"Fantasy au Petit Déjeuner" épisode 46 consacré au tome 1 du cycle "La Guerre de la couronne" de Michaël A. Stackpole.

— La princesse Neyra a été témoin de l’anéantissement de son pays, du massacre de sa famille, de la destruction de nombreuses cités et du pillage des campagnes par un envahisseur implacable. Chytrine n’espère rien de moins que conquérir le monde ! Pourquoi ? Ça n’a aucune espèce d’importance. Il sera impossible de tenter la moindre négociation avec elle, malgré ce que vous semblez penser du roi Scrainwood. Si elle atteint son objectif, non seulement les jalousies mesquines et les rivalités insignifiantes n’auront plus lieu d’être, mais elles auront été à l’origine de sa victoire.
» Les troupes de Chrytrine son impitoyables, féroces et brutales. Mais elles sont loin d’être invincibles. Nous pouvons les arrêter. Nous les chasserons du Muroso. Nous les repousserons hors de la Sebcia. Nous les anéantirons, leurs chefs et elles.
Elle secoua la tête.
— Il ne s’agit pas d’une bataille entre gentilshommes. C’est la guerre. Chytrine ne fait pas de quartier. Elle a exterminé les enfants de Vilwan – vos enfants. La boucherie qui s’est produite en Sebcia et au Muroso défie toute description. Elle a fait voler en éclats la plus puissante des forteresses du Nord, et aucune autre n’a été en mesure de résister. Si vous croyez qu’il s’agit pour vous de l’occasion d’obtenir la gloire, vous mourrez bêtement. Vous enfants trépasseront en hurlant. Est-ce réellement ce que vous voulez ? Est-ce là ce qu’un seul d’entre vous souhaite vraiment ?
L’imposant forgeron secoua la tête et abattit une main sur l’épaule de Corbeau, ce qui le fit chanceler.
— Je n’ai versé aucune larme pour toi. Je n’ai jamais cru au suicide. Quand on a commencé à chanter les histoires sur Corbeau, j’entrevoyais la vérité. Je te le répète, tu es vraiment quelqu’un d’important.
— Mais ce qu’il y a de plus important, c’est de passer du temps avec ses amis. (Corbeau esquissa un sourire.) Reste là. Pour le dîner, au moins. Scrainwood occupe le domaine de Sourcen, il t’est donc impossible d’y aller.
Rounce sourit.
— Il marque un point, Nay.
— Tu as toujours été le plus malin, Hawkins. (Nay serra la main sur l’épaule de Corbeau et sourit.) On va rester. Ma femme m’étripera et me traitera de malappris, sinon.
— Bien, très bien. (Corbeau afficha un plus large sourire.) On sera tous réunis. Ce sera une longue nuit, mais, comme je la passerai avec mes amis, elle sera loin d’être assez longue.

