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Critiques de Neige Sinno (406)
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Triste tigre

°°° Rentrée littéraire 2023 # 41 °°°



De l'âge de sept à quatorze ans, Neige Sinno a subi des viols répétés de la part de son beau-père. Elle a porté plainte à dix-sept ans. Un procès a eu lieu, il a avoué, il a été condamné.



Ce livre, je n'avais pas envie de le lire. Je ne comptais pas le lire. Non parce que le sujet me faisait peur – quoi que – mais parce ce que j'avais l'impression d'avoir déjà beaucoup – trop ? – lu et entendu sur la question de l'inceste ou de la pédocriminalité … Christine Angot, Vanessa Springbora, Camille Kouchner, le podcast de Charlotte Pudlowski entre autres.



Et puis il y a eu le passage de Neige Sinno à La Grande Librairie. En la voyant, j'ai su que je lirai son texte. J'ai été frappée par son regard qui parfois s'absentait, par la douceur posée de sa voix, par la profondeur de ses silences et ses hésitations, par l'expressivité de ses mains qui semblaient soutenir le maintien de son corps.



J'ai ouvert Triste tigre empreinte d'une solennité grave que je n'ai jamais dans ma posture de lectrice, comme dans un état de préconscience du poids des mots qui allaient suivre.



Le fil conducteur du livre peut se résumer à la question du pourquoi elle écrit sur l'inceste. Dans un remarquable sous-chapitre intitulé « Raisons que j'ai de ne pas vouloir écrire ce livre », l'autrice dit qu'elle veut exister pour son écriture et non pour son écrasant sujet. Elle veut « être dans la langue », que son texte soit « esthétiquement valable », tout en affirmant son dégoût à faire de l'art avec son histoire, la faute morale consistant à esthétiser la violence



Triste tigre relève brillamment le défi littéraire. Elle n'y raconte pas, même si par courts passages à la crudité sidérante, elle le fait quand même mais sans brandir sa souffrance en étendard. On est bien au-delà du récit autobiographique même si elle revendique l'impossibilité à s'évader de la première personne, son « couteau pour disséquer le monde, un choix politique et esthétique qui affirme l'union du contenu et de la forme », un outil d'analyse bien affuté qui «arrive jusqu'à l'os ».



Ce qui m'a le plus frappé dans ce texte hybride qui n'entre dans aucune case, c'est à quel point chaque page pense. le lecteur est plongé dans la tête de Neige Sinno, une tête en pleine réflexion, constamment aux aguets pour que sa quête littéraire soit la plus juste, entre distance protectrice et vérités. Chaque page entre en conversation permanente avec le lecteur explorant l'inceste sous tous ses angles et ainsi que les questionnements qu'il engendre, de la carcéralisation de la peine à la prise en charge par la société, en passant par l'intimité des relations familiales ou les répercussions traumatiques à vie pour la victime. Chaque page est également en conversation permanente avec d'autres auteurs – la liste est longue -, et l'analyse proposé est à chaque fois passionnante, notamment celle de Lolita de Nabokov ou d'écrits de rescapés de la Shoah.



Certains passages m'ont marquée par leur singularité, la lucidité et la netteté de la pensée qui les convoquent :



« Je cherche la description précise des faits. Je veux savoir ce qu'il lui a fait exactement, combien de fois, où, ce qu'il disait, etc. Je déteste l'idée que quelqu'un ouvre ce livre et cherche ce qu'on m'a fait exactement, où on m'a mis la bite, et le referme après sans y avoir rien trouvé d'autre que cette bizarre constatation. »



Alors que le monde adulte est plein de zones grises qui sont le terrain de la responsabilité, du choix, du libre arbitre, « l'enfant, lui, vit en noir et blanc. (…) C'est toujours grand ouvert chez un enfant. Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. Il n'atteint pas cette poignée. Elle n'est simplement pas à sa portée. »



« Je ne peux m'empêcher d'espionner. Je le faisais déjà quand j'étais enfant pour m'assurer qu'il n'arrivait rien aux autres. J'espionne tout le temps, parfois vaguement, parfois avec plus d'insistance. J'espionne les papas dans les cabines des piscines publiques, les professeurs de collège qui reçoivent dans leurs bureaux. J'espionne mon compagnon. Il sait que je l'aime, que j'ai confiance en lui. Je crois qu'il sait que je l'espionne, et que je ne peux pas faire autrement. Je crois qu'il me pardonne. »



Neige Sinno dit que la littérature ne l'a pas sauvée, juste accompagnée et consolée, éclairée. Moi je peux dire que par son intelligence, sa hauteur de vue, son livre a changé profondément mon regard sur l'inceste.



« Il n'y a jamais de happy end pour quelqu'un qui a été abusé dans son enfance. C'est une erreur et une source d'angoisse que de croire au mythe du survivant tel que nous les décrivent les films américains. (…) Parce que ce n'est pas fini. Ni pour moi, ni pour vous, ni pour personne. Et tant qu'un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d'entre nous.
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Triste tigre

Déjà, dans sa petite introduction Neige Sinno annonce que ce livre n'est pas son dépotoir, et la suite montre qu'en approchant ce sujet effroyable de la pédophilie qu'elle a subi personnellement , elle est dans une autre sphère. Ce qui aussi comme lecteur , lectrice nous déplace aussi dans cette autre sphère, celle de la littérature pure et dure.



Comment raconter une histoire aussi terrible et comment présenter ce personnage qui a commis l'indicible ? Qu'est-ce-qu'on fait avec quelque chose d'irracontable? parce que c'est irracontable ! ,



Elle s'efforce d'approcher l'idée d'un personnage qui en apparence ne pourrait commettre même en pensée de tels actes mais les a commis . Elle n'arrive pas à comprendre comment le même personnage change de dimensions , « Tout ce qui a trait au viol se passe dans une dimension à part, une dimension 'bizarre', qui est physiquement la même que celle où se déroule le reste de la vie, qui s'y superpose comme un double d'une insupportable clarté »,



Elle se réfère à la Littérature , comme la Lolita de Nabokov, là encore

un chemin sans issu « on joue le jeu de l'auteur qui se met dans la peau du criminel sans pour autant entrer en empathie avec le personnage. Et si d'aventure on s'y laisse entraîner, le texte se charge de nous rappeler, à des moments choisis, que cette empathie fait de nous des complices du monstre. C'est un choix rare en littérature. », un choix rare en ce qui concerne les viols d'enfants,surtout que la voix de Lolita est totalement absente dans le livre,



Elle se réfère à d'autres pervers, bourreaux, criminels de l'Histoire, qui ont commis des actes impensables, pourtant ces gens fascinent, intéressent les gens, « Ils représentent pour nous quelque chose qui nous résiste absolument, qui est au bord de nous, mais où nous ne pouvons pas ou ne voulons pas aller. », un autre cheminement sans issu,



Elle analyse les témoignages en faveur de son bourreau durant le procès ; or alors que ceux-ci pensent que tous les aspects de sa vie depuis sa jeunesse jusqu'au procès sont irréprochables , le crime là dedans n'est qu'une anomalie , pour Neige « Son crime fait de tout le reste de son existence une aberration, il empêche de la lire sous le prisme de la dignité ou d'une quelconque qualité morale ». Là encore elle n'arrive pas à trouver justice,



Elle va même plus loin, essayant de comprendre des exemples concrets dans la Littérature comme La joie de vivre de Goliarda Sapienza ( roman que j'ai vraiment détesté ), de la représentation de l'enfant abusé en maître de son destin , séduisante parce que transgressive, en vain…….,



Et finalement elle l'avoue , elle arrive uniquement à s'en approcher , de différents points de vue, de différentes façons pour pouvoir atténuer l'immense solitude dans laquelle l'a enfermé ce viol. Un viol qui a duré des années, dont elle n'en porte aucune responsabilité, et le monstre qui l'a commis après cinq ans de prison est ressorti, s'est remarié et a refait quatre enfants. Comment un homme pareille peut encore être mari et père comme si rien ne s'était passé alors que sa victime est condamné à vivre avec son mal, seule, le reste de sa vie ? Et rien , mais rien ne viendra combler cette solitude d'un être brisé dans la petite enfance, et ce livre en est le tragique témoin, « Il n'y a jamais de happy end pour quelqu'un qui a été abusé dans son enfance ». C'est un texte littéraire, lucide , intelligent , bouleversant de sincérité . J'évite ce genre de sujet en général, qui me donne l'impression d'être voyeur, ici il n'en est nullement question. Un texte qui ne répond à rien , qui ne résolu rien, pourtant on rencontre elle et sa douleur et son immense solitude, une personne « damaged for life », et en un seul mot, c'est Poignant !

J'espère que ce livre apaisera un petit peu sa douleur et amenuisera sa solitude lui permettant comme elle l'espère, d'accéder à un territoire où elle sera devenue plus libre, même si cet « autre lieu » sera toujours là , au détour du chemin.



« Comment faire pour s'élever à une plus grande puissance sans que cela tourne à l'oppression d'un autre ? Comment transcender le mal dans la douceur et non dans un nouveau mal ? Et comment faire pour que cette douceur nous importe, nous fascine autant que le côté obscur ? »







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Triste tigre

Lorsque son beau-père surgit dans sa vie en 1983, Neige Sinno a sept ans et lui vingt-quatre. Elle a déjà une sœur et cette seconde union de sa mère ajoutera bientôt deux demi-frères et sœurs à la fratrie. La famille entame une existence bohème et précaire, dans une maison de Briançon transformée en campement par d’interminables travaux de restauration. Pour elle commence aussi le long calvaire de viols répétés pendant des années, jusqu’à ce qu’à l’adolescence, elle puisse enfin prendre le large. Elle ne sortira du silence qu’à ses vingt-et-un ans, lorsqu’elle se résoudra à porter plainte. Condamné après ses aveux à neuf ans de prison, le beau-père n’en fera que cinq - « Prisonnier modèle, remise de peine. C'est classique avec les délinquants sexuels. Ils sont les bons élèves de la prison. » - et refera alors sa vie, avec une nouvelle femme dont il aura quatre autres enfants.





