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Élise de la librairie Dialogues nous propose ses coups de la rentrée littéraire 2019 : "À la ligne" de Joseph Ponthus (éd. La Table Ronde), "Edith et Oliver" de Michèle Forbes (Quai Voltaire) et "L'Atelier du désordre" d'Isabelle Dangy (éd. du Passage).
Réalisation : Ronan Loup.
Questions posées par : Laurence Bellon.
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« Au dessus de sa tête , les mûres, telles des grappes d’ecchymoses, pendent aux tiges fibreuses des ronces, qui s’empourprent d’un rouge enflammé et palpitent de rose foncé là où surgissent leurs piquants acérés .
De la poussière s’est déposée sur les baies : soulevée par le flot régulier, quoique modeste , des véhicules sur la grand- route limitrophe, elle a enveloppé les drupéoles d’une membrane granuleuse pas très appétissante . »
Cette façon dont nous gardons les morts en vie, à tellement vouloir réparer le passé. Cette façon dont nous les portons partout avec nous, et oublions ainsi de vivre notre vie.
Les malades, en chemises de nuit et robe de chambre, sont pâles et émaciées. On les croirait enveloppées de bandelettes, à moitié momifiées. Dépouillées du quotidien. Ce sont désormais des patientes et leur mission consiste à attendre, à attendre des biscuits, des analgésiques, mais aussi des hochements de tête entendus des spécialistes de passage, à qui elles rendent machinalement leur salut, sans avoir rien compris à leur discours.
Elle se sent tomber à l'intérieur d'elle-même, sombrer et s'enliser dans la boue ocre rouge qu'est devenu son sang.
Chaque fois qu'elle venait de jouer du Beethoven, Oliver avait l'impression de voir les mots qu'elle pensait mais ne formulait pas : ils sortaient de son corps comme une vapeur. Des mots simples : envol - bond - course - bulle. Et non seulement les mots, mais les vastes espaces magnifiques qui s'étiraient entre eux. Avec elle, il avait appris à voir l'invisible. A regarder par-delà les faits concrets du monde tels qu'ils se présentaient.
On flotte et on brûle en même temps … N'est-ce pas ainsi qu'elle a expliqué à sa fille les effets de l'amour ?
Elle renverse la tête pour regarder le ciel : elle a l'impression de faire partie de l'azur et d'arriver à voir les nuages. Elle est aussi réelle et aussi déliée que la vapeur. Chaque nuage raconte son histoire avec naturel tout en naviguant sur ce fond bleu tendre. Alors qu'elle observe les nuages, elle discerne un bateau qui devient une île, puis l'île se change en arbre. Des oiseaux s'échappent de l'arbre et le tronc s'éloigne en flottant comme une botte à la surface d'une rivière. Une bicyclette apparaît, puis la tête énorme d'un homme doté d'un œil gigantesque. Un cheval saute par-dessus une haie puis devient cette haie, puis une colline spongieuse, et ensuite une vache endormie. Il y a là un nuage qui ressemble exactement à un nuage. Et maintenant à une toile d'araignée. Sans araignée. Il y a trois malheureux lévriers. Il y a une charrette à la recherche du cheval qui saute. Puis un nuage de la forme de l'Irlande, où le souvenir chatoie le plus intensément. Et il y a son père. Flottant sur le ventre avec entre ses doigts un étrange oiseau. La silhouette de son père s'allonge. Il relâche l'oiseau. Le nuage paternel recouvre Victoria Hill, ombre bleue d'une telle profondeur que son père semble devenir aussi réel que la colline elle-même. Réel et compacte, magnifique dans son manteau de ville, tenant son borsalino à la main, mal assorti avec la nature.
Des pensées clapotent partout autour d'elle, surgissant des grands fonds, remontant à la surface. Des pensées qu'elle ne peut refouler.
Elle quitte le bouillonnement préhistorique de la Fougeraie avec ses compagnons, et tous trois courbent la tête contre la pluie en se dirigeant vers l’exotisme miniature de la Serre alpine. Oliver leur emboîte le pas, étourdi par le brusque rétrécissement des végétaux alentour. Il touche les plantes qu’elle touche et laisse le chardon bleu des Alpes lui piquer les doigts. Se succèdent saxifrages, crocus, gentianes et perce-neige précoces.
Il devrait lui dire bonjour. Mais non. Il a perdu sa langue dans l’air raréfié de la Serre alpine et préfère demeurer caché. Il la regarde partir et reste cloué sur la place dans le gravier qui s’étale sous ses pieds.
Lorsqu'elle atteignit l'immeuble, elle vit son reflet déformé dans la vitre sombre et brillante de la porte d'entrée. on aurait dit un prisme de lumière brisé : des tessons d'elle-même oscillaient autour d'un centre noir.