À l'occasion de la sortie en librairie de son troisième roman, "Du Rififi au Camboudin", Maude Mihami répond à nos questions.
Alfred le vieux passa son bras autour des épaules du gamin. Ils se tinrent longtemps ainsi, sans bouger. Alfréd priant l'étoile juste en face pour que ce moment ne s'arrête jamais et que le bras de son grand père reste posé sur lui toute sa vie. Alfréd le vieux priant l'étoile d'à côté, pour que son p'tit gars soit suffisamment fort dans la vie (...)
C’était un alcool fabriqué sur place depuis des générations et dont on se passait la recette de père en fils. Il n’était ni bon ni doté d’une quelconque vertu médicinale, mais il avait la propriété de n’être supporté que par les initiés, ce qui n’était pas rien quand on connaissait la fierté des Ruffiacois. Abstraction faite de son abominable goût d’essence, cet alcool avait un secret : il avait l’avantage – ou l’inconvénient, ça dépendait de quel côté on se plaçait – de délier la langue en la rendant mauvaise au possible.
Félicien était un menteur fini. Les autres l’appelaient le Contou, car il avait toujours des tas d’histoires invraisemblables à raconter. Il était mort et ressuscité une dizaine de fois, s’était autoproclamé druide et dispensait protections et remèdes à qui le lui demandait. Il proférait des phrases en latin de temps à autre pour impressionner la galerie. Son seul et véritable exploit était d’être allé à vélo jusqu’en Pologne sans crever. Au départ, il visait la Bulgarie. Il voulait y goûter la prepečenica, une rakia doublement distillée, dont la teneur en alcool pouvait dépasser les 80 °. Mais un détour par la Pologne et sa vodka l’avait fait revenir plus tôt et plus amoché que prévu.
Alfred se dit qu’il avait plus de chance avec Victoire. Pour commencer, elle avait son âge et puis surtout, ils s’entendaient à merveille. C’était son amie de toujours. Ils se connaissaient par cœur. Il lui suffisait de la regarder pour savoir ce qu’elle pensait. Il se rendait de plus en plus souvent chez elle, l’après-midi, pour prendre le thé. Les copains se foutaient de lui : Alfred-le-vieux, boire le thé à quatre heures ? Et quoi encore ! En vérité, Victoire et lui mettaient de la trouspignôle dans leurs tasses, mais personne ne le savait. C’était leur secret.
Le sport, c’était pas vraiment dans ses cordes. Il se dit qu’il allait en toucher un mot à Tophile. Tophile, c’était le costaud de la bande. Dans sa jeunesse, il avait été champion de lutte bretonne, catégorie poids moyen. Ses trophées et ses médailles étaient exposés au bistrot, derrière le bar. C’était Marthe qui avait voulu les mettre là, parce que lui, il n’était pas du genre vantard. Il avait gardé de ce temps-là des oreilles en chou-fleur et une belle prestance. Valait mieux être de son côté quand il croisait les bras.
On l’appelait le « cow-boy du Camboudin ». Ceux qui connaissaient leurs classiques lui trouvaient des airs de Charles Bronson dans Il était une fois dans l’Ouest, et ça lui plaisait bien. Il avait des yeux verts, comme ceux de l’acteur, sauf que le Bon Dieu avait voulu que lui, il naisse au Camboudin. Quand il était jeune, son regard faisait tomber les filles comme des mouches. Des filles, il n’y en avait plus depuis longtemps ; des mouches, si.
Ce p'tit bonhomme tout neuf entre ses paluches,ça lui avait foutu des frissons comme jamais. En plus, il était né pile le jour de son soixantième anniversaire. C'était un sacré cadeau. Quand sa fille lui avait dit qu'elle voulait l'appeler comme lui, mais avec un "é", y avait un truc qui avait roulé sur sa joue. Et quand elle avait ajouté que sans lui, le p'tit n'aurait jamais eu la force ni l'envie de sortir, ça avait continué de rouler...
Écris bien… Ce n’était pas une mauvaise idée. Mais écrire des poèmes, c’était pas de la tarte. On devait compter les pieds sur les doigts, trouver des mots qui riment et, en plus, ça devait raconter quelque chose. Quelle galère !
Au fur et à mesure qu’il le descendait, le vin rouge devenait aussi fadasse que du rosé. À la fin, il y avait plus de flotte que d’alcool dans la bouteille.
Sa troisième bolée de cidre bien frais à la main, Alfred écoutait d’une demi-oreille. Il savourait ce moment de pur bonheur, après son assoiffante expédition en terre Corrigou. Autour de lui, les copains s’agitaient. Chacun y allait de son conseil, c’étaient pas les astuces pour picoler en cachette qui manquaient. En tant que druide et guérisseur autoproclamé, Félicien était cependant le plus qualifié d’entre eux.
Il ne voulait pas que son petit-fils finisse alcoolo comme la plupart des copains du bistrot, et surtout comme sa mère qui avait un vilain penchant pour la bouteille. Le gamin avait juré, craché, qu’il ne picolerait jamais comme un pochtron (de toute façon, ça ne lui disait trop rien de finir tout bouffi avec une grosse fraise à la place du nez). Il avait vidé son verre cul sec comme un homme et son papi l’avait pris dans ses bras. Ça n’arrivait pas souvent. Alfred-le-vieux sentait la ferme, la terre et le bois. C’était l’odeur préférée d’Alfréd.