A jamais marquée, contrairement à lui, par ses blessures de survivante, l’auteur vit aujourd’hui au Mexique. Elle qui se méfie des livres qui ont des sujets et qui ne croit pas au pouvoir thérapeutique de l’écriture, elle qui n’est qu’incertitude face à son projet – « j’ai peur que la seule chose qui m’arrive avec ce livre soit d’être invitée à des émissions de radio sur l’inceste, où l’on me demandera de résumer dans un langage encore plus simple que celui du ­livre ce qui y est dit afin que les auditeurs distraits et blasés n’aient pas à faire l’effort de le lire. » « Je ne souhaite pas qu’il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d’exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. Et surtout ce sujet-là, que je n’ai pas choisi, ni voulu, ni créé. Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n’ai pas fait mais qu’on m’a fait. Quel cauchemar. » – a pourtant passé vingt ans à la rédaction de cet ouvrage, disséquant compulsivement ces années à subir l’inceste, les attaquant sous tous les angles en un précipité de brefs chapitres, à l’écriture à l’os, nette et percutante, ses tâtonnements irrépressibles autour des gouffres ouverts dans sa vie et dans son être finissant par construire, non pas seulement un témoignage frappant, mais un texte hanté, débordant d’interrogations profondes, d’analyses et de réflexions qui en font définitivement un livre remarquable, d’ailleurs déjà couronné du prix « Le Monde » et dans la sélection du Goncourt.





Alors pourquoi écrire ? Pourquoi parler même ? « Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler. On perd sa famille, c’est évident, on perd son village aussi, on perd son enfance, ses souvenirs d’enfance, ses illusions d’enfance. On gagne quoi en échange ? Je ne sais pas. On gagne la vérité, mais c’est quoi la vérité, exactement, je ne saurais le dire. » Intitulée « Portraits », la première partie s’essaye à peindre le violeur, constate son impuissance à le cerner objectivement – « évidemment, c’est impossible parce que c’est lui » –, tente alors le portrait de l’enfant, tout aussi irréalisable tant il renvoie de manière lancinante aux questions de l’innocence et du consentement, mais surtout parce qu’il n’existe plus, irrémédiablement, qu’au travers du regard et du désir de l’agresseur. « La domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements mêmes de l’être. » « Les conséquences du viol (…) affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être. » « Tout mon caractère, c’est lui qui l’a fait. » « Je suis comme ci et comme ça, et tous ces ci et ça dérivent directement de l’enfance que j’ai eue. J’ai du mal à être sûre que j’existe. » « La victime existe en tant que véhicule qui portera, toute son existence, la trace du viol. Abîmés pour la vie. Abîmés, abîmées, cernés par des abîmes. Damaged for life. Ce livre lui donne encore raison. » Se constatant aussi incapable de trouver l’issue qu’un insecte se heurtant indéfiniment à la vitre invisible qui bloque son envol, le texte s’engage alors dans une seconde partie, « Fantômes », ou comment vivre avec le trauma, refaire sa vie peut-être, loin sans doute, en parler à sa propre fille aussi, en somme, et même si « On ne peut pas se relever et se défaire de quelque chose qui nous constitue à ce point », puisque « Le monde entier est perçu à travers ce filtre. Pour celui qui n’a connu que cela, c’est depuis l’oppression que tout s’organise. Il n’existe pas un soi non-dominé, un équilibre auquel on pourrait retourner une fois la violence terminée », tenter quand même de réfléchir à « ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous », le tout en convoquant les textes d’autres auteurs – Vladimir Nabokov, Virginia Woolf, Camille Kouchner, Emmanuel Carrère… –, les sciences sociales et des avis d’experts.





Comment refermer ce livre autrement que dans un silence pétrifié, comment le commenter quand seuls les mots de l’auteur méritent d’être entendus dans leur parfaite et impressionnante justesse ? Un livre-choc jusque dans sa sobriété, précis, lucide, intelligent. Un livre-combat, où l’auteur se collette aussi bien avec elle-même qu’avec le silence, question non pas tant de survie et de reconstruction, mais d’existence tout court. Très grand coup de coeur.


Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Triste tigre

Je viens de tourner la dernière page de ce roman qui m'a littéralement chamboulé qui m'a pris au tripes, un uppercut, j'en reste encore scotchée. En toute franchise, ce roman mérite d'être reconnu à sa juste valeur, L'auteur nous plonge avec subtilité, sensibilité, et dextérité dans son histoire. Il n'est jamais facile de parler d'un acte aussi grave que celui de viol , un viol subit de l'enfance à l'adolescence.

Au début , elle utilise un langage cru , dur, nous plongeons dans son calvaire Une chose importante, elle ne se sert pas de l'écriture de son livre comme un exécutoire, elle veut savoir comprendre, ce qui se passe dans la tête de son bourreau.

Comment un être humain peut faire subir ces atrocités, tomber aussi bas, pour assouvir ses pulsions sexuelles, nous avons une impression que pour lui, cela est une normalité, sans réaliser vraiment le mal qu'il fait, à une enfant.

L'auteure ne se sert pas dans ce roman, comme un moyen exécutoire, de délivrance, le mal est fait, l'enfance est brisée Elle est la victime et non la coupable. Elle met en avant l'emprise qu'un violeur peut avoir sr une personne, cet effet de chantage, cette manipulation, cette pression,

Se taire

Elle a eu le courage de porter plainte, il est dur pour l'entourage d'apprendre de tels horreurs,

Une remise en cause de ses actes odieux, faire réagir, ne pas avoir peur de dénoncer,

L'auteure nous relate avec une autre visions des choses, Son bourreau condamnés,

Sa force de refaire sa vie, loin des évènements, la joie d'être mère, mais vivre toujours avec une épée Damoclès, protéger son enfant loin , de tout cela, vivre dans la passibilité sans peur,

Ce livre est juste wahou, je n'ai subi aucun voyeurisme, au cour de ma lecture, un sentiment de colère de haine m'ont envahie. Un livre témoignage à lire absolument.
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Triste tigre

« Triste tigre » est un livre de questionnements, un récit à cœur ouvert qui explore les mécanismes de la domination et des violences sexuelles. Ce n’est pas un livre thérapie, Neige Sinno s’en défend vigoureusement, l’écriture ne sauve pas. Alors pourquoi l’avoir écrit ? Malgré le traumatisme de l’inceste, c’est un livre qui se veut vivant, debout et fier d’exister au-delà du viol, un essai littéraire qui explore dans la littérature toutes les facettes du mal.



Après le prix du journal Le Monde, Neige Sinno vient d’obtenir le Prix Femina, ce qui va lui amener de nouveaux lecteurs, ce qu’elle ne cherchait pas tout particulièrement.



« Je veux qu’il existe cependant, mais je ne veux pas qu’il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d’exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. Et surtout ce sujet-là, que je n’ai pas choisi, ni voulu, ni créé. »



Lorsque sa mère épouse ce bel homme charismatique, guide de montagne, le calvaire de la petite Neige, six ans, commence. Le beau-père veut être aimé de cette gamine frondeuse et c’est pour cela qu’il la viole, dit-il, pour lui montrer son amour. Au-delà de l’agression sexuelle, l’autrice s’attarde sur les raisons du prédateur. Ne serait-il pas plus intéressant d’écrire un livre du point de vue du violeur plutôt que de la victime ? Car elle s’interroge Neige Sinno, tout au long de ces 275 pages qui relatent l’emprise de l’homme sur la fillette puis la pré ado qu’elle était alors, et cela va durer huit ans. Huit ans de silences et de peurs. Huit ans qui vont peser lourd sur sa vie d’adulte

« Mon monde intérieur s’est forgé dans la conscience de me savoir étrangère au monde, auquel je ne pouvais pas révéler qui j’étais réellement »



Le récit est morcelé, il raconte les agressions, mais aussi la vie de famille, bohème et marginale, et ses frères et sœurs. Il y a la mère, qui n’aura rien deviné et restera longtemps sous l’emprise de cet homme autoritaire avant de mener sa propre vie. Du procès, on ne saura pas grand-chose, le dossier s’est perdu, irrémédiablement. Mais ce qu’en attendait Neige, c’était une reconnaissance du traumatisme, c’était aussi mettre fin au risque que les viols se reproduisent sur son frère et ses sœurs. Le bourreau, lui, a avoué. Il avait une bonne raison, cette gamine refusait de l’aimer comme un père, il fallait bien qu’il lui prouve son amour. On est sidéré en découvrant les motivations du violeur, parler d’amour tout en saccageant la vie d’une fillette. Elle l’exprime ainsi :

« Il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels »,

Un procès pour viol, cela peut sembler indécent, explique-t-elle, ne vaut-il pas mieux « laver son linge sale en famille » ? Mais ce procès parle d’une réalité, hélas, plus répandue qu’on ne le pense. Et l’autrice pense à toutes ces victimes, à leurs agresseurs.

« …quand on considère l‘ampleur des chiffres des violences intrafamiliales, on se demande ce que signifie encore cette notion de vie privée alors qu’il s’agit en réalité d’un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. »



Neige Sinno aborde aussi le problème de l’inceste et des violences sexuelles à travers la littérature, il y a une foultitude d’exemples à commencer par « Lolita » de Vladimir Nabokov qu’elle évoque en début d’ouvrage. Mais elle citera aussi Christine Angot, Virginia Woolf, Emmanuel Carrère, Toni Morrison et particulièrement Margaux Fragoso dont le témoignage « Tiger, tiger » lui-même inspiré d’un poème de William Blake, lui a soufflé le titre de son propre récit.

Quelques coupures de presse, lettres, complètent cet essai implacable et d’une justesse de ton qui surprend, effraie le lecteur, mais qui ne peuvent le laisser indifférent.

L’autrice s’interroge sur la valeur du témoignage et son approche avec l’art

« Le témoignage est un outil d’analyse, mais un outil bien affuté arrive jusqu’à l’os. Et quand on touche l’os, l’art n’est jamais loin. »

Au-delà d’un témoignage glaçant, Neige Sinno a su élargir son propos et montre qu’elle est aussi une grande écrivaine.









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Triste tigre

❤💔Le Tigre et l’agneau.



