambes. Je me suis baissé pour la soulever.
- Salut, ma belle.
Oui, les belles phrases existaient, elles dansaient tout autour. Ces mots trop grands pour moi et que je me contentais de regarder filer dans l'obscurité.
Le monde se renversait. Il m'échappait, il s'en allait peser ailleurs, sur d'autres épaules.
Et comment il aimait cette vie, malgré tout. Même si elle était dure, même si elle lui donnait parfois l'impression de lui cogner dessus. Il n'accepterait de l'échanger pour rien au monde.
J'ai pensé que je n'étais pas un perdant. Que je n'en serais jamais tout à fait un.
Toute ma vie était là, dans ces petits moments.
La marée était basse, je l’ai senti avant même d’arriver. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent, la houle venait mourir sur les amas de goémon en formant des arcs d’écume.
Je suis encore passé devant le monstre. C’est comme ça qu’on l’appelle chez nous. Il est chaque jour plus gros, il avance en bouffant la mer. Marcel répète qu’il ne faut pas baisser les yeux, qu’il faut regarder en face. Que rien ne peut plus l’arrêter mais qu’on doit rester digne. Sa voix tremble quand il parle du monstre.
Le soleil s’élevait sur l’horizon, illuminant les coques d’acier. J’apercevais la mer par-dessus le bras de terre qui protégeait le fleuve. J’ai cherché l’île et j’ai fini par deviner sa silhouette sur l’horizon. Belle et grave, tristement solitaire. En face, la côte s’étirait à l’infini. Le monde entier dansait dans la lumière naissante, une étendue immense qui répondait à l’île. Entre les deux une ombre filait au-dessus de la baie inondée de reflets orangés. Une ligne, à peine l’esquisse d’un lien entre les berges. Un trait d’union.
C'est pas rien, une île... C'est un bout de terre planté au milieu de l'océan. Un caillou peut-être, mais avec la mer autour. Un truc magique, un endroit d'où tu peux pas te barrer comme ça, juste sur un coup de tête. Et même pour la rejoindre d'ailleurs ! Une île, ça se mérite. Faut prouver qu'on est digne de l'atteindre, faut être à la hauteur.
On espère beaucoup de choses de soi, mais la réalité est souvent différente. Il n'y a qu'au pied du mur qu'on sait vraiment ce qu'on a dans le ventre. Il y a des tas de lâches qui s'ignorent. Je ne m'exclus pas du lot.
« Et vous, ça va ? »
J’ai eu envie de lui dire non. Juste une fois. Être sincère, arrêter de mentir. J’ai voulu lui avouer que j’avais peur, que j’étais terrorisé même, que je me sentais dépassé, incapable, englouti. Que je commençais à penser que c’était une catastrophe, que j’étais un traître, un lâche. Que c’était moi, en fin de compte, qui assassinait mon fils.
Je voulais qu’on maintienne sa vie. La qualité, ça viendrait après.