— Alors vous croyez que vous pourriez en être un également ? que vous pourriez en devenir un ?
Alyx confirma, en ayant l’impression qu’un ver rampait dans ses entrailles.
— Ce n’est pas parce que j’ai l’épée de Malarkex, ou quelque chose comme ça. Toute ma vie, j’ai appris et j’ai lutté. Pour réussir au sein d’une culture étrangère, puis pour mériter ma réputation. Je me suis battue afin d’être digne de l’héritage de mon père. (Elle sourit) C’est ici, avec vous, avec Résolu et tous les autres que je me sens libre comme jamais. Vous attendez de moi la même chose que de vous-mêmes : travailler ensemble, tout faire pour arrêter Chytrine. Nous sommes les seuls arbitres de notre destinée, mais nous sommes tous liés par l’objectif de détruire Chytrine.
» Pourtant, obtenir une absolue liberté, cela semble si séduisant.
— Bien sûr, mais vous n’y succomberez pas. (La voix de Corbeau lui parvint basse et chaude.) Vous savez que, malgré toutes mes promesses, Chytrine exigerait un paiement. Alors en offrant de briser les chaînes de votre âme, elle ne ferait que vous préparer à de nouvelles. La liberté, celle que vous désirez, n’est qu’illusion tant qu’elle vivra. La seule façon de réussir, c’est de la détruire.
Alyx hocha lentement la tête, puis posa une main sur l’épaule de Corbeau.
— Je crois bien que vous avez raison, mais, dans le cas contraire, si je souffrais d’un instant de faiblesse…Vous avez le pouvoir de tuer un sullanciri. Ne me laissez pas…
Il sursauta.
— Vous demandez plus que ce que vous croyez. Je ne peux y consentir, non pas parce que je voudrais vous voir souffrir d’une telle destinée. Si j’acceptais, alors vous perdriez la dernière étincelle de résistance. Vous m’avez en réserve, je serais votre ultime combattant.
— Mais, vous ne me laisseriez pas…
Il se redressa et lui prit la main, lui caressant les doigts du pouce.
— Jamais vous ne deviendrez un sullanciri, Altesse. De cela, je n’ai aucune crainte. Chytrine croira que, à l’instar de tous les autres, vous pouvez être brisée, mais je sais que non. Voilà qui vous donne un avantage sur elle : à la fin, la sous-estimation de votre volonté provoquera sa perte.
Le matin suivant, les Brumes Grises firent à leurs compatriotes des adieux émouvants, puis ils hissèrent sur leurs épaules les paquetages qu’ils avaient sortis des cales du navire. Les plaisanteries se mirent à fuser sur le nom de leur groupe. La moitié d’entre eux voulait qu’il prenne celui de « Légion de Norrington ».
L’autre appellation qui revenait le plus souvent était celle de « Légion du Désespoir ».
Résolu préférait la seconde, mais il l’avait écartée. Après avoir observé la bande disparate de brigands, de meurtriers, de politicards et d’innocents, il secoua la tête.
— En fait, nous formons la Première Légion. La première qui affrontera Chytrine, la première qui rentrera chez elle. Avançons et faisons de notre mieux pour ne pas être aussi la Dernière Légion.

Il y réfléchit encore un peu, puis laissa les événements se fondre dans le mythe qu’il avait fait de sa vie. À une époque où il voulait qu’on le connaisse sous le nom deux Will l’Agile, roi des Fondombres. Il souhaitait qu’on voie en lui le rival de l’Araignée d’Azur. Avec justesse, Résolu s’était moqué de cette ambition dès leur première rencontre, puis il l’avait entraîné dans une série d’aventures incroyables. A Vilwan, Will avait vu des dragons combattre. En Okrannel, il avait vu une armée d’Aurolanis se faire écraser. A Yslin et a Meredo, il avait été loué et célébré. Il avait attaqué Wruona et dérobé un fragment de la Couronne du Dragon à l’Araignée d’Azur.
Et voilà qu’il avait parcouru les couloirs de Bokagul et sauvé une princesse murosane d’une horde de baragouineurs.
N’importe laquelle de ces aventures aurait suffi à inspirer un chant héroïque. En moins d’un an, il avait accompli plus qu’il avait jamais rêvé dans toute son enfance. Il se rendit compte que s’il était né aujourd’hui, même si on l’avait élevé de la même façon, son héros n’aurait pas été l’Araignée d’Azur, mais Will l’Agile.
Pourtant, en prenant conscience qu’il avait atteint l’objectif de son enfance en moins d’une année, il découvrait à quel point sa réussite était superficielle. Sayce avait raison : les héros ne pensaient pas à agir de manière héroïque, lis se complaisaient à penser à leurs actes héroïques. Et même si certaines choses qu’il avait accomplies pouvaient être considérées comme telles, à l’époque il fallait qu’elles soient faites et, plus important, si lui ne s’en était pas chargé, quelqu’un d’autre de la cavalerie s’en serait occupé. Les gens avec qui il voyageait étaient si exceptionnels qu’aucune de ses actions ne pouvait rivaliser avec les leurs.
Will sourit lentement lorsque, quelque part, au plus profond de lui, l’enfant qu’il avait été autrefois hurlait d‘indignation à l’idée de ne pas être exceptionnel.
Les temps, ce sont eux qui sont exceptionnels, et ils exigent beaucoup de nous.