J’ai longtemps hésité à le lire. En raison du sujet. L’inceste. Le viol à répétition d’une petite fille par son Beau-père des années durant. Inimaginable. Un roman autobiographique qui plus est.

Le cas de Neige Sinno n’est pas isolé, on le sait, mais son rappel des chiffres donne la nausée et le vertige. C’est donc avec appréhension que je l’ai ouvert.

Dès les premiers mots le ton est donné et j’ai été emportée d’une phrase à l’autre sans pouvoir lâcher ce texte littéraire, intelligent et d’une puissance inouï d’autant que Neige Sinno a su trouver la juste distance pour en parler. Hybride dans sa construction, l’autrice s’autorisant une grande liberté d’écriture, le texte l’est aussi dans son approche, car elle place la focale sur son agresseur «à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau ».



Sans complaisance ni pathos encore moins sensationnalisme elle s’interroge, doute, ressasse et en interaction avec son lecteur, qu’elle interpelle souvent et qui l’accompagne dans son cheminement de pensée, ses contradictions, elle cherche en vain une réponse. « Le témoignage est un outil d’analyse, mais un outil bien affûté arrive jusqu’à l’os ». Difficile d’écrire sur l’indicible, bien lucide que ce sujet « échappe à toute tentative d’en rendre compte par la narration » elle l’aborde sous différents angles et dissèque son traumatisme avec une pointe d’humour noir.



« Le viol est davantage une question de pouvoir que de sexe ». Dans ce déséquilibre du rapport de force la question du consentement est inconcevable, elle nous incite à réfléchir sur cette inintelligible déviance et sur la relation victime /bourreau.

Liée à lui par un secret toxique l’écrivaine tente d’expliquer comment enfant elle est devenue l’objet sexuel d’un tyran domestique qui a pu agir en toute impunité et exercer son emprise pendant des années. Contrainte au silence, elle finira par s’enfuir et portera plainte à 21 ans pour protéger ses sœurs avec l’appui de sa mère restée longtemps dans le déni comme le reste de l’entourage. Son Tigre (titre inspiré du poème de William Blake « The tiger ») « un titan et un minable »

perd de sa superbe au fil du livre.



Elle élargit son histoire personnelle à un combat collectif, passant de l’analyse du bourreau intime au bourreau universel, du « je » au « nous ».

Sa réflexion profonde et ses questions existentielles sont étayées par divers types de documents et de judicieux extraits littéraires. Elle essaie de comprendre le fonctionnement et la motivation de son bourreau, de ses proches, des agresseurs au sens plus large sans pardonner, ni excuser. Peut-on transcender le mal? Quel rôle joue la littérature ? Quelles sont ses limites? La littérature ici n’a pas un but cathartique « la littérature ne m’a pas sauvée » mais utilitaire, car il faut continuer d’alerter. Pour elle la résilience n’est pas envisageable : « il n’y a pas de victoire possible sur ça».



Appartenant à « l’armée des ombres », ces victimes silencieuses qui vivent dans un monde parallèle, elle nous prend par la main et nous emmène à la lisière de cet « autre lieu » spectral, « un monde où victime et bourreau sont réunis…un monde où l’on ne peut ignorer le mal ».



Livre éclairant et percutant sur un sujet sensible, il évoque les conséquences irréversibles sur la vie des victimes d’inceste.



« Je sais que la vérité n’est pas dans le langage. Je sais que la vérité n’est nulle part » Neige Sinno en braquant une lumière sur les ombres parvient pourtant avec sa confession bouleversante à donner un contour à la figure du mal et surtout une voix à l’armée du silence💔
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Triste tigre

Parfum de dragée

Le ciel est d'un blanc d'acier

Qui blesse les yeux

Enrobant d'un silence rond

Mes souvenirs les plus noirs



Je suis assez embêtée pour mettre des mots sur ce livre qui ne ressemble à aucun autre. Et tout a été dit, et si bien dit le plus souvent, j'arrive avec un temps de retard, celui de l'hésitation, celui de la crainte d'être dans une position de voyeurisme en découvrant ainsi, confortablement assise sur mon canapé, le supplice innommable et inconcevable qu'a vécu Neige Sinno enfant, alors toute frêle, dents de lait et genoux cagneux. Elle fut violée en effet régulièrement par son beau-père de ses sept ans à ses quatorze ans. Aussi ferais-je court et mettrais plutôt de la poésie sur mon ressenti plutôt qu'un long développement. Une fois n'est pas coutume. Mais il faut dire, ce livre n'est pas une lecture comme les autres, tant sur le fond que sur la forme.



Non, je n'aime pas

Je n'ai jamais aimé ça,

J'ai détesté ça

grande ma bouche rose tendre

Pour recueillir ton hostie noire



Mes seuls souvenirs

Des scènes de viol

Voiture, tentes, cave

Dans chaque pièce de la maison

De multiples fellations



Disque rougeoyants

Dans la brume serpentine

déversant dans ma bouche

Mes pupilles prirent couleur

De sa jouissance de monstre



C'est en effet un témoignage, une mise à nu au ton fort et très juste, dans lequel Neige Sinno se livre avec une troublante sincérité. Pas de structure bien établie, certains lecteurs auraient peut-être privilégié un texte fluide calqué sur une explication chronologique, mais l'auteure a eu la volonté de dépecer le sujet, d'en ôter toutes les couches, méticuleusement, de tirer tous les fils de cette pelote ignoble, pâteuse et gluante. le fil du consentement, le fil du plaisir, le fil du piège et du secret afin de ne pas faire exploser la cellule familiale, le fil de l'angle de vue, celui de la déformation des faits provoqués par les souvenirs, celui du procès, le fil terrifiant des conséquences du traumatisme, notamment celle étonnante des maladies physiques…C'est d'une grande richesse.



« A l'incertitude sur la légitimité de ma plainte s'ajoute l'ambivalence d'une résilience assumée ».



Neige Sinno semble se relire par moment et s'étonne de certains des propos utilisés, des répétions, les analyse alors, nous prend à partie, déborde parfois avec une légère touche de rancune pour se reprendre aussitôt, parfois aussi une note d'humour pour mieux narrer l'indicible. Ce style qui met en valeur une écriture quasi automatique, spontanée, nous rapproche d'elle. Elle écrit d'ailleurs non pour se libérer, pour se guérir mais pour juste dire la vérité en allant jusqu'au bout, protéger ses frères et soeurs, et tenter, peut-être, un tout petit peu, de se reconstruire, elle qui a été construite par ces viols. « Tout mon caractère, c'est lui qui l'a fait. le bon et le mauvais. le génial et le terrible ».





Mon coeur, ce reptile

A ôté sa peau ancienne

Pour une armure

Je la vois entre mes doigts

Pleine d'entailles, de fêlures







Je voudrais tant et avant tout souligner ce courage incroyable qu'a eu Neige Sinno de ne pas tomber dans le pathos, de ne pas faire dans le larmoyant, dans la haine et le spectaculaire. de ne pas tomber dans le piège insidieux du ressentiment. Elle tente de comprendre, en dressant des portraits cliniques et distanciés, de son beau-père (quel nom horrible, d'ailleurs, ce qualificatif de beau pour ce père qui n'en est pas un), et surtout, façon de procéder rare, en se mettant dans la tête de son bourreau. Convoquant de multiples auteurs, depuis Nabokov, en passant, entre autres, par Virginia Woolf, Christine Angot, le marquis De Sade, Virginie Despentes, Margaux Fragoso (auprès de laquelle elle s'est inspirée du titre de son livre) mais aussi Jean Hatzfeld, elle ose toucher du doigt la frontière, ténue pour quelqu'un qui en a été victime, entre le Mal et le Bien, il suffit parfois de presque rien pour les victimes qui ont vu le mal de si près. La citation a déjà été mise en valeur par Anna (@Annacan) dans son retour dans lequel je me retrouve tant, mais je ne peux m'empêcher de la réécrire ici car elle est stupéfiante de clairvoyance et de courage :



« Je suis seule avec elle dans sa chambre et j'imagine ce que je pourrais lui faire. Il suffirait que ma main change de direction, qu'elle descende dans sa culotte. Je pourrais caresser sa petite fente si je voulais. Elle serait tellement surprise qu'elle n'oserait rien dire. Je pourrais mettre mon doigt dans son cul, c'est à quelques centimètres, et nos vies en seraient changées à tout jamais. »



Pas de manichéisme, elle montre les zones de gris qu'un adulte est en droit de poser alors qu'enfant le monde n'est jamais gris, il est noir ou blanc. A présent adulte, des décennies après le dépôt de plainte, elle montre avec subtilité l'imbrication complexe de l'obscurité et de la lumière à la fois chez le bourreau mais aussi chez la victime. En cela ce texte est d'une force incroyable.



Des trouées dans le ciel

D'où tombent en cascades

Les premiers rayons

Craquelle sous la chaleur

La coquille de la nuit





De plus, avec toujours le même courage, Neige Sinno cherche à repérer ses propres caractéristiques qui la prédisposait à devenir victime d'un tel bourreau, cette vulnérabilité dont elle gardera la trace et qui se reflétera dans le regard des autres hommes.

Et, toujours, inlassablement, sans jugement, creusant le sillon délicat de la compréhension, elle aborde aussi ces gens, plus ou moins proches, qui n'ont rien vu, en premier lieu sa mère. Je la trouve, dans cette démarche d'une franchise et d'une délicatesse rare, elle a le ton suffisamment juste pour parvenir à sidérer le lecteur sans convoquer sa pitié. Jamais. Toujours forte même dans la confession la plus crue.





J'étais l'innocence

Pure et fraîche comme la neige

Petite princesse

Scories noires sur peau de pêche

Tes mélopées autocentrées





J'ai juste eu envie de retranscrire l'émotion ressentie à la lecture de son livre, en prenant le chemin de la poésie pour évoquer avec tendresse et respect cette petite Neige écrasée, tassée et transformée en bouillie par ce minotaure tout puissant. du noir sur du blanc. du noir déteignant sur ce blanc immaculé, en bavures et coulures ineffaçables et ineffables.



A l'âge où l'on pense au collège, aux notes,aux premiers amours platoniques, au plein coeur de ce temps précieux de l'innocence, Neige endurait depuis des années des abus quotidiens…Où est donc passée son enfance après un tel ravage ?





