Citations de Michel Desmurget (225)
En outre, mieux vaut pour nos progénitures écouter des livres audio, consulter des vidéos éducatives ou lire des livres numériques que de dilapider les années les plus décisives de leur développement sur Netflix TikTok ou une console de jeux. Mais malgré tout, tant qu’à choisir, les ouvrages imprimés restent l’option la plus efficace pour câbler le cerveau d’un enfant. Comme l’a écrit Umberto Eco, immense érudit s’il en est, « le livre et comme la cuillère, le marteau, la roue ou le ciseau. Une fois que vous les avez inventés, vous ne pouvez pas faire mieux. »
Comme le montre Boorstin, « le triomphe du livre imprimé entraîna bientôt le triomphe des langues populaires qui devinrent, à travers l’Europe, les véhicules de la culture ». En retour, « avec la multiplication des livres, le degré d’instruction s’éleva et la littérature vernaculaire s’enrichit ». Cercle vertueux s’il en est : le livre façonne l’éducation, qui en retour féconde la production de livres.
En 2020, la pandémie de Covid-19 a frappé la planète. Pour freiner la propagation du virus, nombre de gouvernements prirent des mesures radicales de confinement. Pendant des semaines, les gens furent empêchés de sortir librement, de voir leurs proches ou de fréquenter les lieux et commerces « non-essentiels ». En France, le législateur autorisa l’ouverture des quincailleries, bureaux de tabac et blanchisseries. A l’inverse, il ordonna la fermeture des librairies. Les professionnels du secteur ne manquèrent pas d’exprimer leur colère, pointant la concurrence déloyale des géants du commerce en ligne (épargnés par la mesure) et affirmant, dans un communiqué commun, que les livres étaient réellement « essentiels à nos vies citoyennes et individuelles », en raison notamment de leur capacité à assouvir « notre besoin de compréhension, de réflexion, d’évasion, de distraction, mais aussi de partage et de communication, y compris dans l’isolement ». Une appréciation corroborée par François Busnel, critique littéraire bien connu, selon lequel les librairies représentaient notre meilleure arme pour « permettre à la connaissance d’affronter l’obscurantisme ». L’avertissement fut entendu. Le gouvernement révisa sa position et les librairies furent finalement placées sur la courte liste des commerces « essentiels ». Parallèlement, dès qu’ils le purent, les lecteurs reprirent en masse le chemin des boutiques, comme si le manque avait exhumé le besoin. Les ventes de livres atteignirent des sommets.
L’apport potentiel de l’école au développement langagier précoce s’avère au mieux modeste et au pire marginal. En ce domaine plus qu’en tout autre, c’est la famille qui porte le fardeau. Son rôle est aussi central qu’irremplaçable. Si elle se montre défaillante, le langage restera en jachère et l’enfant verra son avenir académique compromis, avant même l’entrée en maternelle ; car, comme le précise un article de synthèse, à la compréhension écrite, essentielle à la réussite scolaire de long terme, dépend des capacités langagières précoces ».
Entre 3 et 9 ans, les enfants initialement les mieux dotés s’enrichissent bien davantage (8000 mots) que leurs homologues originellement les plus démunis 3800 mots). Les spécialistes appellent cela « l’effet Matthieu », en référence à une célèbre phrase du nouveau testament : « Car celui qui a, on lui donnera et il aura du surplus, mais celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé. »
Le smartphone (littéralement « téléphone intelligent »), nous suit partout sans faiblesse, ni répit. Il est le Graal des suceurs de cerveaux, l’ultime cheval de Troie de notre décérébration. Plus ses applications deviennent intelligentes, plus elles se subsistent à notre réflexion et puis elles nous permettent de devenir idiots.
À partir de la littérature scientifique disponible, on peut formuler deux recommandations formelles : (1) pas d’écran récréatif avant six ans (voire sept ans si l’on inclut l’année charnière de cours préparatoire); (2) au-delà de six ans, pas plus de 60 minutes quotidiennes, tous usages cumulés (voire 30 minutes si l’on privilégie une lecture prudente des données disponibles).
Il est absolument impossible de débattre, de lire, de réfléchir ou plus globalement d'avoir une vie intellectuelle féconde sans un solide répertoire de connaissances générales. En enfermant nos enfants dans le dogme idiot du "Google it en 15 millisecondes", on stérilise purement et simplement leur intelligence car on empêche à la fois la pensée et la compréhension.
Un enfant qui ne lit pas de livres se condamne irrévocablement aux platitudes des élocutions ordinaires. Il ne pourra jamais construire les piliers lexicaux, syntaxiques et orthographiques des langages avancés, si nécessaires au fonctionnement optimal de la pensée.