— […] Écoutez, je sais pourquoi vous êtes là. La prophétie déclare que quelqu’un, un héros du nom de Norrington, va vaincre Chytrine. C’est très bien, mais quelle que soit cette personne, elle ne va pas y arriver toute seule. Bien sûr, les gens veulent des héros. J’adorerais en être un, mais je ne peux pas l’être pour tout le monde. Et tant que les gens me cherchent moi, ils oublient tous ceux qui sont déjà là.
» Regardez-vous, princesse, vous et vos hommes, vous avez chevaucher depuis Caledo malgré le pire hiver qu’on ait vu depuis presque une éternité. Si ça, c’est pas de l’héroïsme, alors c’est quoi ? Et regardez Corbeau. Depuis qu’il a l’âge de porter un masque, il se bat contre Chytrine. Il est couturé de cicatrices récoltées au combat. Il a tué des sullanciri. Ça, c’est un héros ! Résolu et Alexia aussi. Tous ceux qui étaient à Forteresse Draconis en étaient.
Will sentait les regards de la foule sur lui, en tout cas il était le seul à parler.
— Vous savez, une prophétie, ça veut seulement dire que tout le monde pense que quelqu’un d’autre réglera tout pour les autres. Et ce n’est vraiment pas acceptable.
» Princesse, vous venez de loin pour trouver quelqu’un qui vous aidera. J’aurais voulu être cette personne, mais je ne sais pas si c’est le cas. Je sais ce qui suit : héros ou pas, destin ou pas, je pourrais vous aider beaucoup plus facilement si tous ceux capables de faire quelque chose le faisaient effectivement ! (Will haussa les épaules et baissa les yeux sur elle.) Je sais que vous vouliez plus. Vous méritez plus. Je ne sais pas si je peux vous aider. Je le ferai, si je le peux, mais j’ai besoin de réfléchir. Je suis désolé.
Il soupira et traversa la foule. Il avait l’impression que ses pieds étaient lourds comme du plomb lorsqu’il monta les escaliers puis longea le couloir jusqu’à sa chambre. Soudain épuisé, il retira ses bottes, puis se glissa dans le lit et frissonna jusqu’à sombrer dans un sommeil agité.

La voix de Kerrigan était douce.
— As-tu jamais imaginé que tu te retrouverais ici, Will ?
— Ici, dans une forêt d’Oriosa, à porter un masque, gelé, alors que l’homme le plus maléfique du monde dort auprès d’une belle princesse et que la femme la plus maléfique du monde envoie d’immenses armées pour me tuer ? Non, pas particulièrement, non.
— Tu sais bien ce que je veux dire.
Les mains du magickant apparurent de sous la couverture et il contempla ses paumes ouvertes.
— Quand j’étais petit, j’imaginais le futur. Je me disais que peut-être je deviendrais Grand Magister de Vilwan et que j’inventerais des sortilèges merveilleux. Et parfois, je rêvais de m’opposer à Chrytrine. Dans ces rêves, je disputais contre elle un duel de sorcellerie, je la châtiais et sauver le monde.
» Mais me voilà, dans un bois humide, à parler à quelqu’un de plus jeune que moi et qui, sans offense aucune, est aussi mal préparé que moi pour sauver le monde.
— N’oublie pas qu’on est poursuivis.
— Je n’ai pas oublié. (Kerrigan jeta un coup d’œil à la tente.) Orla m’a dit de suivre Corbeau et Résolu. Maintenant, il se trouve que Corbeau est Hawkins et que le roi Scrainwood va probablement le tuer. J’ai l’un des fragments en ma possession, tu es un pion sur l’échiquier du destin, Forteresse Draconis est tombée et mon professeur est mort. Ai-je omis quelque chose ?
Will sourit de toutes ses dents.
— Le général Adrogans a pris Svoin, puis l’a brûlée entièrement.
— Ah, oui. (Kerrigan grimaça.) Les choses se présentent mal.
— Vu sous cet angle, oui. Attends, si c’est moi l’espoir du monde, alors il y a vraiment de quoi s’inquiéter. (Will haussa les épaules.) Mais remarque, on n’est pas encore morts, on a tué un des Lanciers Noirs de Chytrine et il lui manque toujours des fragments. La chute de Forteresse Draconis va forcer certaines personnes à agir, alors on a une chance.
— Oui, c’est déjà ça.