Empreinte suave

Des joues douces de l'enfant

La cavité des mains

C'est une preuve troublante

De l'innocence d'antan





Je frotte mes yeux

Toute la noirceur s'en va

Dans mes paumes creuses

De couleur lait entier

Et ébène de rosée





Neige Sinno s'interroge sur les motivations de son bourreau : comment un homme peut voir en l'enfant frêle, maigre, qu'elle était alors, petit moineau vulnérable, quelque chose d'excitant ?



Ton pays obscur

Qui piétinait l'innocence

Moi, petite, sans frontière

Engluée, piégée et figée

Sidération traumatique





Blessure narcissique

Le viol comme punition

Pour enfin t'aimer ?

Surhomme devenu sous-homme

Ta puissance terrassée





Pendant que lui, tel un mantra, une mélopée justifiant tout, lui disait qu'il l'aimait, qu'elle devait aimer ça aussi…



Cette nuit sans vent

Dans notre maison éternelle

Nous étions si bien –

Repus de mots, de tendresse

De "mais..." et de caresses



Du mercure au coeur

Cette nostalgie d'alcôve

A l'automne roux

Odeur du chocolat chaud

Toute embrumée de silence



Pas un monstre, se pense-t-il, et même pourvoyeur d'une lumineuse singularité : ce qu'il lui fait vivre sera sa force, qu'il en soit donc remercié. Jusqu'au bout il aura eu ce qu'il voulait, emprise sur le corps et l'âme de Neige, forgeant son caractère, ce qu'elle est aujourd'hui et même n'est-il pas à l'origine de ce livre en quelque sorte ?…Il a gagné et Neige ne sera jamais sauvée, à vie en proie au traumatisme. Life damaged.





Roche de granit rose

Habillée déshabillée

Par les vagues blanches

S'émoussant mes souvenirs

Vont et viennent dans l'amer





D'un gris menaçant

Il avance l'écume aux lèvres

L'océan furieux

Mon âme à bord de lune

Sur l'obscurité des eaux





Mon coeur disséqué

Qu'à présent tu désagrèges

En poussières rouges

Et ton coeur, éponge en bois,

Qui m'absorbe sans retour





Tes baisers laissaient

Aux contours de mes lèvres

Des marques rosées

Telles des taches marquant

Une robe blanche au fer rouge



Pourtant, jamais personne n'a rien vu…

Aujourd'hui, Neige n'a jamais oublié et la littérature ne l'a pas sauvée de la montée des eaux du souvenir, qui reviennent inlassablement, en boucle…



Empilant des mots

Je découvre le silence

Des temps primitifs

Le coeur battant à tout rompre

Mes seins comme des oiseaux





Je veux retirer

De mes humeurs amères

Des mots tels des serpes –

De la fange de mon ombre

La frange d'une prose vraie





Pour enfin faire jaillir la vérité…Parler au risque de tout faire exploser…Notamment la poche de larmes.





La reconstruction

Cette juxtaposition

D'ébène, de bleu vert

Telle une désolation

Où se glisserait la paix



Du moins une forme de paix…



A Neige Sinno. Elle, la panthère.



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Triste tigre

Je savais, avant même de commencer cette lecture, qu'elle ne serait pas évidente, au vu du sujet abordé. Les retours des Babelpotes ont pourtant tôt fait de me convaincre. Il n'était pas prévu dans l'immédiat mais je suis tombée dessus vendredi dernier à la bibliothèque. Je ne m'y attendais pas, car il faut dire que je ne m'étais même pas donné la peine de me renseigner sur sa disponibilité, persuadée d'y trouver une longue liste d'attente, ce qui est toujours le cas pour les livres classés dans le Top 20 des ventes (et lui, il y est depuis plusieurs semaines) et qui ont reçu certains prix "à la mode" (prix Femina et Goncourt des Lycéens notamment pour ce livre). Mais voilà, il était là, bien mis en évidence parmi les derniers acquis, qui me tendait les bras (s'il en avait eus, c'est ce qu'il aurait fait, j'en suis sûre).



Et je suis bien embêtée maintenant car je ne sais comment démarrer ce billet. Ce livre parle de l'inceste et de viols d'enfant, de ce que Neige Sinno a subi de ses 7 à 14 ans par son beau-père. Mais elle n'en parle pas vraiment comme un "vrai" témoignage, j'ai davantage eu l'impression d'avoir lu un essai. Ou si c'est un témoignage, qui se démarque de ceux que j'ai pu lire jusque-là en tout cas. Et c'est donc là toute ma difficulté à en parler, car je ne sais comment l'aborder.



Neige Sinno est claire : elle n'écrit pas ce livre parce qu'elle a besoin de mettre ses maux en mots, ce n'est pas un exutoire, ce ne sont pas des confidences. Pour protéger les autres enfants ? Pour démontrer que le sujet est toujours d'actualité ? Peut-être, sans doute, elle-même n'en est pas sûre.



Mais elle l'a écrit et si elle l'a écrit, c'est que d'une certaine manière, elle en avait quand même besoin, quoiqu'elle en dise... Mais ce n'est que spéculation de ma part, je retarde le moment où il me faudra bien parler du fond...



Il y a des retours de lecture faciles à rédiger, où les mots coulent tous seuls, sans que j'ai besoin de trop réfléchir (de ceux où je surveille plus mon orthographe qu'autre chose, parce que je sais à l'avance ce que j'ai à en dire). D'autres, en revanche, sont d'une prise de tête...



Mais allons-y...



"Triste tigre" n'est pas un témoignage comme les autres, parce qu'elle parle rarement d'elle en tant qu'enfant violée. Elle essaie davantage de se mettre à la place de son violeur, de trouver des réponses et des explications quant à ses comportements. Un peu comme une recherche psychologique ou une étude comportementale, elle cherche des références sur lesquelles s'appuyer, réelles comme fictionnelles. Elle a beaucoup lu sur ce sujet, et c'est une des premières choses que l'on remarque à la lecture de son livre.



Il va de soi que, n'ayant pas vécu ce qu'elle a vécu, je ne peux que l'imaginer, non pas imaginer les violences sexuelles à répétition sur une petite fille (ça, ce n'est pas dans l'ordre du pensable), mais du moins imaginer l'enfant qu'elle était, ainsi que l'après jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à sa décision d'écrire ce livre. Mais difficilement quand même, car elle ne s'appesantit pas trop sur ses ressentis et sa "reconstruction" (si la reconstruction est possible). Non, même si elle est bien le personnage principal de son livre, tout est centré sur son bourreau et ses tentatives d'éclaircir ses différents comportements (vis-à-vis d'elle et des autres d'ailleurs).



Neige Sinno ne cherche pas à répondre à la question « Pourquoi moi ? ». Elle aimerait pouvoir répondre à la question « Pourquoi lui ? ». Là est en fait la raison première d'avoir écrit ce livre [je viens de le réaliser à l'instant, alors que je mettais un point final à ce retour].



Et elle nous emmène sur ce terrain, glissant, et y réussit plutôt bien. Déjà autrice, elle n'en est pas à son premier livre et on le sent à sa plume affûtée et argumentée.



J'ai l'impression de tourner autour du pot. Je n'arrive pas à dire ce que je voudrais en dire, les mots ne me viennent pas aussi facilement que d'habitude. Voilà presque une heure que je retourne mes phrases et modifie certains mots, sans en être satisfaite pour autant. Tant pis, je m'arrête là. Je pense en avoir dit l'essentiel, même si je ne le dis pas comme je le voudrais.



Neige Sinno parle d'un sujet dur et certainement encore tabou, mais ce témoignage n'en étant pas vraiment un, la lecture n'est en fait pas difficile, utile oui mais pas difficile. Lisez-le, je suis sûre que vous ne le regretterez pas.

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Triste tigre

« Si on avait le choix, qui ne choisirait pas le tigre plutôt que l'agneau, le loup plutôt que le chien ? Parfois je crois que je préférerais être ce personnage-là, maître de son destin, impur mais victorieux, assumant sa part d'ombre, brandissant ses contradictions, sa rage, son désir, plutôt que d'être moi. »



Tout au long de son livre à mi-chemin entre l'auto-fiction et l'essai, Neige Sinno, violée par son beau-père de ses sept à ses quatorze ans, nous fait part avec une grande lucidité et un rare courage de ses doutes, oscillant en permanence entre des réflexions, des positions divergentes, voire franchement antagonistes, interrogeant sans relâche les notions de résilience et de consentement, traçant une ligne ténue entre le Bien et le Mal, entre les bourreaux et les victimes, reconnaissant à ces dernières le droit d'être tentées, elles aussi, par le mal, comme dans cette difficile confession où, caressant le dos de sa fille le soir pour l'aider à s'endormir, elle se surprend à jouer avec des pensées pour le moins troublantes :

« Je suis seule avec elle dans sa chambre et j'imagine ce que je pourrais lui faire. Il suffirait que ma main change de direction, qu'elle descende dans sa culotte. Je pourrais caresser sa petite fente si je voulais. Elle serait tellement surprise qu'elle n'oserait rien dire. Je pourrais mettre mon doigt dans son cul, c'est à quelques centimètres, et nos vies en seraient changées à tout jamais. » 



Car ce que fait Neige Sinno dans ce livre, au-delà de de tout jugement et de toute condamnation, évitant soigneusement de tomber dans le piège du ressentiment, c'est s'approcher au plus près de la psyché du prédateur, de celui qui lui a bousillé son enfance, qui l'a marquée à vie. Or s'en approcher revient non pas à excuser ni à pardonner, mais à comprendre. Cela revient surtout à sonder sa propre part d'ombre, à se tenir au bord du gouffre, à frôler cet instant fugace où le fantasme pourrait devenir réalité. C'est ainsi qu'il faut lire, me semble-t-il, ce qu'elle nous confie dans la suite de l'épisode où elle caresse le dos de sa petite fille :

« J'ai la certitude absolue que je ne vais pas lui faire de mal. Mais je peux sentir la frontière entre le bien et le mal. Je peux deviner ce qu'ils ressentent, ce rush d'énergie folle qui te traverse, cette adrénaline. L'excitation sexuelle en moins. Mais ça pourrait peut-être venir. »



« Mais ça pourrait peut-être venir ». Il en faut du courage pour écrire cela. Il en faut du courage pour écrire : je suis une victime, je suis du côté du Bien, mais il suffirait de peu de chose pour que je bascule moi aussi du côté du Mal. Il en faut du courage pour écrire un tel livre alors que le doute continuel vous assaille. Car écrire ce livre, n'est-ce pas en partie réaliser le projet de l'agresseur, n'est-ce pas le remettre au centre, n'est-ce pas faire son jeu en fin de compte?