L'analogie est frappante avec la question du réchauffement climatique. Pour que commence à s'estomper l'odieux pouvoir des « marchands de doute* » et que soient pleinement considérées les alarmes scientifiques périodiquement émises au cours des trois dernières décennies, notamment par le GIEC**, il a fallu attendre que les prédictions théoriques s'incarnent enfin dans le réel palpable de nos calottes glaciaires. Avec les écrans, aujourd'hui, nous en sommes là, au grand dam des commis-négateurs de tous poils, qui ont de plus en plus de mal à extraire leurs discours lobbyistes du cimetière des fables périmées.
« La propagande est à la démocratie ce que la violence est à la dictature. »
NOAM CHOMSKY,
linguiste et intellectuel
Au final, si tout cela paraît difficile, si vos enfants tempêtent et enfoncent en vous le fer rouge de la culpabilité, n'oubliez pas une chose : lorsqu'ils seront grands. ils vous remercieront d'avoir offert à leur existence la fertilité libératrice du sport, de la pensée et de la culture, plutôt que la stérilité pernicieuse des écrans.
Quant aux heures reprises à l'hégémonie des écrans, il faut les rendre à la vie. Ce n'est ni simple, ni immédiat car c'est toute l'écologie familiale qu'il faut alors réorganiser. Mais si la volonté tient, les enfants s'adaptent; et le temps « vide », enfin, peut se remplir d'activités nouvelles [...]
On me dit parfois que je suis « méprisant » vis-à-vis des jeunes générations. Rien n'est plus insultant que ce genre de sottise. Si je méprisais ces gosses, je les brosserais sagement dans le sens du poil. Je leur dirais qu'ils sont tous des mutants au cerveau transcendé et je leur suggérerais toutes sortes d'applications « éducatives » bancales (mais bancables). Je vanterais leur formidable créativité, tout en expliquant discrètemnent à ma lucrative clientèle que ces gamins sont en fait trop débiles pour encaisser une pub de plus de dix secondes. Je glorifierais leur génie numérique en m'ingéniant à protéger mes propres descendants. Je m'émerveillerais de leur inventivité lexicale pour ne pas avoir à déplorer leur préoccupante anémie langagière. Au fond, si je méprisais ces enfants, je n'aurais pas écrit ce livre, mais une hagiographie complaisante, abjectement gluante et approbatrice.
On dit qu'écrire apaise. Je crains que ce ne soit pas toujours le cas. Parfois les mots ne font qu'accroître la colère. On part exaspéré, on finit ulcéré. Ce livre en est un bon exemple. Au début, porté par une recherche bibliographique encore parcellaire, il ne disait qu'une vague irritation. Puis, lentement, confronté d'un côté à une masse sans cesse croissante d'études scientifiques inguiétantes et de l'autre à un déferlement de propos publics toujours plus affligeants, il s'est élaboré en une rage sourde et froide. Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais sans doute, dans l'histoire de l'humanité, une telle expérience de décérébration n'avait été conduite à aussi grande échelle.
« Chacun de tes pas d'aujourd'hui est ta vie de demain. »
WILHELM REICH,
psychiatre et psychanalyste
Au fond, les éléments précédents ne font que refléter la capacité générale des contenus audiovisuels de masse à formater nos représentations sociales. Youtube, les séries, les films, les clips musicaux, les jeux vidéo sont de véritables machines à fabriquer des normes, c'est-à-dire des règles, souvent implicites, de conduite, d'apparence ou d'expectation.
Au fond, tout cela nous ramène à ce qui a déjà été dit pour l'alcool et le tabac ; à ceci près, toutefois, que la publicité alimentaire ne subit nulle restriction. Les annonceurs ont carte blanche pour agir et imprimer littéralement leurs marques et leurs produits au cœur du cerveau naissant de nos enfants. Une fois les structures de mémorisation infectées, c'est I'ensemble des préférences gustatives qui se trouve altéré, en faveur des aliments hypercaloriques les plus largement promus.
Pourtant, le simple fait de souligner l'omniprésence du tabac dans les contenus numériques accessibles aux jeunes ou de suggérer qu'il serait justifié de prendre des mesures législatives protectrices à destination des mineurs soulève des torrents d'indignations outragées⁹⁶⁹. Peut-être que les ayatollahs obtus de la liberté créative voudront bien se demander, un jour, si la haute opinion qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur art sacro-saint justifie la boucherie actuelle.
Autrement dit, en matière de développement du langage, ce n'est pas parce qu'il est préférable de mettre l'enfant devant un écran plutôt que de l'enfermer seul dans le noir d'un placard à balais⁷²⁷ que l'on peut sans dommage, en l'absence de placard, remplacer l'humain par l'écran.