— Vous ne devez pas retourner à Vilwan.
Il secoua la tête.
— Je ne comprends pas.
— Promettez-le moi.
— Je le promets, mais pourquoi ?
Elle continua comme s’il n’avait pas posé de question.
— Suivez Corbeau. Suivez Résolu. Promettez-le-moi.
— Je vous le promets. (Il recouvrit sa main gauche de la sienne.) Dites-moi pourquoi.
Orla se tourna vers lui. Une expression de souffrance lui traversa le visage, mais Kerrigan sut que celle-ci n’avait rien de physique.
— Il existe des destinées, Kerrigan. Celle de Will a été écrite par la prophétie. Celle d’Alexia dans le sang. La vôtre a été forgée.
— Forgée ? (Il hésita) Forgée comme par un forgeron, martelée de fer ? ou forgée, comme si elle était fausse, mensongère, une mascarade ?
— Ceux qui l’ont créée penseraient à la seconde définition. Mais je sais qu’il s’agit de la première. La peur fait que Vilwan vous détruirez désormais. Cela ne peut arriver.
— Mais pourquoi feraient-t-ils une chose pareille ?
— Ils désiraient que vous soyez beaucoup de choses. Vous pouviez être n’importe laquelle d’entre elles, mais pas toutes. (Son sourire retomba.) Pour le salut du monde, tu dois être toi-même. Il y a beaucoup de choses que tu sais faire. Tu dois décider de celles qui sont nécessaires. Orla ferma les yeux et sa respiration se régula, tout en restant faible et difficile. Kerrigan resta à ses côtés et succomba lentement à la fatigue, même si son sommeil ne fut ni très profond, ni réparateur. Chaque fois qu’il se réveillait, il la regardait, dans l’espoir de la voir en meilleure santé, mais, de toute évidence, elle les quittait.

— Qu’est-ce que j’ai à voir dans cette histoire ? Pourquoi on voudrait me tuer ?
Corbeau leva une main pour empêcher Résolu de parler.
— Il y certaines choses que nous ne pouvons pas te dire, Will, du moins pas avant d’être certains que tu as besoin de les entendre. Peut-être n’es-tu qu’un petit voleur, arrivé par erreur…
— « Un petit voleur, arrivé par erreur », elles me plaisent, ces rimes, sourit le garçon.
Corbeau rit doucement.
— Aucune surprise de ce côté, je crois. Si tu es bien celui que nous espérons, alors nous finirons par tout t’expliquer. Sinon, une parole malheureuse pourrait condamner le véritable élu. Tu comprends ?
— Je crois. (Will renifla ses bottes humides.) C’est comme l’histoire des princes jumeaux. Ils ne pouvaient pas dire à celui qui avait été élevé loin du château qui il était, parce que les gens voulaient le tuer. (Il releva la tête.) Vous voulez pas dire que je suis un prince, hein ?
Résolu éclata d’un rire un peu cruel.
— Tu n’as rien d’un prince, gamin, rien du tout.
— Oh.
Will soupçonnait qu’ils pouvaient très bien lui mentir, mais décida de n’en rien laisser paraître. Il haussa les épaules et se leva avec une grimace de dégout quand il sentit l’humidité au fond de ses bottes.
— Il vaut mieux, parce que la pluie trempe aussi bien un prince qu’un voleur, mais un voleur, peut le supporter.
-Comme vous le savez bien, Grande Duchesse, le vin aide souvent à parler, rarement à écouter.