Christine Angot dans Voyage dans l'Est relate une conversation stupéfiante avec son père incestueux dans laquelle il lui suggère d'écrire un livre sur ce qu'il lui a fait subir, arguant que ça lui fournirait un sujet intéressant. le beau-père de Neige Sinno quant à lui, se félicite de la maturité et des capacités hors normes de sa victime :

« C'était à cause de ce qu'il me faisait vivre que j'étais spéciale. Cette lucidité que j'avais, ces capacités intellectuelles disproportionnées pour mon âge, c'est parce que je vivais une expérience hors du commun qui m'obligeait à dépasser les limites. »

C'est ce qui est absolument déconcertant avec les manipulateurs et les pervers narcissiques. Non seulement ils bousillent votre vie, mais il faudrait en plus les remercier pour cela. C'est qu'ils vous ont fait vivre des choses si intéressantes, si originales, si hors du commun. C'est qu'ils vous ont conduit à puiser en vous des ressources insoupçonnées, des ressources que vous ne seriez jamais allée chercher sans eux.

Ils ne doutent de rien. Ils excellent à manipuler le réel en leur faveur. Ils enferment leur victime dans une nasse, car quoi qu'elle fasse, elle aura toujours le soupçon de le faire parce que son agresseur l'a voulu. « Damaged for life ». Enfermée à vie dans un piège mental. Jamais seule, jamais libre.

« Il n'était plus là. Il ne pouvait plus m'atteindre. Je pouvais sortir dans le monde, rencontrer des gens, parler, rire, sans qu'il ne vienne plus jamais me reprendre. Seulement, partout où j'allais, à n'importe quel moment, je tournais la tête et je voyais son ombre. »



Convoquant, de Nabokov à Angot, de Woolf et Gaitskill à Chalamov et Primo Levi, les grands textes de la littérature du vingtième-siècle sur la pédophilie, les violences sexuelles et l'inceste, mais aussi sur les expériences concentrationnaires, elle tente d'éclairer son propre vécu de petite fille bafouée, violée durant sept années, se reconnaissant en Lolita, violée elle aussi par son beau-père, se reconnaissant en Viginia Woolf, abusée par ses demi-frères, reconnaissant en elles cette sensation de rejet, de répulsion très forte, paralysante et ambigüe, cet état de sidération qui fut le sien.

Abordant sans fausse pudeur les sujets les plus délicats et controversés, notamment celui de l'orgasme durant un rapport non consenti, elle donne la parole à Christine Angot :

« Est-ce qu'on demande à un enfant battu s'il a eu mal ? Pourquoi demande-t-on à un enfant violé s'il a eu du plaisir ? Un enfant battu est humilié par les coups, un enfant violé par les caresses. »

N'hésitant pas à bousculer au passage quelques mythes tenaces, comme la soi-disant supériorité morale du survivant, elle s'appuie sur le témoignage de Chalamov, rescapé du goulag :

« J'ai compris que ce n'est pas l'espoir qui fait vivre : il n'y a aucun espoir ; ni la volonté : de quelle volonté peut-on parler, ici ? Mais l'instinct, l'esprit de conservation – ce qui fait vivre l'arbre, la pierre, l'animal. »

Il n'y a pas de happy end possible pour quelqu'un dont l'enfance a été saccagée, martèle Neige Sinno. Parce que ça n'est pas fini. Jamais. C'est une erreur de croire qu'il y aurait « une progression de victime à plaignant à survivant à content. » Ceux qui sont passés de l'autre côté, ceux qui ont basculé dans « l'autre lieu » n'en reviennent jamais tout à fait, le retour à l'innocence est impossible.



« Je vais continuer à vivre ma vie invivable (…), il n'y a aucune absurdité qu'on ne puisse vivre tout naturellement, et sur la route, je le sais déjà, me guette, comme un piège incontournable, le bonheur. »

Imre Kertész



Je remercie chaleureusement mon fidèle complice Bernard (@Berni_29) de m'avoir accompagnée une fois de plus durant cette lecture. Nos échanges nous auront permis, comme toujours, de clarifier et d'approfondir notre pensée.

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Triste tigre

Le début de Triste Tigre est sidérant ! La suite l'est tout autant d'ailleurs. Neige Sinno nous entraîne dans une histoire épouvantable, la sienne. Elle a été violée par son beau-père alors qu'elle avait 7 ou 9 ans, pense-t-elle, et cela a continué jusqu'à ses 14 ans. Il ne s'agit pas d'un récit au sens habituel du terme, ni d'un réquisitoire, encore moins d'un roman : elle s'en défend à plusieurs reprises. Il est bien difficile de classer cet ouvrage dans un genre défini : il tient à la fois du récit, du témoignage, de l'analyse, de l'essai, du carnet de lecture, et j'en oublie sans doute. Bien sûr qu'il sera question d'elle, la victime, mais elle veut avant tout tenter de comprendre les mécanismes de l'inceste et, plus largement, du viol des enfants. Pour cela, elle va tenter de se mettre à la place des autres protagonistes de ce drame, essentiellement de son beau-père violeur ainsi que de sa propre mère, celle qui est tombée amoureuse de cet homme, qui a fait deux enfants avec lui, qui n'a pas vu ce qu'il se passait, mais qui l'a aidée, après, à porter plainte... La table des matières qui détaille les titres des chapitres permet de revenir sur certains passages, ce que j'ai trouvé particulièrement bienvenu. Ainsi, les trois premiers chapitres sont titrés respectivement, « Portrait de mon violeur, le portrait, le portrait donc ». Plus loin, on trouvera « Il a aussi de bons côtés » suivi de « Portrait de la nymphette », ce qui traduit, je crois, à la fois la difficulté de l'entreprise, la volonté d'adopter divers points de vue et la difficulté à faire fi des idées reçues. Les désolantes statistiques sur le viol et sur le viol des mineurs en particulier (page 150) ne peuvent que mettre en colère, et le procès aurait pu avoir un dénouement bien différent : s'il a été condamné, « [c']est avant tout parce qu'il a avoué et reconnu les faits », ce qui, forcément, n'est pas souvent le cas. le travail de la CIIVISE, dont on entend parler ces jours-ci, confirme ce scandaleux état des lieux et le silence qui accompagne généralement de semblables faits. Beaucoup de textes littéraires sont convoqués et analysés avec acuité et originalité, me semble-t-il. On trouve une bibliographie complète en fin d'ouvrage. Sont cités aussi certains articles dont une tribune parue en mai 1977 dans le Monde « qui réclame l'abrogation des lois réprimant les relations sexuelles entre adultes et mineurs » signée par 14 personnalités dont Aragon, Sartre et Beauvoir (!), Deleuze, Lang et… Françoise Dolto ! Je suis infiniment admirative du courage de Neige Sinno, de sa franchise, de la profondeur de son questionnement et de sa volonté d'éliminer tout pathos. Ne vous y trompez pas : il s'agit bien d'un texte littéraire, à lire, d'urgence.



[Lu dans le cadre du Grand Prix des lectrices de Elle 2024]
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Triste tigre

‘Tout ce qui a trait au viol se passe dans une dimension à part, une dimension bizarre, qui est physiquement la même que celle où se déroule le reste de la vie, qui s'y superpose comme un double d'une insupportable clarté.'



— Pourquoi ?

— pourquoi quoi ?

— Pourquoi moi ?

— Je ne sais pas moi… Parce que tu me résistais, parce que tu ne m'aimais pas, parce qu'on m'a fait la même chose (mais est-ce vrai ?).

— Je devine moi, la domination, la toute puissance, la violence comme soupape psychique…



Neige Sinno livre une part d'elle-même, intime, secrète, rarement révélée. Une part de l'autre aussi qu'elle tente de comprendre sans jamais pouvoir l'absoudre. Car le crime est impardonnable pour la simple et unique raison qu'un enfant abusé ne peut s'en remettre.

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Triste tigre

Entrer dans la tête du bourreau, analyser son histoire, montrer combien il est fort, sympathique, sportif, et même presque un dieu pour la petite fille de sept ans dont la mère se remarie après un drame. Essayer de comprendre son ingénuité, les histoires qu'il se raconte pour justifier ses actes. Un bourreau se croit toujours innocent, et celui de la petite Neige la viole au nom de l'amour, pas moins, et reprends tranquillement le cours de la journée. Voilà une des grandes énigmes de l'humanité : l'existence du mal.

Et de sa banalité (ainsi que Hannah Arendt le constatait au procès Eichmann).

 « Les criminels ne correspondent pas à nos attentes, » dit Neige.

L'enfant de sept ans sait que c'est mal de toucher certains endroits du corps, que, s'il entre son sexe dans sa bouche dans le silence et l'obscurité, c'est qu'il se ment à lui-même, mais elle -même reste pétrifiée, incapable de le dénoncer et de sortir de son rôle de victime. Car, dit-elle ensuite «  il existait entre nous une intimité extrême, que ne peuvent connaitre que les victimes et leurs bourreaux ».

Car le viol n'atteint pas « seulement »  le sexe, c'est l'image de soi qui est brisée, et qu'en pervers sadique, il veut détruire, en annihilant l'innocence : «  à travers la domination, la torture, atteindre la vie même ».

Neige Sinno s'analyse elle-même : son livre n'est pas une confession, ni un aveu, bien sûr, mais un témoignage. Elle énumère les raisons qu'elle a de ne pas écrire ce livre, qu'elle écrit pourtant.

A ce moment du Triste Tigre, je commence à me douter d'une pensée pas très logique.

L'auteur affirme vouloir faire autre chose que d'écrire sur le viol, pourtant elle le fait, et critique la notion la résilience, dont elle semble haïr le mot en en ignorant le sens.

