Michael Christie

« Le premier n’était pas prévu. Et quand on s’est mariés, on comptait juste en avoir deux de plus, mais il s’avère que Lavern et moi somme plutôt prodigues en miracles. Il suffit qu’on utilise la même savonnette et, hop, c’est la maternité neuf mois plus tard. »

On est dimanche, seul jour de repos des bûcherons, ce qui signifie que c’est aussi le moment où Willow mène ses « actions directes ». Tôt ce matin-là, Liam est resté dans le van à regarder sa mère jouer du coupe-boulon pour ouvrir le portail censé garder l’accès à une parcelle de forêt primaire. Il a senti son ventre se nouer tandis qu’elle conduisait au milieu des arbres et se garait à côté d’un groupe d’abatteuses-lieuses, des machines monstrueuses qui lui ont toujours fait penser à des dinosaures jaunes. Là, elle a attrapé deux des paquets de sucre blanc qu’elle stocke sous les sièges et les a déversés dans le réservoir des engins. Après quoi, malgré les supplications de son fils lui enjoignant de remonter à bord avant que n’arrivent la police ou des employés du site, elle a passé une heure dans la forêt alentour, à recouvrir à l’aérosol les marques faites par les bûcherons sur les arbres les plus précieux qu’ils comptaient faire tomber. Liam cauchemarde souvent à cause des abatteuses-lieuses, ces machines capables de dévorer des forêts entières. Que sa mère soit assez folle pour s’en prendre à elles lui semble une hérésie qui finira bien par attirer sur eux deux un malheur effroyable.
Mais c’est du passé, maintenant. La police n’est pas venue

Liam est toujours épaté quand ils tombent sur plusieurs centaines de ces champignons, des orchestres entiers de trompettes miniatures qui se dressent, dorées, parmi les racines des arbres.

Le temps, Liam le sait, n'est pas une flèche. Ce n'est pas non plus une route. Le temps ne va pas dans une direction donnée. Il s'accumule, c'est tout - dans le corps, dans le monde -, comme le bois. Couche après couche. Claire, puis sombre. Chacune reposant sur la précédente, impossible sans celle d'avant. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure. Liam peut bien l'admettre à présent, sa propre vie ne sera jamais impeccable, jamais parfaite, jamais récupérée. Parce qu'il est impossible de faire décroitre ce quí a crû, de défaire ce qui est fait.

Le temps d'un bref vertige alcoolisé, Harris plaint les arbres. Notamment pour la naïveté avec laquelle ils s'affichent de toute leur haute majesté. L'or et le pétrole, eux, ont le bon sens de se cacher.

Il y a longtemps qu'Everett Greenwood n'éprouve plus de pitié. Anéantie par ces hommes détruits qu'il a transportés pendant la guerre, par la trahison de son frère, par cette lutte incessante qu'est la vie - comme une piécette rutilante tombée dans un lac d'encre.
Mais la revoici, sortie de la vase, qui brille à nouveau dans sa main.

Ce que l'expérience lui a appris, c'est que plus les temps sont durs, plus nous nous comportons mal les uns envers les autres. Et ce que nous avons de pire à offrir, nous le réservons à notre famille.

Elle décrit les mois qu'elle passe à camper seule chaque été, naviguant entre parcs nationaux, plans secrets, coins de baignade et sources chaudes bien cachées."Rien que moi, quelques kilos de riz, de soja et de pois chiches, mon sac de couchage et les grandes forêts d'Amérique du Nord pour salle de jeu privée.

Depuis le temps qu'il travaille le bois, Liam n'a jamais fabriqué d'aussi vivant, d'aussi himain dans ses formes et dans son timbre.

Une variété d'épicéa sur le dessus, ce qui semble être du saule pour les cales et revêtements intérieurs, et puis de l'érable ancien très dur pour le fond, les éclisses et le manche. Partout le grain, les jointures et la finition sont impeccables.

La nature est plus grande que toute l'humanité réunie.

Une fois au musée, il est déçu de voir que le séquoia a été verni et qu'ils ne peuvent donc plus respirer les riches tanins du bois naturellement impérissable qu'il a décrits à Meena.

Demain à l'aube, je m'envole pour le Nunavut. Je vais participer à une cérémonie de guérison traditionnelle inuite menée par des anciens sous une aurore boréale. Ça va changer ma vie.

Chaque jour, son cerveau grésille de nouvelles ondes d'entendement. Elle devient convaincue qu'une connaissance véritable et parfaite des mécanismes secrets des arbres est le passe-partout intellectuel qui déverrouillera toutes les réponses à ses questions. Que même les mystères impénétrables du temps, de la famille et de la mort peuvent être résolus si on les considère par le prisme vert de cet organisme magnifiquement complexe.

Jake se concentre tout entière aux anneaux de croissance et aux racines pivotantes, aux polypoïdes et aux triploïdes, à la dispersion du pollen, aux gamètes, aux ovules et à la génétique des semences.

Pour son quatorzième anniversaire, elle convainc ses parents de la laisser faire neuf heures de route dans un bus surpeuplé, occupé jusqu'au dernier centimètre carré, pour rejoindre le célèbre Institut de recherche forestière de Dehradun. Cet immense domaine boisé fondé par les Britanniques au pied de l'Himalaya est l'une des plus vieilles institutions au monde à pratiquer la sylviculture de façon scientifique. C'est dans ses vêtements honteusement chiffonnés par le voyage que Jake fait la connaissance de la directrice de l'institut, le docteur Biswas, experte reconnue du figuier des pagodes, ou arbre de la Bodhi, l'espèce sous laquelle Bouddha médita à Bodhgaya.

A onze ans, elle sait distinguer visuellement un sapin baumier d'une pruche du Canada, un chêne d'un cornouiller. Et à douze ans, elle est capable d'opérer la même distinction à l'oreille, sur la seule base du bruit du vent dans les feuilles, à partir d'enregistrements trouvés sur YouTube.

Car il n'y a rien de tel que la pauvreté pour vous faire comprendre à quel point l'intégrité est un luxe.

Chaque année de sa vie, cet arbre a augmenté son diamètre, élaborant un nouvel anneau de cambium pour enserrer l'anneau de croissance de l'année précédente. Ce qui fait mille deux cents couches de duramen, mille deux cents couches de "bois de coeur", lesquelles suffisent à propulser sa cime hérissée jusque dans les nuages.

De toute façon, elle ne s'est jamais sentie à l'aise dans les groupes, avec leurs chicaneries, leurs ego et leurs dramuscules.