J'y reviendrais.

Le livre qu'elle est en train d'écrire peut-il aider d'autres personnes ? peut-il l'aider, elle ? Non, dit-elle.

L'écriture thérapeutique la dégoûte, l'écriture tout court ne la pas aidée. Et pourtant, elle note peu avant qu'une victime, lorsqu'elle écrit, signe le fait qu'elle est déjà sortie de l'enfer.

Ces deux concepts sont finalement liés quant à l'utilité de la littérature et de la résilience :

1- L'écriture : plusieurs fois, l'auteur se demande si on peut encore écrire après Auschwitz. Elle ne cite pas Adorno, le premier qui en a nié la possibilité, alors que les noms de Soljenitsyne, Primo Levi, Imre Kertész, qui justement ont écrit sur les camps de la mort, prouvent que l'écriture doit servir.

Gunther Grass prit le contre-pied de l'affirmation d'Adorno, et, s'il lisait Neige Sinno, dirait sans doute : nier l'utilité de l'écriture revient à un jugement « contre nature », presque comme si l'on voulait interdire le gazouillement des oiseaux.



2- La résilience, dit Neige Sinno, serait se croire surhomme, avec l'idée sous-jacente que ceux qui ne s'en sortent pas sont condamnables, ce qui voue la victime à la culpabilité.

Or la résilience, n'est-ce-pas plutôt échapper au désespoir, à la dépression. Il ne s'agit pas d'oublier le traumatisme, tout le monde le comprend, il ne s'agit pas de pardon.

Or, curieusement, l'auteur décrit exactement la résilience, le bonheur qu'elle a de se cacher dans les herbes hautes, la liberté de courir dans les rivières de montagne, toute une enfance heureuse : exactement la résilience. Tout ce qui lui a permis de survivre sans revivre encore et encore son traumatisme. Non pas l'innocence oublieuse, mais le fait de vivre des instants de bonheur.



3- Enfin, alors que les dictateurs ,que les agresseurs, que les violeurs incarnent le mal avec sa banalité, Neige s'insurge sur la vie normale des victimes, après le «  martyre et ensuite le chemin de croix de la guérison. », alors qu'elle ne veut absolument être vue comme une victime.

Neige Sinno reconnait les errements de sa pensée : «  Ma pensée n'est pas rigoureuse. Elle s'emballe, elle s'enivre et se met à faire délirer les éléments à sa portée ».



Comment ne pas comprendre, et comment ne pas saluer le courage, les doutes, l'écriture d'une femme violée dans l'obscurité de la conscience pendant des années, acculée au silence, et parlant de l'inceste, dont il y a 150 ans Barbey d'Aurevilly déplorait que ce phénomène plus que fréquent, ne fasse pas l'objet de la littérature.







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Triste tigre

Toc, Toc ! Je frappe à la porte de la tête de Neige Sinno.

La porte s'entrebâille. Je me faufile timidement à l'intérieur.

Un vent glacé m'accueille.

Une main tend vers moi un doigt accusateur et me désigne un petit tabouret en bois rustique branlant et inconfortable.

Je m'assois sans mot dire, mal à l'aise.

Sans que je comprenne bien comment elles sont apparues, je suis immédiatement assaillie par un flot de phrases, de pensées. Telle une marée montante, elles me submergent, m'étouffent, m'amènent les larmes au bord des yeux.

Je suffoque, j'ai besoin d'air, les mots font mal, blessent, soudain ils se retirent.

Je reprends ma respiration mais quelques minutes plus tard, ils reviennent en force, m'emmènent loin du rivage puis me rejettent, épuisée.

Danse des mots effrénée dans ma tête, pas de répit, je suis plaquée au sol, je m'agrippe désespérément au petit tabouret, la main m'en arrache, déplie mes doigts pour me faire lâcher prise et que le tourbillon m'emporte à nouveau.

Pénélope des montagnes, Neige Sinno brode sans relâche ses mot(if)s et cela depuis plus de 37 ans. Une expérience de lecture hors du commun, une entrée dans l'intimité pure de l'auteure qui se livre avec une sincérité bouleversante, sans aucun fard.

Elle martèle des mots parfois crus, mais ô combien nécessaires, car pour pouvoir prétendre comprendre un tant soit peu la douleur de la victime, il faut savoir ce qu'elle a subi. L'inceste, c'est un acte volontaire, perpétré par des êtres humains sur d'autres petits êtres humains, répété à de multiples reprises, le calvaire pouvant parfois durer des années.

Ma phrase précédente peut paraître stupide, un viol, on sait tous ce que cela signifie, mais pourtant de voir les mots posés, écrits noir sur blanc, alignés sur la page, de surcroit pour décrire ce qu'a vécu une petite fille si jeune et pendant aussi longtemps, je les ai pris comme autant d'uppercuts, comme s'ils recouvraient soudain toute leur signification.

Merci Madame Sinno de m'avoir fait entrer dans votre tête, grâce à vous j'espère avoir mieux cerné ce qu'étaient le viol, l'inceste, les traces et meurtrissures indélébiles portées à l'âme et au corps.

Merde à cette stupide résilience. Non, votre écriture ne vous aura pas sauvée, ni vous ni personne mais j'espère qu'elle en aidera probablement beaucoup d'autres, des cohortes d'enfants bafoués et humiliés à mettre des mots sur ce qu'ils ont subi, à oser prendre la parole pour que l'impunité de ces bourreaux prenne fin.

Si un enfant ne dit pas non, ne se rebelle pas, ce n'est aucunement parce qu'il consent, mais parce qu'il est confronté à l'indicible et l'incompréhensible, comment un adulte censé le protéger peut-il méthodiquement le détruire ?

Lorsqu'à la fin de la grande libraire vous avez planté avec acuité votre regard bleu face caméra et pris la parole j'ai été tellement saisie que j'ai su que je lirai votre livre et qu'il me plairait.

Vos yeux glacés m'ont transpercée, tant j'y ai vu votre rage, votre révolte mêlée à une étrange sérénité que l'on sent si fragile, votre capacité à exprimer vos émotions de manière si intense, si vive m'ont fait me noyer dans vos yeux.

Bravo aux lycéens qui ne s'y sont pas trompés en vous décernant leur Goncourt, pour porter vos paroles auprès de tous, et tout particulièrement des plus jeunes lecteurs.

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Triste tigre

L'année commence très fort avec ce récit que, j'avoue, je n'aurais pas lu sans les billets élogieux de nombreux Babeliotes !

Le sujet de l'inceste et des violences faites aux enfants a été beaucoup traité ces dernières années, et je craignais des redites, même si ce sujet mérite d'être encore et toujours dénoncé.

Mais quelle claque avec ce récit ! Quelle découverte d'une écriture audacieuse et d'un sujet traité de manière bien différente des autres !



Neige Sinno le dit tout de suite, ce n'est pas tant son rôle de victime (elle analysera le terme ensuite) que celui du prédateur qu'elle souhaite décrire, plutôt que faire ressentir la détresse de celle qui subit, c'est se mettre dans la tête de celui qui demande le pire à une enfant !

D'ailleurs elle dit et répète que, davantage encore que l'aspect sexuel de ces viols, c'est l'emprise, la domination qui vont profondément la marquer et construire sa personnalité.



Le silence, on le sait, est indissociable de ces relations bourreau/victime, c'est un secret entre nous, si tu parles j'irai en prison et toute la famille sera détruite.

Ces relations dureront de l'âge de 7 ans à 14 ans, et ce n'est qu'à 20 ans, une fois partie de chez elle, que l'auteur osera porter plainte.

Curieusement son beau-père avouera tout de suite et sera condamné à neuf ans de prison, commuées en cinq ans, puis redémarrera une nouvelle vie avec nouvelle femme et quatre enfants...



L'analyse de Neige Sinno sur ces années qui l'ont marquée à vie est acérée, sans complaisance, sans pathos, mais à la limite du soutenable tant elle s'y montre à nue.

Trente ans après, écrit-elle, elle a cru qu'elle était libre, mais le trauma c'est à perpète et il faut vivre avec, dans son couple, avec sa fille, et dans ses relations sociales.



Elle analyse aussi finement l'attitude de l'entourage.

Elle remercie ceux et celles qui ont osé témoigner au procès pour la soutenir alors que nombreux ont été ceux qui, tout en reconnaissant le crime, ont parlé de la personnalité charismatique et attachante de son beau-père (guide en montagne, sauveteur,...)

La situation la plus délicate est celle de sa mère, puisqu'on se demande toujours pour quoi la mère n'a rien vu !

Celle-ci, en apprenant ce qui s'est passé, est dévastée que son mari lui ait menti pendant toutes ces années (comme Jean-Claude Romans dit-elle, dans « L'adversaire » de Carrère, qui sort juste à ce moment-là), comme si le mensonge était encore plus grave que les viols, même si elle soutiendra sa fille et l'aidera à monter le dossier du procès ensuite.



On a envie de citer de nombreux passages tant le ton de l'auteur est juste, et tant ses références littéraires (Nabokov, Angot, Despentes, Woolf,...) enrichissent la réflexion et lui donnent un ton universel.

Ses nombreux prix sont mérités, aussi bien pour le sujet traité lucidement et sobrement, que pour le style.

Un magnifique coup de cœur de début d'année mais un coup de cœur pétrifié.

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Triste tigre

* Balance ton quoi *



J'aurais pu mettre porc, oui, mais c'était manquer de charité envers ces animaux sympathiques.



Neige Sinno est une personne qui force le respect, de par sa résilience, par sa façon d'analyser son traumatisme. Lire ce livre est déstabilisant car il est profondément intime. J'ai souvent ressenti comme un voyeurisme honteux. Un malaise. Un chamboulement.



A l'âge de 9 ans elle s'est faite violer. Non pas une fois, ces viols ont duré des années ! Son agresseur était son beau-père. La personne remise en couple avec la mère de Neige. Une gamine de 9 ans ! Vous voyez, toute frêle. 9 ans, 1m50, 35 kg à peu près.

Personne n'a rien vu. Relation d'autorité, cette peur des représailles, elle s'est tue. Elle a laissé faire. Cet enfoiré la violait pratiquement tous les jours jusqu'à ses 14 ans. Pour lui, c'était sa façon d'avoir l'amour de la fille de sa compagne, cette gamine qui ne l'aimait pas.

Depuis, Neige Sinno a parlé. Son bourreau est allé en prison, en est sorti, a retrouvé une femme et lui a fait 4 enfants.



Ca se sont les faits.



Ce n'est pas un roman, c'est une non-fiction où Neige Sinno analyse et décortique cette relation avec son bourreau. Ce qu'il a fait de sa vie à elle.

On aurait pu sombrer dans le pathétique à chaque page, ce n'est pas le cas. Elle tente de comprendre son violeur. A travers le récit de son enfance volée l'autrice nous entraîne dans ses réflexions autour du traumatisme, du statut de la victime, du pédophile des méandres de sa pensée, du statut d'agresseur aussi.



C'est émotionnellement très dur à lire et à la fois son écriture est plaisante. Un peu comme une copine qui nous fait des confidences graves.

C'est sincère, tellement sincère.

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Triste tigre

Neige Sinno revient sur le drame de sa vie , une enfance volée par un beau père incestueux de ses 7 ans au milieu de son adolescence, vers 14 ans . Après l'enfance, c'est toute la vie qui est volée , il n'y a pas moyen de sortir cet état de fait, quoi que la vie de l'auteure devienne, quoi qu'elle fasse pour essayer d'exorciser l'inqualifiable.



C'est incontestablement un livre choc , qui traite de l'inceste d'une façon un peu différente que ce que j'ai pu lire sur le sujet. L'auteure s'interroge sur sa vie , ses choix , fallait il dénoncer ? Que faire pour culpabiliser son bourreau ?

Elle évoque le long chemin périlleux des victimes et toute la difficulté à faire admettre à la société la culpabilité . Elle, elle a eu de la "chance", son beau père ne nie pas les faits.

Le questionnement sur soi est poignant, les incursions dans le monde littéraire avec ses exemples de Virginia Woolf à Zola sont instructives.



Mais voilà, après un premier tiers de livre d'une rare intensité , où tout est exposé sans aucun voyeurisme inutile, où l'on comprend que l'auteure devra vivre avec son traumatisme ad vitam æternam, que les violeurs présentent généralement des circonstances atténuantes aux yeux des non supplicié(e)s, que la reconstruction aussi courageuse et réussie soit elle ne s'achèvera jamais, il m'a semblé plus ou moins tourner en rond et finalement attendre la fin avec impatience , mais pas la bonne .

Cela restera cependant à mon avis un livre nécessaire sur le sujet.
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Triste tigre

Ce récit ne peut manquer de susciter un grand nombre d’émotions !



Neige Sinon y relate ses années d’enfance, auprès d’un beau-père qui l’a violée pendant plusieurs années, dès qu’elle a eu huit ans. Elle revient sur ce qu’a représenté pour elle cette torture au quotidien, ignorée par les autres membres de la famille, sciemment ou non.



Certes, d’autres récits ont été publiés sur le sujet, dont certains marquants, comme Le consentement ou La Familia grande, mais ce texte là m’a encore plus interpellée que les autres. L’autrice parle de ce qui lui est arrivé, sans pathos, presque à distance. Et pourtant, lorsqu’elle précise ses motivations (non, il ne s’agit pas de thérapie par l’écriture, ni de vengeance) on sent une colère sourdre, une haine pour cet homme, dont elle va décrire la personnalité, pour ce monstre qui agit ainsi avec un enfant.



Si elle a tardivement porté plainte, c’est à la fois dans un souci d’efficacité, pour protéger ses plus jeunes frères et soeurs, et pour obtenir le soutien de sa mère, indispensable pour que la justice ne se laisse pas abuser par le charisme de cet homme, qui jamais ne demande pardon, accusant même sa victime d’être responsable



C’est parfois à la limite du soutenable, mais c’est un très émouvant témoignage, qui met en lumière l’inadéquation des peines infligées, la prison là où il faudrait de la thérapie.





288 pages POL 17 août 2023

Prix Le monde 2023
Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Triste tigre

« Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé. »

Blaise Pascal, Pensées.



Longtemps j'ai tourné en rond autour de ce livre de Neige Sinno, Triste tigre. Longtemps j'ai tourné autour de ma page blanche en me demandant ce que j'allais parvenir à écrire, comment décrire mon ressenti, comment le décrypter, le comprendre, l'apprivoiser.Tout a été déjà dit ou presque sur ce livre.

J'ai peine à dire que j'ai été bouleversé par ce livre. En quoi ma parole de lecteur est-elle autorisée à dire que j'ai été bousculé, dévasté ? Car je l'ai été, oui. Mais comment dire la sidération devant l'innommable, l'insoutenable, l'irréparable ? Que sont les mots d'un lecteur, son ressenti, quand la chair d'une enfant a été violée jusqu'à son âme, jusqu'à détruire cette enfant, quelqu'un qui grandira avec cela, vivra chaque instant du reste de sa vie avec cela dans sa chair ?

Alors j'ai eu envie de dépasser le piège de la sidération, car il me semble que Neige Sinno m'invite sur un autre chemin moins facile, mais plus inspirant.

Neige Sinno nous offre un texte hybride, une non-fiction, elle convoque la littérature comme un chemin détourné pour évoquer ses viols répétés par son beau-père durant sept ans, de l'âge de sept ans à celui de quatorze-ans, jusqu'à son procès où il avouera et sa condamnation à neuf ans de prison, qu'il n'accomplira pas en totalité compte tenu d'une remise de peine pour bonne conduite.

Je me suis demandé où Neige Sinno m'entraînait, quel était le sens de ce texte en forme de kaléidoscope, « de pollinisation aléatoire », comme elle aime le dire, ce n'est ni un témoignage, ni une confession, ni une catharsis.

« Ami lecteur, amie lectrice, ma semblable, ma soeur, voici donc un aveu que je me dois de te faire, car je ne nourris point le désir de te fourvoyer : prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués. Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n'y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n'est pas dans ces lignes, il n'existe qu'au-dedans. »

Le livre m'est apparu comme une longue interrogation de Neige Sinno dans sa manière de raconter ce qui lui est arrivée.

C'est une réflexion frontale, vertigineuse sur le mal, les yeux dans les yeux. Neige Sinno déconstruit le mythe de ces prédateurs que l'on croise dans l'actualité des faits divers, l'absurde empathie qui les caractérise, ce qui en eux peut encore continuer de fasciner un auditoire lors d'un procès.

C'est justement ce mal qui ne ressemble pas au mal, sinon ce serait trop facile. Il n'y aurait pas autant de victimes comme elle si ce mal s'affichait comme tel, mais ce mal se déguise, en beau-père bienveillant, en voisin chaleureux, en type toujours généreux prêt à se mobiliser pour venir en aide à son prochain, quelqu'un de courageux et de dévoué, sur lequel on peut toujours compter... Des gens sont même venus témoigner à la barre pour dire cela... Cela a compté, il méritait quinze ans de prison, il n'en a pris que pour neuf et avec les remises de peine, - son comportement exemplaire en prison, il n'en aura fait que cinq. C'est quoi un comportement exemplaire ? Puis il s'est remarié, a eu quatre autres enfants. le mal c'est cela aussi, cette capacité insidieuse qu'ont les prédateurs et autres pervers narcissiques à porter un masque qui séduit si facilement...

C'est un cliché de penser qu'on peut se libérer d'un si lourd fardeau, en posant des mots, en les assemblant pour en faire un récit. C'est ce que la société veut nous faire croire.

La littérature ne sauve pas. Elle permet tout juste une consolation.

Pourquoi être sauvé d'une chose si grave, si impardonnable ? Survivre. Elle est quelqu'un qui survit, mais le mythe du survivant n'existe pas et Neige Sinno me le rappelle à chaque page, dans cette confrontation de sa mémoire avec le temps, le passé, le présent, le futur, avec le mal qui sera toujours là en embuscade.

Alors elle reprend à son compte cette phrase de Virginia Woolf : « Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n'ai pas fait mais qu'on m'a fait. Quel cauchemar ! » Tout est presque dit dans ces mots.

Il ne faudrait pas que le lecteur que nous sommes se méprenne sur ses intentions. Neige Sinno survit par instinct. Comme l'arbre, la pierre, l'animal. Elle en est ressortie non pas moins indemne, mais du moins vivante et tient à nous le dire.

Souvent j'ai pensé que Neige Sinno avait eu ici le souci de protéger d'autres enfants.

Neige Sinno convoque la littérature, le romanesque, confrontant la fiction à la non-fiction. C'est l'autre richesse originale de ce livre, se différenciant d'autres récits. Elle confronte son narratif vrai à d'autres qui sont vraisemblables. Elle casse des mythes, celui de la victime, celui de l'agresseur, celui du mal... C'est une vie fracassée et il lui semble que la littérature a permis à certaines personnes, - des écrivaines aux vies fracassées, d'accéder à un territoire où elles sont devenues, d'une certaine manière, plus libres.

Ce qui libère c'est aussi d'accéder à quelque chose de plus grand que le malheur. Plus grand que la douleur, que leur expérience personnelle, que l'intensité qui marque à jamais, plus grand que le ressentiment, la haine, le désir de mort de celui qui fut le prédateur et le restera à jamais. Plus grand que la violence, contre soi, contre l'autre qui a fait ça. Exister avec cela. Poser un fardeau dans une écriture emplie de doutes et laisser ce poids s'en aller, pour qu'il ne reste plus que de la douceur, non pas pour oublier, non pas pour pardonner, mais tout simplement pour ne pas rajouter du mal au mal.

Alors Neige Sinno me dit : « Se tenir à distance, voisin des ténèbres, un monde qui se trouve juste à côté du nôtre. »

Elle n'évite rien, laisse tout venir en elle, sortir d'elle, de ses pensées, de ses gestes... Elle va très loin dans ce qui peut être avoué, elle va dans l'intime des choses, ses pensées secrètes, parfois inavouables. D'aucuns diront que ce texte est impudique, je ne l'ai jamais senti à aucun moment de ma lecture car c'est autre chose qu'elle cherche à nous dire dans ce texte d'un courage incroyable.

En littérature, on peut tout dire... L'impudeur n'est pas dans ce qu'on dit, mais dans la façon de le dire et dans la façon de le recevoir.

Ce qui a tout d'abord désarçonné le lecteur que je suis, c'est de ne pas savoir vers quelle destination elle m'embarquait et au bout du voyage de ne pas toujours savoir jusqu'à quel rivage elle m'a amené, à quelle destination je suis parvenu. Qu'importe !

J'ai continué de cheminer en ces pages...

Alors peu à peu j'ai commencé à comprendre pourquoi j'avais tant de mal à cerner ce livre. J'étais perdu dans ses tâtonnements. J'ai compris alors que la force de ce livre était sa manière d'échapper au lecteur, d'échapper à son autrice aussi.

Tout au long de ce texte balbutiant, fragmenté, hésitant, mais dans une écriture formidable et qui tient, Neige Sinno tente de construire un récit sans peut-être ne jamais y parvenir, ce n'est pourtant pas cela l'essentiel. L'essentiel est ailleurs.

La forme du livre traduit ce qu'elle est, là où elle est arrivée c'est-à-dire peut-être nulle part encore, elle est encore en chemin, elle avance avec cela, avec cette histoire en elle. Elle est cette histoire qui chemine encore.

Elle nous dit surtout en creux ce que ce livre n'est pas, ce serait si simple de pouvoir en cerner les contours. Mais il y a tant de questionnements de sa part. Peut-être que c'est dans cet égarement, dans cette errance, qu'elle se retrouve et moi aussi... C'est peut-être dans cette hésitation, dans ses propres tâtonnements, qu'elle découvre sa propre résilience...

Est-ce un livre où Neige Sinno me dit tout simplement qu'elle ne sait pas toujours quoi faire de cette histoire ? Elle nous dit cela, à chaque page..

Ce qu'elle est aujourd'hui, sa manière d'être, d'affronter le monde, d'aller à la rencontre des autres, son rapport aux autres, ses proches, son rapport à soi, elle le doit peut-être à cette histoire horrible qui l'a indubitablement façonnée.

C'est une déambulation qui éclaire son histoire.



« On apprend à vivre en sachant que ce monde sera toujours là, au détour du chemin.

C'est un monde où victime et bourreau sont réunis. Je crois que ce sont les mêmes ténèbres, ou presque les mêmes. C'est un monde où l'on ne peut pas ignorer le mal. Il est là, partout, il change la couleur et la saveur de toute chose. L'ignorer ou l'oublier n'est pas une option, car plus on le fuit, plus vite il vous rattrape. Mais on peut se maintenir au bord sans y pénétrer. Apprendre à rester sur le seuil de ce monde, voilà le défi, marcher comme des funambules sur le fil de nos destinées. Trébucher mais, encore une fois, ne pas tomber. Ne pas tomber. Ne pas tomber. »



Je remercie ma fidèle complice Anna (@AnnaCan) pour m'avoir de nouveau accompagné dans cette lecture difficile, mais ô combien inspirante.

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Triste tigre

Ayant entendu ce titre intrigant avec ce joli nom de Neige Sinno, je décide de le lire. Dès les premières lignes on est dans le vif du sujet avec ce sous-titre Portrait de mon violeur. Sept années de souffrance pour Neige qui subira les assauts de son beau-père. Certains passages font violence au cerveau du lecteur. Petit paradoxe : Triste tigre est interdit dans un Lycée de ma ville de naissance alors qu'il est en lice pour le prix Goncourt des lycéens. J'ai aimé la qualité de prose de l'auteur avec sa façon d'appréhender le lecteur qui donne la sensation d'être à ses côtés pour l'écriture du livre. Doit-elle mettre je ou elle ? de nombreuses références à des ouvrages que j'ai lu aussi. Elle y cite ceux qui en ont souffert comme Ponti, Despentes, Woolf... Un enfant sur dix subit l'inceste. Un pour cent de condamnés. Sept années de viols qui laisseront des cicatrices inguérissables tandis que son bourreau, lui, s'est remarié et a refait quatre enfants (chercher l'erreur). Cet ouvrage a l'avantage d'analyser et de questionner avec une autrice intelligente et littéraire. Quel prix aura-t-elle ? Et surtout arrivera-t-elle à faire diminuer ce chiffre de 10 % ?
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Triste tigre

J’ai fini Triste tigre et puis je l’ai relu. C’est la moindre des choses : Neige Sinno a mis une vingtaine d’années à élaborer son livre. Chaque mot, chaque phrase, chaque référence est murement pesé.e.

Je ressens la puissance de ce récit à l’inscription qui se fait en moi, dans mon corps comme dans mon esprit. Immédiatement après la lecture et encore ce matin.

C’est un livre profond, impressionnant d’intelligence et de sincérité, porté par une palette d’émotions qui va de la douceur à la colère, de l’apaisement à la fureur.

Le livre d’abord: un ouvrage littéraire et spéculatif, totalement hybride en fait, philosophique, méditatif et autobiographique. Appelez-le comme vous voulez:

j’y entends surtout un témoignage et le considère comme un formidable essai.

Ce n’est pas un exutoire, encore moins un dépotoir, certains pourraient le craindre ou l’espérer…Elle ne veut pas non plus « faire de l’art » avec son récit. Ça la dégoutte.



Neige Sinno va passer par plusieurs circonvolutions pour dire l’irracontable, pour dire mais aussi ne pas dire, pour se décoller de sa vérité et tenter une sorte d’approche asymptotique de la réalité. C’est troublant parce qu’au fond, de façon récurrente, elle se demande si son violeur et elle n’ont pas été créés dans la même glaise. Ce n’est donc absolument pas un énième récit de violences faites aux enfants. C’est autre chose de parfaitement atypique, je l’ai dit plus haut.

Alors j’écris ce billet avec le respect qu’on doit, il me semble, à sa grande sincérité.

« Prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués » nous prévient- elle.



Neige a été violée par son beau-père depuis son enfance ( de l’âge de 7 ans, peut-être, jusqu’à après la puberté). Elle vit dans le briançonnais, je vois bien l’endroit. Elle a une sœur paternelle. Sa mère se sépare du père puis se remarie et la famille met dix ans à restaurer une ruine, il y a deux nouveaux enfants et la précarité.

Elle part de chez elle à 17 ans Puis elle portera plainte avec sa mère à 21 ans. Le gars avoue tout, prend neuf ans, n’en fait que cinq. Il sort, refait sa vie avec une compagne beaucoup plus jeune et a quatre enfants avec elle.

Neige, brillante, fera des études en décalage avec son potentiel mais est aujourd’hui mère de famille et vit au Mexique.



Neige, ce qui l’intéresse, c’est de comprendre : lui, elle, sa mère, la justice.

74% des plaintes sont classées sans suite, 10 % sont jugées, 1% sont condamnées.

Alors elle fait le portrait de son agresseur ( un banal pervers narcissique aux tendances sadiques selon un expert), décrit sa vie comme succession de faits divers, comme film d’horreur, comme mélodrame américain.

Elle a le souci du mot juste mais c’est souvent impossible la justesse.

Elle convoque tout ce que vous connaissez et que je connais aussi dans la littérature et le cinéma.

Le viol est davantage une question de pouvoir que de sexe, répète t’elle. Et c’est d’une justesse stupéfiante. Une question de pouvoir absolu de l’agresseur sur l’agressée, agresseur qui est d’abord impuissant et profondément blessé.

Dans les auteurs cités il y a Emmanuel Carrère, Virginie Despentes, Jean Hartzfel, Toni Morisson, Annie Ernaux, Christine Angot…et Nabokov bien sur. Elle revient longuement sur Lolita.

Elle se réfère aussi aux criminels de l’Histoire, ceux qui fascinent, « ceux qui représentent quelque chose qui nous résiste absolument, qui est au bord de nous… »

Le procès est un évènement « bizarre » (elle convoque souvent cet adjectif) :

« À l’incertitude sur la légitimité de ma plainte s’ajoute l’ambivalence d’une résilience assumée »

Elle explique le titre Triste Tigre à partir d’une interprétation d’un poème de William Blake et de son illustration: »… une bête étrange, un peu pataude, et qui est pourtant l’incarnation du mal sur terre. » Un triste tigre.



Ce qui est exceptionnel aussi, c’est son interrogation autour du concept de résilience.

« On ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée »

« Un abus sexuel sur un enfant n’est pas une épreuve, un accident de la vie, c’est une humiliation profonde et SYSTÉMIQUE qui détruit les fondements mêmes de l’être….Même quand on s’en sort on ne s’en sort pas vraiment »

« Ce qu’il y a d’insupportable dans la résilience c’est l’idée que toute cette souffrance ne conduise finalement qu’à être normal. »



Damaged for life.

On comprend bien qu’elle a le sentiment que son livre ne servira peut-être à rien mais nous, nous lectrices, lecteurs, on sait bien que si, ça DOIT servir à quelque chose.

À elle bien sûr. « Je crois moi aussi en l’existence de cette secrète bienveillance. Je la pratique moi-même quand cela est possible, comme une revanche contre le mal qui m’a été fair en silence. Et je sais que d’autre gens du peuple des ombres font la même chose, chacun et chacune dans le coin où il lui a été donné de vivre »

À tous ceux qu’elle a protégé, évidemment.

À tous ceux qui parlerons. Qui tenterons de faire quelque chose d’enfin efficient pour combattre un monstrueux problème systémique.



« C’est un monde où victime et bourreau sont réunis….c’est un monde où l’on ne peut pas ignorer le mal…L’ignorer ou l’oublier n’est pas une option, car plus on le fuit, plus vite il nous rattrape…mais on peut se maintenir au bord sans y pénétrer.

Apprendre à rester sur le seuil de ce monde, voilà le défi, marcher comme des funambules sur le fil de nos destinées… »



Je suis ressorti de ce livre sidéré, pétrifié. Mais j’ai l’impression maintenant, le jour d’après donc, d’être un peu moins con, un peu plus humble aussi.

J’espère que cet ouvrage fascinant aura le succès qu’il mérite.



À lire absolument, massivement.

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